Introduction
Le régime applicable aux mesures de police administrative repose, essentiellement, sur la maxime selon laquelle « la liberté est la règle et la restriction de police l’exception ». Il s’ensuit un contrôle très poussé, dit maximum, qui conduit à regarder comme illégales les mesures excessives. C’est l’une d’elles qui est en cause en l’espèce, à savoir une interdiction générale et absolue.
Dans cette affaire, le préfet de police de Paris a interdit, par un arrêté du 04/07/1981, les activités musicales et les attractions de toute nature dans les zones piétonnes de la ville. Par un second arrêté pris le même jour, il a, cependant, autorisé ces activités dans cinq zones piétonnières de la capitale de 10 heures à 23 heures. Cette règlementation étant plus restrictive que celle résultant de l’arrêté du 20/11/1979, un conteur sur la voie publique a saisi le Tribunal administratif de Paris qui a, par un jugement du 16/12/1982, annulé les deux arrêtés. Le préfet de police a, alors, porté l’affaire devant le Conseil d’Etat : celui-ci a, par un arrêt de section rendu le 04/05/1984, confirmé la solution des juges de première instance.
Le litige portait donc, en l’espèce, sur la règlementation des activités musicales et des attractions de toute nature dans les rues piétonnes de la capitale. Cette mesure de police administrative a été, ici, édictée, non par le maire Paris, mais par le préfet de police, autorité qui n’existe que dans la capitale. Cette solution s’explique par le fait qu’à Paris la quasi-totalité des pouvoirs de police administrative générale au niveau communal sont confiés audit préfet, le maire ne conservant que des compétences résiduelles. Comme toute autorité de police administrative, le préfet de police n’en demeure pas moins soumis au respect du principe de proportionnalité posé par la jurisprudence Benjamin de 1933. C’est sur ce fondement que les deux arrêtés ont été annulés par le Conseil d’Etat : la règlementation édictée présentait, en effet, le caractère d’une interdiction générale et absolue. La Haute juridiction l’a, donc, regardé comme excessive tant par son objet que par son champ d’application.
Il convient donc d’étudier, dans une première partie, la soumission du préfet de police de Paris au respect de la jurisprudence Benjamin (I) et d’analyser, dans une seconde partie, l’application de cette jurisprudence aux deux arrêtés litigieux (II).
I – Le préfet de police de Paris est astreint au respect de la jurisprudence Benjamin
En tant qu’autorité de police administrative générale de la ville de Paris (A), le préfet de police est soumis au respect de la jurisprudence Benjamin (B).
A – L'autorité de police administrative générale à Paris : le préfet de police
Au niveau communal, le pouvoir de police administrative générale est habituellement confié au maire. Celui-ci a, ainsi, en charge la préservation de l’ordre public qui correspond à la trilogie sécurité, tranquillité et salubrité publiques codifiée à l’article L 2212-2 du Code général des collectivités territoriales (CGCT). Dans d’autres communes au contraire, la police est, pour partie, étatisée. C’est d’abord le cas des communes chefs-lieux de département et possiblement des communes de plus de 20 000 habitants où sévit une délinquance de type urbain. Dans ces communes, le préfet est compétent pour une partie de la police de la tranquillité. Il intervient pour les questions liées aux rassemblements occasionnels, tels que manifestations, rixes, tapage nocture ou, encore, émeutes. A l’inverse, le bon ordre dans les foires, marchés et spectacles comme les bruits de voisine restent de la compétence du maire.
Dans l’affaire Préfet de police c/ M. Guez, c’est une seconde hypothèse d’extension de la compétence étatique en matière de police administrative communale qui est visée. A Paris, en effet, s’applique un régime unique qui remonte au Consulat (notamment, un arrêté du 12 messidor an VIII). Ici, le pouvoir de police administrative générale relève du préfet de police. Le maire a, toutefois, vu ses compétences résiduelles en la matière être augmentées : ainsi, est-il compétent, notamment, pour les bruits de voisinage, la salubrité sur la voie publique, le maintien du bon ordre sur les foires et marchés, … Ce régime particulier s’explique par les enjeux stratégiques de la ville de Paris qui est le siège de la plupart des institutions de la République et des représentations diplomatiques étrangères.
C’est sur cette base qu’en l’espèce, la réglementation des activités musicales et des attractions de toute nature a été fixée, non par le maire de Paris, mais par le préfet de police. Bien qu’édictée par une autorité de l’Etat, cette mesure n’en demeure pas moins soumise, comme toute mesure de police administrative, au respect du principe de proportionnalité posé par la jurisprudence Benjamin.
B – Une autorité soumise au respect de la jurisprudence Benjamin
En tant qu’autorité de police administrative, le préfet de police de Paris est astreint au respect du principe de proportionnalité posé par l’arrêt Benjamin (CE, 19/05/1933). D’inspiration éminemment libérale, cette jurisprudence oblige les autorités administratives à veiller, une fois le risque de trouble à l’ordre public établi, à ce que la mesure de police administrative soit adaptée, par sa nature et sa gravité, à l’importance de ce risque. En d’autres termes, il doit exister un juste équilibre entre les nécessités de l’ordre public et le respect des libertés publiques. Les atteintes aux secondes ne sont, en effet, jugées légales que dès lors qu’elles sont strictement nécessaires à la préservation du premier. La conséquence de cette règle est que, chaque fois que l’ordre public peut être assuré par une mesure moins contraignante que celle adoptée, l’autorité de police administrative verra sa décision annulée.
Dans l’appréciation de ce rapport de proportionnalité, le juge tient largement compte des circonstances de temps et de lieu. Il peut, ainsi, donner la priorité tantôt au respect des libertés publiques, tantôt aux nécessités de l’ordre public. Les premières priment en temps de paix, quand les secondes s’imposent lorsque les temps deviennent plus troublés. Dans le même sens, le juge peut apprécier différemment des mesures au contenu identique prises dans deux villes distinctes, parce que les circonstances locales varient d’une commune à l’autre.
Ce contrôle dit maximum offre, ainsi, au juge administratif un outil particulièrement efficace pour encadrer l’exercice des pouvoirs de police administrative. L’exemple des interdictions générales et absolues est là pour en attester. Il s’agit d’interdictions totales d’une activité dont le champ d’application, dans l’espace et dans le temps, est relativement large. En application de la règle posée par l’arrêt Benjamin, ces interdictions sont, la plupart du temps, jugées illégales : peu de circonstances exigent, en effet, d’aller aussi loin dans la restriction des libertés publiques pour préserver l’ordre public. Mais, si, dans une affaire donnée, il n’est pas possible de prévenir le trouble à l’ordre public par une mesure moins rigoureuse, alors la mesure sera jugée légale. Ce fut le cas dans l’arrêt Epx. Leroy (CE, 13/03/1968) où le préfet de la Manche avait interdit l’activité de photographes-filmeurs pendant la saison touristique sur toute la portion de route nationale conduisant au Mont Saint-Michel. Le Conseil d’Etat jugea la mesure légale au motif que, durant cette période, le site connaît une affluence exceptionnelle de touristes et que cette voie, qui mêle véhicules et piétons, est particulièrement encombrée. Il estima, alors, qu’il n’était pas possible de maintenir l’ordre public par une mesure moins rigoureuse.
Dans la présente espèce qui met, elle-aussi, en cause une interdiction générale et absolue, c’est l’appréciation classique, c’est-à-dire libérale, que retient le juge administratif suprême.
II – La jurisprudence Benjamin appliquée aux arrêtés du préfet de police de Paris
Par un arrêté du 04/07/1981, le préfet de police de Paris a interdit les activités musicales et les attractions de toute nature dans les zones piétonnes de la ville, sous réserve de certaines dérogations, prévues par un second arrêté du même jour, pour certaines zones et pour certaines heures. Le Conseil d’Etat considère, en l’espèce, que cette mesure est excessive tant par son objet (A) que par son champ d’application (B).
A – Une mesure excessive par son objet
La règlementation édictée par le préfet de police visait à interdire les activités musicales et les attractions de toute nature. Au regard de la jurisprudence Benjamin, cette règlementation apparaît excessive. En effet, ce ne sont pas simplement certaines activités musicales ou certaines attractions qui sont prohibées, mais l’intégralité de ces activités. De plus, aucune dérogation n’est prévue par le second arrêté. Par son objet, cette mesure présente donc un caractère général et absolu.
Le Conseil d’Etat juge, en conséquence, que le préfet de police « ne pouvait légalement … édicter une mesure d’interdiction générale et permanente de toutes ces activités et attractions ». La Haute juridiction considère, en effet, qu’au regard de son objet, la mesure va trop loin dans la restriction des libertés publiques, principalement ici la liberté d’expression, pour préserver l’ordre public. Une mesure moins rigoureuse, limitée, pour les activités musicales, aux instruments les plus bruyants et, pour les attractions de toute nature, aux attractions dangereuses, aurait pu, en revanche, trouver grâce aux yeux du juge administratif. Au contraire, le préfet de police a interdit toutes les activités musicales et toutes les attractions, sans faire de distinction entre elles.
Le Conseil d’Etat retient la même appréciation s’agissant du champ d’application de la règlementation.
B – Une mesure excessive par son champ d'application
Le champ d’application d’une mesure de police administrative peut être envisagé à deux points de vue : un point de vue spatial et un point de vue temporel.
En ce qui concerne le champ d’application dans l’espace, le premier arrêté du 04/07/1981 prévoyait une interdiction des activités musicales et des attractions dans l’ensemble des zones piétonnières de la capitale. Un second arrêté du même jour devait, cependant, apporter une exception à cette règle en autorisant ces activités dans cinq zones piétonnes de la ville. Ces dérogations n’ont pas paru suffisantes aux yeux du Conseil d’Etat qui les a jugées « trop limitatives ». Au contraire, pour la Haute juridiction, l’interdiction concerne « la presque totalité des voies et zones » piétonnières de la capitale. La mesure apparait, ainsi, excessive en ce qu’elle ne fait pas, encore une fois, la distinction entre les zones étroites, pour lesquelles la mesure aurait pu se justifier, et les zones plus spacieuses, pour lesquelles la liberté aurait dû être respectée.
En ce qui concerne le champ d’application dans le temps, le préfet de police de Paris a suivi le même cheminement : interdiction des activités musicales et des attractions de toute nature à toutes les heures du jour et de la nuit par le premier arrêté, puis autorisation, par le second arrêté, desdites activités de 10 heures à 23 heures dans les cinq zones mentionnées plus haut. Là encore, le juge administratif suprême considère que les dérogations apportées par le second arrêté sont « trop limitatives ». Elles concernent, certes, une large plage de temps dans la journée, mais elles ne s’appliquent qu’à ces cinq zones piétonnières. Dans les autres, les activités en cause sont interdites de nuit comme de jour. La solution aurait, peut-être, été d’étendre les zones piétonnières concernées par la dérogation horaire instituée par le second arrêté.
Finalement, les deux arrêtés du 04/07/1981 du préfet de police de Paris apportent aux libertés publiques des restrictions qui vont au-delà de ce que la préservation de l’ordre public exige. L’ordre public pouvait, en effet, être maintenu par des mesures moins rigoureuses. L’exigence de proportionnalité imposée par l’arrêt Benjamin n’est pas respectée. Les deux arrêtés sont donc annulés par le Conseil d’Etat.
CE, sect., 04/05/1984, Préfet de police c/ M. Guez
Requête du préfet de police de Paris tendant à :
1° l'annulation du jugement du 16 décembre 1982 du tribunal administratif de Paris annulant l'article 3 de son arrêté n° 81-10425 du 4 juillet 1981 interdisant les activités musicales et les attractions de toute nature sur les voies et zones de Paris réservées aux piétons ainsi que l'arrêté n° 81-10426 du même jour fixant les dérogations à l'interdiction ainsi édictée ;
2° au rejet des demandes de M. John X... devant le tribunal administratif ;
3° au sursis à l'exécution dudit arrêté ;
Vu la loi des 16-24 août 1790 ; l'arrêté des consuls du 12 messidor an VIII ; le code des communes ; l'ordonnance du 13 octobre 1945 et la loi du 17 juillet 1978 ; l'ordonnance du préfet de police du 5 juin 1959 sur le bruit ; l'arrêté interpréfectoral du 20 novembre 1979 portant règlement sanitaire du département de Paris ; le code des tribunaux administratifs ; l'ordonnance du 31 juillet 1945 et le décret du 30 septembre 1953 ; la loi du 30 décembre 1977 ;
Considérant que, par les dispositions de l'article 3 de l'arrêté n° 81-10425 du 4 juillet 1981, le maire de Paris et le préfet de police ont interdit dans les voies et zones réservées aux piétons, sous réserve de dispositions spéciales à certains lieux et pour certaines heures à prendre par arrêté distinct, les activités musicales et les attractions de toute nature ; que, par arrêté n° 81-10426 de la même date pris pour l'application de l'arrêté précédent, le préfet de police a autorisé les activités musicales et les attractions de 10 heures à 23 heures dans cinq des voies et places aménagées pour les piétons, savoir le parvis du Centre Georges Pompidou, le square des Innocents, la place des Verrières au Forum des Halles, la dalle supérieure du Forum des Halles et la place Saint-Germain-des-Prés ; que cette réglementation était, dans son ensemble, plus restrictive des activités visées que la réglementation antérieurement en vigueur et notamment celle résultant des dispositions de l'article 101-1 de l'arrêté interpréfectoral du 20 novembre 1979 portant règlement sanitaire du département de Paris ; qu'ainsi la fin de non-recevoir opposée par le préfet de police aux demandes de première instance de M. X... tendant à l'annulation des deux arrêtés ci-dessus mentionnés et tirée de ce que ceux-ci n'auraient fait que reprendre une réglementation existante doit être écartée ; qu'en outre M. X... avait intérêt à poursuivre l'annulation du second arrêté en ce qu'il limitait à certaines zones les dérogations accordées ;
Cons. que s'il appartenait à l'autorité de police d'user à Paris des pouvoirs qu'elle tient de la loi des 16-24 août 1790 et de l'arrêté des consuls du 12 messidor an VIII pour réglementer en cas de nécessité, dans l'intérêt du bon ordre, de la tranquillité et de la sécurité publique, dans les voies et zones réservées aux piétons, les activités musicales et les attractions de toute nature, elle ne pouvait légalement, par les arrêtés attaqués, édicter une mesure d'interdiction générale et permanente de toutes ces activités et attractions, applicable sous la seule réserve de dérogations trop limitatives, à la presque totalité des voies et zones dont il s'agit ; que, dans ces conditions le préfet de police n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, qui est suffisamment motivé, le tribunal administratif de Paris a annulé les deux arrêtés attaqués ;
Rejet .
