Introduction
Le droit ne peut pas tout, et il est bon qu’il en soit ainsi. Le droit caractérise une norme édictée par la puissance publique légitime. Les normes que la société s’impose à elle-même sont d’une autre nature. Cependant, le droit peut être instrumentalisé aux fins de parvenir à un résultat qu’il n’avait pas lui-même prévu. Dans ce cas, le juge est, en première intention, le destinataire des frictions entre les attentes sociales et les prescriptions du droit. L’ordonnance rendue par le Conseil d’État le 26 août 2016, Commune de Villeneuve-Loubet, dans l’affaire du burkini en témoigne.
On s’en souvient, à l’été 2016, certains maires ont pris, par arrêté de police, des mesures interdisant le port de tenue de baignade considérée comme à forte charge symbolique. Si les actes unilatéraux ne les mentionnaient pas nécessairement explicitement, les burkinis étaient particulièrement visés. C’est le cas en l’espèce de la Commune de Villeneuve-Loubet, dont le maire a prohibé ce genre de tenues par son arrêté du 5 août 2016. Le Tribunal administratif de Nice avait été saisi par des collectifs associatifs de référés –libertés, sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, dont les conclusions tendaient à l’annulation de l’arrêté litigieux. Par ordonnance du juge des référés, statuant en formation collégiale, le Tribunal a rejeté les requêtes. Les associations ont interjeté appel des ordonnances devant le Conseil d’État.
Le Conseil, dans son ordonnance, a annulé celle du juge des référés du Tribunal administratif de Nice et suspendu l’exécution de l’arrêté litigieux. Il fonde sa solution sur la nécessaire préservation des libertés fondamentales ainsi que sur les limites matérielles de la police administrative. Cette dernière appréciation permet de lire l’ordonnance commentée comme un renforcement de la jurisprudence établie en la matière. Elle est, depuis, continuellement appliquée par le Conseil d’Etat dans ce type d’affaire (voir pour un exemple récent : CE, ord., 17/07/2023, Ligue des droits de l’homme c/ Commune de Mandelieu-la-Napoule). Aussi, convient-il de souligner à la fois l’exigence de conciliation des intérêts lorsqu’une autorité administrative fait usage de ses pouvoirs de police (I) et de revenir sur les modalités de contrôle du juge sur ces mesures, réalisé in concreto (II).
I - La nécessaire conciliation des intérêts
L’usage d’une mesure de police porte toujours atteinte à une liberté fondamentale. Néanmoins, il est évident que ce pouvoir reconnu aux autorités administratives est impérieux et nécessaire pour assurer la vie en société. Il revient donc à ces autorités d’opérer une conciliation équilibrée entre atteinte et préservation des libertés. C’est la raison pour laquelle le régime de la police administrative oscille entre exorbitance et limites (A). Le Conseil d’État rappelle et synthétise sa jurisprudence séculaire (B).
A - Exorbitance et limites de la police administrative
En un sens la police administrative constitue la déclinaison la plus importante, au niveau administratif, de la conciliation formulée à l’article 4 de la DDHC de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ». Si la police administrative signe l’exercice d’une prérogative particulière de puissance publique (1), elle est strictement encadrée (2).
1 - Exorbitance de la police administrative
La police administrative se conçoit d’abord intuitivement. Elle regroupe les prescriptions de l’autorité publique qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux dans un but d’intérêt général. Elle est intuitive parce qu’elle se fonde sur l’évidence de sa nécessité. De ce fait, la délimitation de la police administrative n’est pas aisée. On en trouve une formulation générale à l’article L.2212-2 du Code général des collectivités territoriales qui dispose « La police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques ». Cette formulation est inchangée depuis l’article 97 de la loi du 5 avril 1884 dite Grande charte des communes. L’article détaille, à la suite de cette définition de principe, une liste non limitative de domaines relevant de la police municipale.
Ce tryptique que certains ont appelé « bourgeois » est enrichi par la jurisprudence. Ainsi, le Conseil a-t-il, par son arrêt du 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, req. n°136727, complété ce triptyque par l’objectif de dignité de la personne humaine. En outre, il en faut pas omettre le fait que la définition du Code général des collectivités territoriales est frappée d’une double limite : d’une part, il ne dispose que pour la police municipale ; d’autre part, il régi la police administrative générale. Il existe, en parallèle, diverses polices administratives spécialisées, dont la compétence est répartie entre les différents niveaux décentralisés et déconcentrés.
Sous ces réserves, la police administrative autorise l’autorité à prescrire, interdire, ou conditionner l’exercice de certains droits. Le procédé relève de l’unilatéralité et les actes juridiques qui en sont le support sont donc exécutoires dès leur entrée en vigueur. La police administrative bénéficie donc du privilège du préalable. C’est ce caractère exécutoire qui a justifié dans l’ordonnance annotée le recours à la procédure de référé-liberté de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Cette procédure peut être appelée procédure « d’extrême urgence » car le juge est tenu de rendre un jugement en 48 heures, le Conseil d’État, saisi en appel doit statuer dans un délai de 15 jours. Ce délai doit être mis en regard avec le temps de traitement plus long du référé suspension. Le Conseil estime que « Les conséquences de l’application de telles dispositions sont en l’espèce constitutives d’une situation d’urgence qui justifie que le juge des référés fasse usage des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. ».
2 - Limites de la police administrative
Plusieurs limites s’imposent à l’autorité administrative dans l’exercice de ses pouvoirs de police. La première tient à ce que la police ne peut être utilisée que pour satisfaire l’un des objectifs qui lui est attachée. Ce point est capital pour la compréhension de l’ordonnance annotée. Le débats, à la fois politiques, en dehors du prétoire, et juridiques devant le juge ont pour fondement l’invocation du principe de laïcité. L’article 4.3 de l’arrêté attaqué disposait que « Sur l’ensemble des secteurs de plage de la commune, l’accès à la baignade est interdit, du 15 juin au 15 septembre inclus, à toute personne ne disposant pas d’une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et du principe de laïcité, et respectant les règles d’hygiène et de sécurité des baignades adaptées au domaine public maritime ».
L’invocation du principe de laïcité est vite rejetée par le juge d’appel. La base légale de l’arrêté de police relève tant de la police administrative communale générale (Art. L. 2122-2 CGCT) que de la police administrative communale spéciale.
Le principe de laïcité n’est pas au nombre des objectifs qui peuvent être admis dans le champ de la police administrative. S’il est vrai que la loi du 9 décembre 1905 contient des dispositions qui peuvent être considérées comme fondant une police spéciale du culte, le principe en lui-même n’est pas susceptible d’être constitutif de la légalité d’une mesure de police. Le Conseil d’État rappelle cette évidence en revenant sur les éléments de son contrôle.
B - Un rappel des éléments du contrôle
Le Conseil profite de l’affaire qui lui est soumise pour effectuer un rappel des éléments du contrôle des mesures de police par le juge administratif. Il faut d’emblée noter que le raisonnement suivi est identique en recours pour excès de pouvoir comme en référé-liberté. Après avoir raffermi sa position sur l’exigence du contrôle de proportionnalité (1), il renouvelle les formes de ce contrôle (2).
1 - L’exigence d’un contrôle de proportionnalité
Le contentieux administratif distingue traditionnellement en fonction de l’intensité du contrôle du juge sur les actes qui lui sont soumis. Le facteur de variation réside dans la marge de manœuvre, le pouvoir discrétionnaire, qui demeure entre les mains de l’administration. Plus la loi autorise l’administration à agir librement, en laissant la possibilité d’opérer deux ou plusieurs choix tous autant égaux, plus le juge restera en retrait. À l’inverse, plus la loi liera la capacité de choix de l’administration, en déterminant qu’une et une seule solution est possible, plus le juge contrôlera profondément l’acte de l’administration. On parle alors de compétence liée.
Le problème réside dans le fait que la loi n’est pas toujours explicite sur le pouvoir discrétionnaire qui demeure au profit de l’administration. C’est la raison pour laquelle il est revenu au juge de déterminer ce pouvoir. Dans ce domaine, les solutions prétoriennes ont souvent évolué, en fonction tant du renforcement de l’État de droit et de l’exigence de contrôle de l’administration, que de la conception que le juge se fait de son office.
Dans le domaine particulier du contrôle des mesures de police, il faut remonter au 19 mai 1933 et l’arrêt Benjamin, pour retracer l’origine du contrôle de proportionnalité, qui correspond à un contrôle d’intensité maximale. La raison en est simple : dans la mesure où une mesure de police porte toujours atteinte à une liberté fondamentale, l’administration ne peut agir que dans des cas bien précis. Afin de faire respecter cette exigence, le juge contrôle la proportionnalité de la mesure de police.
2 - Un renouvellement des formes du contrôle
L’ordonnance commentée rappelle cet état de la jurisprudence : il rappelle que ces mesures « doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l’ordre public ». Il faut rechercher dans la jurisprudence Benjamin, préc, le fondement du contrôle maximum de proportionnalité. Cependant, la formulation de ce contrôle n’était, alors, pas explicite. Dans l’ordonnance annotée, le Conseil détaille les éléments qui constituent ce contrôle : il appartient au juge administratif de vérifier que les atteintes portées par les mesures de police sont tout à la fois « adaptées, nécessaires et proportionnées ». Le contrôle de proportionnalité se décompose donc en trois temps.
Ce n’est que depuis très récemment que l’on retrouve le contrôle de proportionnalité présenté sous cette forme. Dans ses premières utilisations, le contrôle en trois temps relevait de l’office de juge européen de droit commun du juge administratif. Cela signifie que le juge administratif agissait alors comme garant de l’effectivité des instruments européens, en particulier la Convention européenne des droits de l’Homme. C’est ainsi que le Conseil d’État avait annulé une disposition d’un décret qui n’est pas proportionnée aux objectifs légitimes qu’elle entendait atteindre (CE, Ass, 26 octobre 2011, Association pour la promotion de l’image, req. n°317827). La première fois qu’il a identifié le contrôle maximal sous cette forme apparaît dans l’arrêt CE, Ass, , 21 décembre 2012, Groupe Canal plus, req. n°362347. Était en cause une décision de l’Autorité de la concurrence rendue en matière de concentrations. Le Conseil y juge qu’en cette matière, les actes de l’Autorité n’entre pas dans le champ d’application de l’article 6§1 CEDH, mais il leur applique le même standard de contrôle. Ainsi conçu, le contrôle de proportionnalité sera pour la première fois mobilisé dans le cadre du référé-liberté dans l’affaire ayant donné lieu à l’ordonnance CE, ord, 9 janvier 2014, Ministre de l’Intérieur c/ Dieudonné M’Bala M’Bala, req. n°374508.
Le contrôle de proportionnalité ainsi formulé trouve son origine dans le droit allemand. On ne peut cependant que noter l’imprécision de la distinction entre les différents temps du contrôle. Le caractère nécessaire de la mesure en cause peut aisément se confondre avec l’examen de la situation de fait qui justifie le recours à l’acte de police ; en ce sens, la vérification du caractère nécessaire ne constitue pas une novation. S’il s’agit de s’assurer que les conditions de fait son réunies pour justifier légalement le recours à la mesure de police, il ne s’agit que d’un rappel du contrôle de l’existence matérielle des faits (CE, Camino). Par ailleurs, il y a quelque chose de paradoxal à ne placer qu’en un troisième temps le contrôle du caractère proportionné de la mesure dans le cadre d’un contrôle de … proportionnalité !
Il n’est pas certain que la généralisation et l’affermissement du contrôle de proportionnalité ainsi décomposé en trois temps permettra d’approfondir substantiellement les pouvoirs du juge. En réalité, le juge administratif, depuis qu’il a admis de concevoir son office comme garant de la liberté individuelle, des droits et des libertés, ne rechigne plus à s’assurer de la nécessité de la mesure. En revanche, une telle décomposition est bienvenue en ce qu’elle devrait faciliter la lecture des décisions de justice, et donc leur compréhension tant par les justiciables que par les observateurs du droit en mouvement.
II - Une appréciation in concreto
Au-delà de la forme du contrôle, il est indispensable de se pencher sur le fond des critères utilisés par le juge. Sur ce point, on peut relever que, d’un côté, le juge administratif accorde une place toute spécifique aux circonstances particulières de temps et de lieu (A), et, d’un autre côté, il manie des standards sans pour autant conférer à l’autorité administrative une marge d’appréciation politique réelle (B).
A - La délimitation du caractère opérant des circonstances particulières de temps et de lieux
Le fait que le Conseil mobilise le critère des circonstances particulières de temps et de lieu signe le caractère in concreto du contrôle réalisé. Ce critère occupe une place essentielle dans le contentieux des mesures de police (1). Cependant, le Conseil rejette les éléments avancés par le Maire pour justifier la légalité des mesures de police. Ce faisait, il semble cantonner son contrôle du critère à la seule erreur manifeste d’appréciation (2).
1 - Un rôle essentiel des circonstances de lieu et de temps dans le contrôle des mesures de police
Le contrôle de proportionnalité, dans son ancienne comme dans sa nouvelle formulation, ne peut être que concret. En effet, il semble illusoire de vouloir vérifier le caractère adapté, nécessaire et proportionné d’une mesure face à une réalité sociale dans l’abstrait. Cet attachement aux faits de l’espèce est sans doute le signe le plus spécifique du contrôle de proportionnalité des mesures de police. Il peut être justifié en se fondant sur deux arguments.
D’une part, même si le juge apprécie in concreto, il demeure éloigné de la scène réelle ; il ne connaît la situation locale que par les échos qu’il en perçoit. Aussi, les circonstances particulières signent-elles l’existence d’une relative marge d’action de l’autorité administrative face aux faits. En soi, le critère permet de justifier une mesure dans son principe. Sans relever à proprement parler de l’habilitation à agir, ni de pouvoir discrétionnaire, le critère des circonstances particulières invite l’autorité administrative à discuter du bien-fondé de la mesure.
D’autre part, dans la mesure où tout acte de police administrative vise à la prévention de l’ordre public, il est nécessaire de comprendre la réaction sociale possible en tel lieu et à tel moment face à telle situation. C’est ainsi que le critère des circonstances de lieu et de temps permet de résoudre un éventuel conflit entre exercice de la police administrative spéciale nationale et de la police administrative générale communale. Plus exactement, ce critère autorise le Maire à agir en cas de situation particulière. C’est ainsi, par exemple, qu’un Maire peut légalement interdire la diffusion d’un film sur le territoire de sa commune, alors même que ledit film a reçu un visa d’exploitation par le Ministre de la culture exerçant la police du cinéma. Cette solution est fondée sur le risque de trouble à l’ordre public, dans cette ville à cette époque relativement au sujet du film (CE, 26 juillet 1985, Ville d’Aix-en-Provence, req. n°43468).
L’arrêt annoté reprend cette logique. Le Conseil d’État rappelle que la proportionnalité des mesures de police doit être adaptée aux « seules nécessités de l’ordre public, telles qu’elles découlent des circonstances de temps et de lieu ». Synthétiquement, les circonstances particulières de temps et de lieux jouent à la fois comme autorisant l’adoption de mesures de police, y compris lorsqu’il existe une situation propre à un espace territorial particulier et comme limite à ces pouvoirs – dans la mesure où les circonstances ne peuvent pas être abstraites.
2 - L’inopérance manifeste des éléments factuels avancés
En l’espèce, le Maire invoquait des risques de trouble à l’ordre public. La lecture des articles de presse démontrait qu’il pointait le risque de rixes entre les plagistes. C’est ce que recouvrait l’arrêté litigieux. Cependant, le Conseil note que « S’il a été fait état au cours de l’audience publique du port sur les plages de la commune de tenues de la nature de celles que l’article 4.3 de l’arrêté litigieux entend prohiber, aucun élément produit devant le juge des référés ne permet de retenir que de tels risques en auraient résulté ». Le Conseil rejette donc l’argumentation du Maire sur un défaut de preuve. Il résulte de la lecture de l’arrêt que s’il a bien été avancé que des tenues de baignade particulièrement stigmatisantes ont pu être portées sur la plage, en revanche, aucun trouble particulier n’en est résulté. Le Maire n’avance même pas que des rixes aient pu avoir lieu. De ce fait, l’argumentation rate sa cible. Il ne s’agissait pas de démontrer l’existence de personnes portant des burkinis, mais bien que le port de ce vêtement risquait de provoquer des échauffourées. Autrement dit, l’argumentation du Maire est tautologique : elle se contente de prouver qu’il existe des burkinis pour justifier l’interdiction du burkini, en se basant sur la présomption que, potentiellement, les autres usagers verraient d’un mauvais œil ces tenues et réagiraient violemment. Or, le risque de trouble à l’ordre public doit être avéré, même s’il peut être contenu (voir à ce propos CE, ord, 9 janvier 2014, Ministre de l’Intérieur c/ Dieudonné M’Bala M’Bala, préc.).
La situation est bien différente à Sisco. Dans ce petit village de Corse, le Maire a adopté un arrêté à la teneur similaire, mais postérieurement à une grave rixe qui a impliqué une centaine de personnes, et qui s’est apparentée à un lynchage. Le Tribunal administratif de Bastia a validé, quelques jours après l’ordonnance annotée, l’arrêté du Maire de Sisco (TA Bastia, 6 septembre 2016, Commune de Sisco).
Pour le reste de l’argumentation, le Conseil rejette largement les moyens du Maire fondée sur « l’émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes et notamment de celui commis à Nice le 14 juillet dernier ». Cette seconde branche de l’argumentation du Maire n’a bien heureusement pas prospéré. L’idée sous-jacente consistait à soutenir que la vue de personnes appliquant des préceptes qu’ils considèrent islamiques de façon très rigoureuse suffisait à susciter un sentiment d’inquiétude. Elle revient à affirmer que tous les musulmans démonstratifs constituent des terroristes potentiels. Sur le plan strictement juridique, une telle argumentation constitue un dévoiement profond de la logique de la police administrative. Si une telle idée était correcte, on doute fortement de l’intérêt qu’interdire aux femmes en burkinis l’accès à la plage présenterait au regard du risque terroriste. Si une telle idée était juste, d’autres mesures de police administrative, notamment celles très étendues que l’autorité administrative est habilitée à prendre dans le cadre de l’état d’urgence, seraient beaucoup plus efficaces.
Même si le Conseil d’État contrôle la réalité des circonstances particulières de temps et de lieu, cette appréciation relève en première intention de l’autorité de police. Cette dernière est supposée être mieux à même de connaître les particularités de la situation locale. En l’espèce, le Conseil souligne le caractère manifestement inopérant des moyens avancés par le Maire, dans la mesure où certains objectifs de l’arrêté ne font pas partie des objectifs légaux de la police administrative.
B - Le contrôle des standards
Après avoir rejeté le moyen fondé sur le risque de trouble à l’ordre public, dans les circonstances particulières de temps et de lieu, le Conseil souligne que l’arrêté n’est pas fondé non plus sur « sur des motifs d’hygiène ou de décence », ni qu’il ne vise la protection du « bon accès au rivage, (de) la sécurité de la baignade ainsi que (de) l’hygiène et la décence sur la plage ». Ces éléments qui constituent autant d’objectifs de la police administrative sont formulés en termes de standards (1), ce qui permet au Conseil d’État d’en fixer le contenu (2).
1 - Rôle et complexité du standard
Les standards constituent des notions juridiques qui se présentent sous forme d’indéterminé. L’exemple le plus connu est celui (qui n’existe plus désormais) de « bon père de famille ». La question que pose les standards est celle de leur contenu, du placement du curseur. Par leur indétermination, les standards autorise l’adaptation du droit aux faits.
En matière de police administrative, le rôle des standards est essentiel. Tous les objectifs de la police administrative sont définis en termes de standard. Dans le cas d’espèce, l’article L.2212-2 du Code général des collectivités territoriales dispose « La police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques ». Les termes de « bon ordre », de même que l’objectif d’ « ordre public » constituent des standards. L’article L. 2213-23 du même Code dispose en outre que : « Le maire exerce la police des baignades et des activités nautiques pratiquées à partir du rivage avec des engins de plage et des engins non immatriculés … Le maire réglemente l’utilisation des aménagements réalisés pour la pratique de ces activités. Il pourvoit d’urgence à toutes les mesures d’assistance et de secours. Le maire délimite une ou plusieurs zones surveillées dans les parties du littoral présentant une garantie suffisante pour la sécurité des baignades et des activités mentionnées ci-dessus. Il détermine des périodes de surveillance… ». Le Conseil ajoute par ailleurs que l’arrêté en cause ne protège ni l’hygiène de la baignade, ni la décence. Ces deux derniers termes, qui entrent dans le contrôle du juge, constituent également des standards.
2 - L’appréciation délicate du contenu du standard
Il est très difficile de donner un contenu aux standards. Plus c’est le juge qui réalise cette mission, moins l’administration est en mesure de jouir d’une marge de manœuvre pour adapter le droit aux faits. Dans le cas d’espèce, on retrouve des standards tels que « les exigences qu’impliquent le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l’hygiène et la décence sur la plage ». En effet ce ne sont pas tant l’accès au rivage que le « bon » accès, la baignade que sa « sécurité » qui sont visées. Quant à l’hygiène et la décence, on voit mal comment les définir a priori.
Le Conseil ne donne pas de contenu positif à ces notions. Il se contente de rejeter sèchement l’argument : « Dans ces conditions, le maire ne pouvait, sans excéder ses pouvoirs de police, édicter des dispositions qui interdisent l’accès à la plage et la baignade alors qu’elles ne reposent ni sur des risques avérés de troubles à l’ordre public ni, par ailleurs, sur des motifs d’hygiène ou de décence ». S’il n’explique pas sa démarche, il attribue tout de même un contenu négatif à ces notions. Le fait de porter une tenue telle que celle du burkini ne porte pas atteinte à toutes ces exigences.
La raison se comprend. On voit bien mal comment le fait d’être habillé porterait atteinte à l’hygiène. Si des restrictions vestimentaires peuvent être admises en piscine (ainsi, a été censuré, pour des motifs d’hygiène et de sécurité notamment, le règlement intérieur d’une piscine autorisant le port du burkini : CE, ord., 21/06/2022, Commune de Grenoble), la plage, et surtout, la mer, ne répondent pas au mêmes normes d’hygiène. En outre, le fait de venir entièrement habillé ne porte pas atteinte à la décence, par définition. Ou alors, cela signifierait qu’il est obligatoire de venir dévêtu, mais alors la notion de décence perdrait son contenu de sens commun. Qu’il s’agisse d’un vêtement de mauvais goût, il appartient ou non à chacun de se faire sa propre opinion. Les symboles et les valeurs qu’ils véhiculent ne peuvent entrer dans la définition de la décence. Les questions de sécurité sont sans objet face à ces tenues. Enfin, on voit mal en quoi le bon accès au rivage serait compromis par le port des burkinis.
Mais, encore une fois, toutes ces notions peuvent être atteintes en cas de troubles réels à l’ordre public. En effet, s’il se produisait des émeutes et lynchages comme ceux qui se sont déroulés en Corse, dans la commune de Sisco, il est clair que le bon accès au rivage de même que la sécurité sont susceptibles d’être compromis.
CE, ord., 26/08/2016, Ligue des droits de l'homme c/ Commune de Villeneuve-Loubet
https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000033070536/
