Introduction
Par le passé, plusieurs épidémies ont déjà secoué notre planète : la peste noire, la grippe espagnole au sortir de la 1re Guerre mondiale, la variole ou encore la grippe aviaire plus récemment. La loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique a introduit dans le Code de la santé publique un chapitre intitulé « Menace sanitaire grave », renforcé avec la loi du 5 mars 2007 relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur.
En mars 2020, une véritable crise sanitaire liée au développement de l’épidémie de Covid-19, un virus respiratoire arrivé de Chine, a surpris le monde entier. La propagation rapide de cette épidémie, alors même que les acteurs médicaux se trouvaient limités dans leur action à la fois par la méconnaissance de la maladie et par le manque de moyens mis à leur disposition, a appelé à la mise en œuvre de mesures de police administrative tout à fait spéciales de la part des pouvoirs publics.
Le droit alors applicable en France n’est pas apparu réellement adapté aux divers enjeux de cette crise. Le législateur a donc été amené à travailler, avec le gouvernement, sur ces problématiques et la mise en place d’un nouveau régime d’exception. La loi adoptée le 23 mars 2020 (L. n° 2020-290, JORF du 24 mars 2020) relative à l’état d’urgence sanitaire, permet ainsi la mise en œuvre d’un régime spécifique pour lutter contre une épidémie particulièrement grave. Plusieurs décrets ont également réglé certaines questions d’application et le législateur est venu renforcer petit à petit ce régime ou l’adapter.
Codifiées désormais au sein du Code de la santé publique, ces dispositions législatives nouvelles permettent aux pouvoirs publics de mettre en œuvre un certain nombre de restrictions, d’interdictions et de mesures pour lutter contre l’épidémie. La doctrine s’est d’ailleurs longuement arrêtée sur l’application des règles de police administrative et leur adaptation au temps du Covid-19.
Cette situation particulière permet effectivement la mise en place d’un régime d’exception applicable en matière de police administrative (I), sous le contrôle attentif du juge administratif (II).
I - Un régime d'exception : l'état d'urgence sanitaire
Les autorités étatiques sont chargées, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, de la mise en œuvre d’un certain nombre de mesures pour faire face à la menace sanitaire (A). Un régime d’exception qui laisse assez peu de place aux autorités locales de police administrative (B).
A - La mise en œuvre de mesures fortes par le pouvoir étatique
Si le Code de la santé publique répertorie désormais des mesures tout à fait variées pour faire face à une épidémie d’une certaine ampleur (1), ces dernières enrichissent indéniablement les pouvoirs de police administrative des autorités de l’État (2).
1 - Des mesures variées répertoriées au sein du Code de la santé publique
En cas de menace sanitaire grave, le Code de la santé publique prévoit, d’une manière générale, que le ministre chargé de la santé peut prescrire un certain nombre de mesures par arrêté motivé : toute mesure réglementaire ou individuelle relative à l’organisation et au fonctionnement du système de santé ; des mesures de mise en quarantaine ou de placement et de maintien en isolement. Il peut également charger les préfets de département de prendre toutes mesures d’application de ces dispositions dans les territoires (CSP, art. L. 3131-1).
La compétence du ministre de la Santé s'articule avec celle du Premier ministre, qui dispose, d’une manière générale, du pouvoir réglementaire, ainsi que du pouvoir de police générale sur l’ensemble du territoire. De ce point de vue, le Premier ministre a notamment pu décréter ces mesures : « 1° Restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par décret ; 2° Interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ; 3° Ordonner des mesures ayant pour objet la mise en quarantaine, au sens de l'article 1er du règlement sanitaire international de 2005, des personnes susceptibles d'être affectées ; 4° Ordonner des mesures de placement et de maintien en isolement, au sens du même article 1er, à leur domicile ou tout autre lieu d'hébergement adapté, des personnes affectées ; 5° Ordonner la fermeture provisoire d'une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion, à l'exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité ; 6° Limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature (...) » (CSP, art. L. 3131-15). Des dispositions toutefois modifiées aujourd’hui par la loi du 30 juillet 2022 (L. n° 2022-1089, 30 juill. 2022 ; CSP, art. L. 3131-12) prévoient de nouvelles conditions de mise en œuvre des mesures de quarantaine, de placement et de maintien en isolement.
Cette série de mesures enrichit considérablement les pouvoirs de police administrative existants avant cette nouvelle intervention du législateur.
2 - Des mesures enrichissant les pouvoirs de police administrative de l’État
Si le Premier ministre est, de longue date, pleinement reconnu comme une autorité de police administrative générale chargée d’intervenir, dans le cadre de ses pouvoirs propres, pour prendre des mesures en vue de garantir l’ordre public, les autorités de l’État disposaient déjà de pouvoirs de police spéciale en matière de santé publique : lutte contre le tabagisme, l’alcoolisme, les produits phytosanitaires…
Avec la crise du Covid-19, une nouvelle police spéciale de lutte contre la crise sanitaire est instituée. Il apparait effectivement que le législateur a mis en œuvre une police spéciale donnant aux autorités de l'État la compétence pour édicter, dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, des mesures générales ou individuelles visant à mettre fin à une catastrophe sanitaire telle que l'épidémie de Covid-19. Le choix de l’échelon étatique permet de garantir leur cohérence et leur efficacité sur l'ensemble du territoire concerné et de les adapter en fonction de l'évolution de la situation sanitaire.
En ce sens, les autorités locales de police administrative sont quelque peu laissées pour compte, malgré des compétences largement reconnues à l’accoutumée.
B - Un régime d'exception excluant largement les autorités locales de police administrative
Si le régime d’exception mis en œuvre donne une certaine force d’action à l’État, il exclut assez largement les autorités locales théoriquement compétentes en matière de police administrative (1). Pour autant, ces dernières peuvent intervenir à défaut d’intervention de l’État ou dans certains cas très spécifiques (2).
1 - Des autorités locales théoriquement compétentes en matière de police
La loi du 5 avril 1884 a confié des pouvoirs de police administrative générale au maire. À ce titre, il apparait notamment que « le maire est chargé, sous le contrôle administratif du représentant de l'État dans le département, de la police municipale, de la police rurale et de l'exécution des actes de l'État qui y sont relatifs » (CGCT, art. L. 2212-1). Les dispositions législatives viennent ainsi préciser que « la police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques » et ne manquent pas de détailler les domaines d’intervention de l’autorité publique : commodité de passages dans les rues, propreté des voies, tranquillité publique, secours et prévention des risques, lutte contre la divagation d’animaux malfaisants, etc. (CGCT, art. L. 2212-2). L’autorité municipale dispose également d’un certain nombre de pouvoirs dans le cadre de polices administratives spéciales (sur ces questions, voir : V. Tchen, « Fasc. 200 : Police administrative. Théorie générale », JCl. Adm., 1er oct. 2022).
Le maire reste ainsi un acteur local privilégié pour assurer la salubrité publique. Tout naturellement, il aurait pu apparaitre comme une autorité indispensable à la lutte contre l’épidémie. Mais compte tenu de l’ampleur de l’épidémie – nationale et même mondiale – l’échelon communal n’apparait pas le plus adapté pour mettre en œuvre des mesures de lutte contre le Covid-19. L’intervention du maire est donc largement circonscrite, à la fois par le législateur et par le juge.
2 - Des autorités locales intervenant à défaut d’intervention de la part de l’État
L’intervention des autorités étatiques dans le cadre de pouvoir de police spéciale est bien privilégiée. Le législateur et le juge appliquent d’ailleurs un raisonnement analogue dans d’autres domaines de compétences bien connues : arrêtés municipaux interdisant les cultures d’OGM (CE, Ass., 26 oct. 2011, n° 326492) ; arrêtés municipaux interdisant l’implantation d’antennes-relais sur l’ensemble du territoire communal (J.-H. Stahl et X. Domino, « Antennes de téléphonie mobile : quand une police spéciale d'État évince la police municipale », AJDA 2011, p. 2219) ; arrêtés interdisant les pesticides (TA Besançon, ord., 16 sept. 2019, n° 1901464).
En ce sens, le Conseil d’État restreint l’intervention de l’autorité locale à des circonstances extrêmement précises : « l'usage par le maire de son pouvoir de police générale pour édicter des mesures de lutte contre cette épidémie est subordonné à la double condition qu'elles soient exigées par des raisons impérieuses propres à la commune et qu'elles ne soient pas susceptibles de compromettre la cohérence et l'efficacité des mesures prises par l'État dans le cadre de ses pouvoirs de police spéciale » (CE, Ord., 17 avril 2020, Cne de Sceaux, n° 440057). Ces circonstances spécifiques doivent donc bien être démontrées pour permettre au maire d’intervenir légalement. Évidemment, comme c’est le cas de manière assez classique, le maire peut aussi intervenir à défaut d’intervention des pouvoirs étatiques et inversement.
II - Un régime d'exception contrôlé largement par le juge administratif
Dans un régime d’exception largement contrôlé par le juge administratif, les mesures doivent être pleinement justifiées par la situation sanitaire (A), sans porter une atteinte disproportionnée aux libertés publiques fondamentales (B).
A - Une nécessaire justification des mesures par la situation sanitaire
Les mesures prévues par le Code de la santé publique, dans le cadre de ce nouveau régime d’exception, doivent évidemment être justifiées par la situation sanitaire. Les circonstances sont définies par le législateur (1) et l’objectif de la protection de la santé publique renforce la justification des mesures prises (2).
1 - Des circonstances précisément définies par le législateur
La législation applicable jusqu’en 2020 faisait référence à une « catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population » et permettait à un régime spécifique de s'appliquer en cas de crise sanitaire de grande ampleur. Avec la loi du 23 mars 2020 et les textes législatifs postérieurs, l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique fait référence à une « menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence, notamment en cas de menace d'épidémie ».
La menace sanitaire grave désigne ainsi un péril imminent lié à des enjeux de santé publique. Cette dernière renvoie à une action immédiate des autorités étatiques, dans un cadre spécifique, les moyens utilisés habituellement n’étant pas suffisants. Il est fait référence notamment à une menace d’épidémie, mais il faut bien avoir en tête que ce n’est pas la seule perspective imaginable. Cet exemple mis en lumière témoigne simplement de la période durant laquelle ces dispositions ont été instaurées.
Ces circonstances sont donc nécessaires pour appliquer les mesures spécifiques liées à l’état d’urgence sanitaire et les mesures désignées ici sont nécessaires en réaction à ces circonstances ; le tout dans un impératif très clair, la protection de la santé publique.
2 - L’objectif de protection de la santé publique : un impératif
Le Code de la santé publique prévoit, dans son chapitre préliminaire, que « le droit fondamental à la protection de la santé doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne. Les professionnels et les établissements de santé, les organismes d'assurance maladie ou tous autres organismes ou dispositifs participant à la prévention, aux soins ou à la coordination des soins, et les autorités sanitaires contribuent, avec les collectivités territoriales et leurs groupements, dans le champ de leurs compétences respectives fixées par la loi, et avec les usagers, à développer la prévention, garantir l'égal accès de chaque personne aux soins nécessités par son état de santé et assurer la continuité des soins et la meilleure sécurité sanitaire possible » (CSP, art. L. 1110-1). Le préambule de la Constitution de 1946 prévoit également que la Nation « garantit à tous, (…), la protection de la santé » (Préambule C° 1946, alinéa 11).
Il est très clair que le droit à la protection de la santé apparait comme un objectif et un principe à valeur constitutionnelle (CC, décision du 15 janv. 1975, n° 74-54 DC). C’est cet objectif qui a présidé à la mise en place de l’état d’urgence sanitaire et de ses dispositions. C’est également lui qui justifie les mesures adoptées dans ce contexte. Le juge est d’ailleurs attentif à la nécessité de protéger la santé pour justifier les mesures prises. Il veille notamment au respect d’un « équilibre » entre le principe de protection de la santé publique et les restrictions aux libertés fondamentales qui peuvent en résulter.
B - Une protection des libertés publiques fondamentales face aux atteintes disproportionnées
Le juge administratif contrôle effectivement l’absence d’atteintes disproportionnées aux libertés publiques fondamentales. Parmi d’autres, deux d’entre-elles ont notamment été retenues et largement invoquées dans la jurisprudence : la liberté de circulation (1) et le droit à la vie privée (2).
1 - La liberté de circulation face aux restrictions
L’état d’urgence sanitaire emporte plusieurs atteintes à la liberté de circulation des individus, qui ont tous été mis en place lors de la crise sanitaire du Covid-19 : confinement plus ou moins généralisé ; mise à l’isolement ; port du masque dans certains lieux, parfois même dans la rue ; mesures de couvre-feu… Le juge administratif est donc attentif à ce que l’atteinte portée à l’encontre de cette liberté fondamentale soit strictement nécessaire et proportionnée, comme il le fait classiquement (sur ce point, plus généralement v. : CE, 23 octobre 1959, Sieur Doublet, n°40922 ; CE, 19 mai 1933, Benjamin).
Dans ce contrôle effectué par le juge administratif, la liberté de circulation est régulièrement invoquée au cours des procédures de référé-liberté. Dans l’arrêt Commune de Sceaux, la commune qui avait réglementé la circulation évoque ainsi qu’il « n'est porté aucune atteinte, d'une part, à la liberté de circulation dès lors que le port d'une protection quelle qu'elle soit, n'empêche personne de circuler à tout moment de la journée dans toute la commune » (CE, Ord., 17 avril 2020, Cne de Sceaux, n° 440057). Les problèmes d’approvisionnement en masque, qui étaient réels au début de l’épidémie, sont invoqués pour contester une éventuelle atteinte à la liberté de circulation dès lors que le port du masque était, à certains égards, rendu obligatoire.
D’autres libertés fondamentales, notamment le droit à la vie privée, sont invoquées.
2 - Le droit à la vie privée face aux restrictions
Au-delà de la traditionnelle liberté de circulation, les mesures de lutte contre l’épidémie de Covid-19 ont souvent été considérées comme attentatoires au droit à la vie privée. Dans ce domaine, le tribunal administratif de Strasbourg a offert un exemple jurisprudentiel particulièrement intéressant. Face à un arrêté du maire de l’époque rendant obligatoire le port du masque dans l’hyper centre de la ville, le juge n’a pas reconnu d’atteinte à la liberté de circulation, mais justement une atteinte au droit à la vie privée, en ce qu’il engendre un droit à se vêtir comme on le souhaite. Pour le juge, « les choix faits quant à l’apparence que l’on souhaite avoir, dans l’espace public comme en privé, relèvent de l’expression de la personnalité de chacun et donc de la vie privée » (TA Strasbourg, Ord., 25 mai 2020, n° 2003058).
Cette affaire met en lumière l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme. En effet, la CEDH défend le droit au respect de la vie privée, mais cette dimension vestimentaire reste rarement invoquée devant elle (CEDH, 1er juillet 2014, aff. 43835/11 ; CEDH, 28 octobre 2014, aff. 49327/11).
Pour conclure, l’ensemble de ces décisions et ce contexte d’état d’urgence sanitaire soulèvent aussi, dans une moindre mesure, la question de la responsabilité des décideurs publics face à l’épidémie. Toutefois, le juge y est largement réfractaire, ne pouvant paralyser toute action publique dans ce domaine.
