Introduction
La séparation des fonctions administratives et des fonctions judicaires est une caractéristique fondamentale du système juridique hexagonal. Les premières relèvent du droit administratif et de la compétence du juge administratif, les secondes du droit privé et de la compétence du juge judiciaire. La répartition des compétences entre le premier et le second apparaît, donc, comme une question centrale en droit français. Elle se pose pour les services publics, mais aussi pour les activités de police puisque l’on distingue la police administrative et la police judiciaire. C’est cette question que tranchent le Conseil d’Etat et le Tribunal des conflits dans les deux espèces soumises.
Dans l’affaire Consorts Baud (CE, sect., 11/05/1951), des inspecteurs de police avaient mené à Lyon, le 31/10/1945, une opération de police dans le but d’appréhender des individus signalés comme faisant partie d’une bande de malfaiteurs. Au cours de cette opérations, une personne, tierce à l’opération, fut mortellement blessée. Ses proches demandèrent réparation au ministre de l’intérieur qui rejeta leur demande par une décision du 17/11/1948. C’est cette décision qui est contestée devant le Conseil d’Etat : celui-ci, par un arrêt de section rendu le 11/05/1951, décline sa compétence au motif que le décès accidentel est intervenu au cours d’une opération de police judiciaire.
Dans l’affaire Dame Noualek (TC, 07/06/1951), une visite domiciliaire avait été réalisée dans un immeuble par des inspecteurs de police dans la nuit du 19 au 20 septembre 1943. Au cours de cette opération, Mme. Noualek, alors sur son balcon, fut atteinte et blessée à la main droite par un coup de feu. L’intéressée saisit les tribunaux judiciaires afin d’obtenir réparation du préjudice ainsi causé : d’abord, le Tribunal civil de Clermont-Ferrand, puis, la Cour d’appel de Riom. Le préfet du Puy-de-Dôme opposa un déclinatoire de compétence qui fut rejeté par la Cour. Aussi, le représentant de l’Etat éleva le conflit par un arrêté du 10/07/1950. Le 07/06/1951, le Tribunal des conflits valida sa position puisqu’il reconnût la compétence des juridictions administratives pour connaître du litige.
Bien que rendus par deux juridictions différentes à un mois d’intervalle, ces arrêts retiennent le même critère de distinction entre police administrative et police judicaire, en l’occurrence le lien avec une infraction déterminée. Il y a, ainsi, police judiciaire lorsque l’opération est en rapport avec une telle infraction et police administrative dans le cas contraire. Ce sont ces principes qu’appliquent le Conseil d’Etat et le Tribunal des conflits dans les deux affaires : le premier reconnaît le caractère d’opération de police judicaire et la compétence du juge judiciaire, quand le second qualifie l’opération de police administrative et regarde la juridiction administrative comme compétente.
Il convient donc d’étudier, dans une première partir, le principe des jurisprudences Baud et Noualek (I) et d’analyser, dans une seconde partie, la solution desdits arrêts (II).
I – Le principe des jurisprudences Baud et Noualek
Les arrêts Consorts Baud et Dame Noualek retiennent comme critère de distinction entre police administrative et police judiciaire le lien avec une infraction déterminée (A), une notion dont il conviendra de préciser les contours (B).
A – Un critère de distinction : le lien avec une infraction déterminée
La jurisprudence n’a déterminé que tardivement le critère de distinction entre police administrative et police judiciaire. Ce critère ne pouvait être de nature organique, puisque ce sont les mêmes autorités et les mêmes personnels qui agissent tantôt au titre de l’une, tantôt au titre de l’autre. Aussi, c’est vers un critère de type téléologique, c’est-à-dire fonction du but de l’opération de police, que les juges se sont orientés dans les arrêts Consorts Baud et Dame Noualek.
Le critère retenu a trait au lien de l’opération avec une infraction déterminée. Il faut, ainsi, considérer qu’il y a police judiciaire chaque fois que l’opération consiste à constater une infraction déterminée (crime, délit, contravention) ou à en rechercher (ou arrêter) les auteurs. Par exemple, dans l’affaire Consorts Baud, le Conseil d’Etat retient la qualification d’opération de police judiciaire du fait que cette dernière visait à appréhender des individus faisant partie d’une bande de malfaiteurs. A l’inverse, si l’opération de police n’a aucun lien avec une infraction déterminée, elle présentera le caractère d’une opération de police administrative. Dans l’arrêt Dame Noualek, c’est cette qualification qui est retenue, car l’opération n’avait pas pour objet la recherche d’un crime ou d’un délit déterminé.
Ce critère a le mérite d’être conforme au principe de séparation des fonctions judiciaires et des fonctions administratives posé par les lois des 16 et 24 août 1790, ainsi qu’à l’article 14 du Code de procédure pénale selon lequel la police judiciaire est chargée de constater les infractions et d’en rechercher les auteurs. Il peut, cependant, poser des difficultés d’application pratique. L’exemple le plus typique est la transformation de l’opération de police en cours d’exécution. Ainsi, une opération de police administrative peut se transformer en opération de police judicaire : c’est, par exemple, le cas lorsqu’un agent de police, qui réglait la circulation (opération de police administrative), se lance à la poursuite d’un contrevenant à ses injonctions (opération de police judiciaire). L’inverse peut aussi se produire. Il en va de la sorte lorsqu’un véhicule est mis en fourrière : l’enlèvement, qui vise à réprimer une infraction, présente le caractère d’une opération de police judiciaire, tandis que la garde du véhicule en fourrière a le caractère d’une opération de police administrative. Une autre difficulté réside dans la définition de ce qu’il faut entendre par « infraction déterminée ».
B – La notion d'infraction déterminée
Pour constituer une infraction déterminée, une infraction doit présenter trois caractères : elle doit être précise, être reconnue délibérément comme telle et avoir un lien avec l’opération à qualifier.
Relèvent, évidemment, de cette catégorie, les infractions effectivement commises et qualifiables comme tel au regard de la loi. Mais, le juge y range également les infractions sur le point d’être commises, ainsi que les infractions fictives. La première hypothèse concerne les infractions dont on pense qu’elles peuvent être commises, peu importe, par la suite, qu’elles le soient effectivement ou pas : c’est, par exemple, le cas de « la souricière » réalisée par des policiers dans le but d’appréhender des malfaiteurs dont ils ont appris l’intention de commettre un cambriolage, même si ces derniers renoncent, finalement, à leur projet. La seconde vise les situations où un agent de police regarde, à tort, un fait comme constitutif d’une infraction : c’est, par exemple, l’hypothèse d’un policier qui ordonne la mise en fourrière d’un véhicule parce qu’il estime que celui-ci est en stationnement irrégulier, ce qui s’avèrera plus tard inexact.
Dans chacun de ces cas, les intentions psychologiques des policiers ont été déterminantes. En effet, les opérations ont été regardées comme des opérations de police judicaire, parce que les agents pensaient agir pour réprimer une infraction. Peu importe que, dans les faits, aucune infraction n’ait été commise, soit parce qu’elle ne s’est pas effectivement produite, soit parce que cette qualification s’est avérée inexacte. Le lien avec une infraction déterminée doit donc, chaque fois, être apprécié à l’aune des intentions psychologiques qui animent le policier au moment où il agit. Ce sont elles qui conditionnent la nature de l’opération de police. Les faits des arrêts Consorts Baud et Dame Noualek sont là pour en attester.
II – La solution des arrêts Baud et Noualek
Dans l’affaire Consorts Baud, c’est la qualification de police judiciaire qui est retenue (A) ; dans l’affaire Dame Noualek, c’est celle de police administrative (B).
A – L'affaire Consorts Baud : une opération de police judiciaire
Des inspecteurs de police avaient, en l’espèce, mené à Lyon, le 31/10/1945, une opération de police dans le but d’appréhender des individus signalés comme faisant partie d’une bande de malfaiteurs. Au cours de cette opérations, une personne, tierce à l’opération, fut mortellement blessée. Ses proches demandèrent, alors, réparation au ministre de l’intérieur qui leurs opposa une fin de non-recevoir. C’est cette décision qui est contestée devant le Conseil d’Etat.
Le 11/05/1951, la Haute juridiction décline sa compétence au motif que cette mort est intervenue au cours d’une opération de police judiciaire et que, dès lors, seuls les tribunaux judiciaires sont compétents pour en connaître. Bien que la motivation du juge administratif suprême soit implicite, l’on peut, sans peine, y retrouver l’application des principes évoqués plus haut. Ainsi, la blessure mortelle a eu lieu à l’occasion d’une opération de police qui visait à interpeller un groupe de personnes à l’origine de délits. Par ailleurs, lors de cette opération, les policiers étaient effectivement animés par la volonté de mettre fin à ces infractions. Cette opération doit donc être regardée comme ayant un lien avec une infraction déterminée et la qualification d’opération de police judiciaire approuvée.
C’est une toute autre qualification que retient le Tribunal des conflits dans la seconde espèce, mais en se basant sur les mêmes principes.
B – L'affaire Dame Noualek : une opération de police administrative
Dans cette affaire, une visite domiciliaire avait été réalisée dans un immeuble par des inspecteurs de police dans la nuit du 19 au 20 septembre 1943. Au cours de cette opération, Mme. Noualek, alors sur son balcon, fut atteinte et blessée à la main droite par un coup de feu. L’intéressée saisit les tribunaux judiciaires afin d’obtenir réparation du préjudice ainsi causé. Mais, le préfet éleva le conflit. C’est donc le juge des conflits qui eut l’occasion, un mois après l’arrêt Consorts Baud, d’appliquer les mêmes principes que ceux dégagés par le Conseil d’Etat.
Le Tribunal des conflits jugea que ce litige se rattachait à une opération de police administrative dont seuls les tribunaux administratifs pouvaient connaître. La motivation est, ici, plus détaillée. Le juge relève que cette opération n’avait pas « pour objet la recherche d’un délit ou d’un crime déterminé ». Il s’agissait, au contraire, pour les policiers de maintenir l’ordre public, ainsi que de prévenir et de réprimer les atteintes à la sécurité publique. De surcroît, cette opération était réalisée sous les ordres de l’autorité administrative, sans aucune intervention de l’autorité judiciaire. A aucun moment, les agents de police n’avaient, par ailleurs, pour intention de mettre fin à une infraction. Il s’agissait, donc, d’une simple opération de maintient de l’ordre public, sans lien avec une infraction déterminée. D’où la qualification d’opération de police administrative et la reconnaissance de la compétence de la juridiction administrative.
Cette mise en pratique du critère dégagé par les arrêts Consorts Baud et Dame Noualek atteste, finalement, de la relative simplicité de la distinction entre police administrative et police judiciaire, une distinction qui apparaît inhérente au système juridictionnel français.
CE, sect., 11/05/1951, Consorts Baud
REQUETE de la Dame Veuve X…(Y) agissant tant en son nom personnel que comme tutrice de son fils Jackie et de la Dame Veuve X… (Z), tendant à l’annulation d’une décision, en date du 17 novembre 1948, par laquelle le ministre de l’Intérieur a rejeté la demande d’indemnité formée par les requérantes à la suite du décès accidentel du sieur X… ;
Vu l’ordonnance du 31 juillet 1945 ;
CONSIDERANT que les requérants demandent à l’Etat réparation du préjudice qu’ils ont subi du fait de la mort du sieur X… (Y); leur fils, époux et père, blessé mortellement au cours d’une opération de police que des inspecteurs de police accomplissaient à Lyon le 31 octobre 1945, en vue d’appréhender des individus signalés comme faisant partie d’une bande de malfaiteurs ; que cette opération relevait de la police judiciaire ; que les litiges relatifs aux dommages que peuvent causer les agents du service public dans de telles circonstances ressortissent aux tribunaux de l’ordre judiciaire ; que, dès lors, les requérants ne sont pas recevables à contester devant le Conseil d’Etat la décision du ministre de l’Intérieur qui a rejeté leurs demandes d’indemnité ;… (La requête est rejetée comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître ; dépens à la charge des consorts X…).
TC, 07/06/1951, Dame Noualek
LE TRIBUNAIL DES CONFLITS.
*1* CONSIDÉRANT qu'il ressort des pièces du dossier qu'au cours de la nuit du 19 au 20 septembre 1943, la dame Neumar, épouse Noualek, qui se trouvait à la fenêtre de son appartement, 11, rue du Moulin à Montferrand, fut atteinte et blessée à la main droite par une charge de plombs de chasse ; Que le coup de feu parti provenait d'un fusil de chasse dont était porteur le garde Higounet du G.M.R. « Albigeois », mis cette nuit-là à la disposition d'inspecteurs de police judiciaire procédant, sur instructions de l'intendant de police, à une visite domiciliaire dans un immeuble voisin ;
*2* Cons. que, les époux Noualek ayant assigné le préfet du Puy-de-Dôme es-qualité de représentant de l'Etat français devant le Tribunal civil de Clermont-Ferrand aux fins de l'entendre déclarer responsable de l'accident et condamner à des dommages-intérêts, la Cour de Riom sur appel, rejetant le déclinatoire de compétence déposé par le préfet, se reconnut compétente pour statuer sur la demande dont elle était saisie et, avant-dire droit, ordonna une expertise ; que par arrêté du 10 juillet 1950 le préfet éleva le conflit ;
*3* Cons. que les faits dommageables dont a été victime la dame Noualek sont consécutifs à une opération de police exécutée dans une période anormale où, en application de textes en date des 23 avril et 7 juillet 1941, tous les services de police étaient placés sous l'autorité des préfets « en vue d'assurer le maintien de l'ordre, et de « prévenir et réprimer les atteintes à la sécurité publique » ; Qu'en l'espèce, ladite opération, dont l'instruction n'établit pas qu'elle avait pour objet la recherche d'un délit ou d'un crime déterminé, effectuée sur instructions de l'intendant de police, sous la protection de fusils de chasse, en dehors de tout ordre ou intervention de l'autorité judiciaire, ne saurait être regardée comme une «perquisition» mais comme une véritable opération de police administrative, exclusive des règles protectrices du domicile privé des citoyens, ne pouvant être rattachée lit fonctionnement de la justice ; Qu'ainsi, dans les circonstances où s'est produit l'acte dommageable, survenu au cours de l'exécution d'un service publie et lion détachable de l'accomplissement de celui-ci, les tribunaux. judiciaires lie peuvent se prononcer sur la responsabilité civile de l'Etat, qui n'est susceptible d'être mise en cause que devant un tribunal administratif ;
*4* Cons. enfin, qu'après avoir rejeté le déclinatoire la Cour d'appel a, dans lé même arrêt, passé outre au jugement du fond et dès lors, méconnu les prescriptions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er juin 1828 ; d'où il suit qu'à bon droit, le préfet a élevé le conflit ;... (Arrêté de conflit confirmé .. arrêt de la Cour de Riom déclaré nul et non avenu, ensemble l'assignation).
