La dignité humaine, une composante de l’ordre public (CE, ass., 27/10/1995, Commune de Morsang-sur-Orge)

Introduction

La police administrative traduit particulièrement bien ce que la notion de prérogatives de puissance publique peut recouvrir. Activité purement normative, la police administrative confère à l’autorité publique la capacité de restreindre la liberté des individus. C’est parce que la police constitue une prérogative exorbitante qu’elle doit être maintenue dans des limites strictes. L’extension des objectifs pouvant justifier une mesure de police est toujours source d’incertitudes, comme en témoigne le très célèbre arrêt CE, Ass, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge.

Le 25 octobre 1991, était prévu que se tienne dans la discothèque de Morsang-sur-Orge, petite ville du sud de Paris, un spectacle au cours duquel des nains, revêtus d’un casque et d’une tenue rembourrée, devaient être lancés sur un matelas. Le gagnant devait être celui qui lançait le nain le plus loin possible. Le Maire de la commune s’est fondé sur l’atteinte à la dignité que ce spectacle provoquait pour l’interdire. Les organisateurs ont attaqué l’arrêté du maire devant le Tribunal administratif, qui l’a annulé. Le Maire a alors saisi le Conseil d’Etat contre le jugement du juge de première instance. 

Le Conseil d’État censure le raisonnement du Tribunal administratif qui avait jugé qu’en l’absence de circonstances locales particulières, le Maire ne pouvait se fonder sur l’atteinte à la dignité humaine pour interdire le spectacle. Dans sa formation la plus solennelle, le Conseil d’État hisse la dignité de la personne au rang de composante de l’ordre public devant être protégée même en l’absence de circonstances particulières locales. 

Cette solution, inédite et, malgré tout, a posteriori, relativement contenue dans son application, doit être lue avec précaution. En effet, en étendant l’ordre public à la protection de la dignité humaine (I), le Conseil d’État a dégagé un objectif dont la protection peut porter atteinte au régime de la police administrative (II).

I - La dignité de la personne humaine, composante de l'ordre public

La police administrative est une activité normative qui doit rester contenue. Quel que soit l’objectif poursuivi, il est doit être bien délimité car il justifie, en grande partie, la mesure prise. Cet objectif est traditionnellement limité à la protection d’un ordre public matériel et extérieur (A). Le Conseil d’État l’enrichit d’une nouvelle composante : la dignité humaine (B).

A - La police administrative, protection d'un ordre public matériel et extérieur

Le Maire est une autorité de polices. Le pluriel est important car, selon que la police administrative est générale ou spéciale, ses pouvoirs sont plus ou moins étendus, et les objectifs à protéger différents. En l’espèce, le Maire a fondé son action sur son pouvoir de police administrative générale (1), et on peut s’interroger sur le fait de savoir pourquoi la police administrative spéciale des spectacles n’a pas été mobilisée (2).

1 - Le fondement de la police administrative générale

Le Maire est une autorité de police administrative générale. La police administrative est destinée à prévenir les troubles à l’ordre public. Depuis la « charte de communes » de 1884, elle permet au Maire, autorité locale de proximité, d’identifier les risques potentiels et de prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter qu’ils ne se réalisent. 

A l’époque des faits, c’est une circulaire du ministre de l’Intérieur qui avait invité les maires à faire usage de leurs pouvoirs afin d’empêcher les spectacles de lancers de nains. L’« opinion publique » s’était en effet émue de telles pratiques. La police administrative générale trouvait son fondement, alors en vigueur, à l’article L. 131-2 du Code des communes. Aux termes de l’actuel article L. 2212-1 du Code général des collectivités territoriales, le pouvoir de police municipale appartient en propre au maire : « Le maire est chargé, sous le contrôle administratif du représentant de l'État dans le département, de la police municipale, de la police rurale et de l'exécution des actes de l'État qui y sont relatifs. ». Dans une rédaction inchangée depuis, la définition de la police municipale est donnée à l’article L. 2212-2 du même code : « La police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques ». 

Le Maire exerce donc ses pouvoirs sur le territoire de la commune à des fins de préservation desdits objectifs : « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques ».  Ce n’est qu’en cas de carence que le Préfet peut se substituer au Maire, et uniquement après l’avoir mis en demeure d’agir. Cette hypothèse aurait pu survenir si le Maire, refusant d’obtempérer aux prescriptions de la circulaire du ministre de l’Intérieur, avait également décider de ne pas déférer à une éventuelle mise en demeure du Préfet, en application de l’article L.2215-1 du Code général des collectivités territoriales. Tel n’a pas été le cas puisque le Maire a interdit ledit spectacle en faisant usage de ses pouvoirs de police administrative générale. Il aurait également pu fonder son action sur ses pouvoirs de police administrative spéciale des spectacles.

2 - Le fondement de la police administrative spéciale des spectacles

Le fait que le débat se soit placé sur le terrain de la police administrative générale et non sur celui de la police administrative spéciale des spectacles relève d’un choix procédural du Maire uniquement et non du juge. Ce point est important car la solution dégagée par le Conseil d’État présente les mêmes effets que si le Maire avait décidé de recourir aux pouvoirs spéciaux qu’il tirait, à l’époque, de l’ordonnance du 13 octobre 1945. 

La police administrative des spectacles, dans les dispositions alors applicables, soumettait à autorisation préalable certaines catégories de manifestations de divertissement. L’article 13 de l’ordonnance de 1945 disposait que : « Continuent à être assujettis à l'autorisation municipale les spectacles de 5e et 6e catégories prévues à l'article 1er [*théâtre de marionnettes, cabarets, cafés concerts, music-halls, cirques, spectacles forains, chant, danse, spectacles de curiosités ou variétés*] ».  L’article 1er, en son 6e alinéa visait : « Les entreprises de spectacles, à l'exception des spectacles cinématographiques, qui sont l'objet d'une législation spéciale, sont classées en six catégories : (…)  6e Spectacles forains, exhibitions de chant et de danse dans les lieux publics et tous spectacles de curiosités ou de variétés. ». 

Le commissaire du Gouvernement estimait que s’il était délicat de considérer le spectacle de lancer de nain comme un spectacle forain, car, bien qu’itinérant, il était réalisé dans les discothèques, en revanche, il devait sans difficulté pouvoir être qualifié spectacle de curiosité.

Ainsi, dans cette configuration juridique, le Maire disposait de la capacité soit de refuser de délivrer l’autorisation sollicitée, soit d’interdire le spectacle au motif que l’autorisation n’avait pas été sollicitée, et, de fait, pas accordée. C’est pourtant une autre voie qu’il a choisie. 

B - L'enrichissement de l'ordre public

Le choix du Maire de placer le débat sur le terrain de la police administrative générale a conduit le Conseil d’État à enrichir le contenu de l’ordre public (1), sans que n’y fasse obstacle l’atteinte aux libertés économiques et sociales (2).

1 - L’extension de l’ordre public

L’apport essentiel de l’arrêt est d’intégrer dans les composantes de l’ordre public l’objectif de protection de la dignité humaine. Dès lors, toute autorité de police administrative générale peut prendre une mesure ayant pour but la prévention ou la répression des atteintes à la dignité de la personne humaine. Cet arrêt s’inscrit dans la lignée de la décision du Conseil constitutionnel reconnaissant au principe du respect de la dignité de la personne humaine une valeur constitutionnelle (CC, 27/07/1994, Lois sur la bioéthique). On ne peut qu’être frappé par la proximité des dates. Il faut aussi noter la consécration par le Conseil d’État d’un principe général du droit relatif au respect de la personne humaine même après sa mort (C.E. ass., 2/07/1993, Milhaud). Plus récemment, la Haute juridiction a repris ce principe à propos du respect dû aux dépouilles de soldats (CE, 26/11/2008, Syndicat mixte de la Vallée de l'Oise). En revanche, dans cette dernière décision, le juge administratif a refusé d’intégrer dans le principe du respect de la dignité humaine l’exigence du devoir de mémoire, considérant probablement qu’il s’agit là plus d’une exigence morale que juridique. Récemment, le principe du respect de la dignité de la personne humaine comme objectif des autorités de police administrative générale a été réhaussé, par le Conseil d’Etat, au niveau constitutionnel, de sorte que la dignité – principe constitutionnel et la dignité – élément de l’ordre public se sont, désormais, rejointes (CE, 08/11/2017, GISTI).

L’ambiguïté de la solution de 1995 est de conférer à l’ordre public un caractère plus moral que matériel. Il a, en effet, toujours été considéré que la police administrative ne pouvait viser que des troubles extérieurs. Ainsi, le Doyen Hauriou estimait-il que « L’ordre public, au sens de la police, est l’ordre matériel et extérieur. […] La police […] n’essaie point d’atteindre les causes profondes du mal social, elle se contente de rétablir l’ordre matériel. […] En d’autres termes, elle ne poursuit pas l’ordre moral dans les idées ».

Or, la question de la dignité humaine peut être rapprochée de celle de la moralité. Plus la police administrative, expression des prérogatives de puissance publique, s’étend vers la protection de l’ordre moral, plus le régime politique et administratif qui en découle risque de verser dans l’autoritarisme. En tout état de cause, si toute extension de la police administrative vers un ordre moral ne signe pas l’émergence d’un régime autoritaire, à l’inverse, aucun régime autoritaire ne peut se passer d’une police administrative puissante.

Il ne s’agit pas de soutenir que l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge signe le glas de l’État de droit. En effet, d’une part, il n’évoque pas la protection de la moralité, mais uniquement celui de la protection de la dignité humaine. D’autres jurisprudences ont, plus insidieusement, versé vers la protection de la moralité, essentiellement dans le cadre des spectacles cinématographiques (CE, 18 décembre 1959, Société les Films Lutétia). Cependant, dans cette hypothèse, seuls des circonstances locales particulières permettent d’interdire ce que l’autorité de police du cinéma, exercé par le ministre de la Culture au niveau national, a autorisé (par l’octroi d’un visa d’exploitation qui délimite les conditions de projection). D’autre part, et surtout, il ne s’agissait pas, en l’espèce, de porter atteinte à une représentation spécifiquement artistique, ni à une performance culturelle, ni, encore, à l’expression des idées et des opinions. La violence symbolique du jeu pouvait très certainement se doubler d’une forme de violence physique. L’acte contesté était, en somme, matérialisé. Il ne relevait pas uniquement du « mauvais goût ». 

En revanche, il demeure exact que la protection de la dignité humaine doit être maniée avec précaution. Dans son ordonnance du 9 janvier 2014, Dieudonné M’Bala M’Bala, le juge des référés-libertés du Conseil d’État a rejeté la demande formulée par l’humoriste contre l’interdiction du spectacle qu’il devait tenir dans la banlieue nantaise par le Préfet. Cette ordonnance contestable s’est fondée sur le fait que les propos reprochés portaient, en eux-mêmes, atteinte à la dignité de la personne humaine, en l’absence de tout trouble matériel. La protection de la dignité humaine, si elle est compréhensible et souhaitable, ne doit toutefois pas conduire à dénaturer la police administrative et, ce faisant, l’État de droit. En effet, les risques potentiels d’atteinte aux libertés publiques sont ici décuplés.

2 - L’atteinte aux libertés économiques et sociales

En défense, étaient invoqués les principes de liberté du commerce et de l’industrie et la liberté du travail. En effet, le nain objet du lancer « exerçait » à titre professionnel et la société organisatrice vendait cette prestation.

L’argument est rejeté par le Conseil d’État : « Considérant que le respect du principe de la liberté du travail et de celui de la liberté du commerce et de l'industrie ne fait pas obstacle à ce que l'autorité investie du pouvoir de police municipale interdise une activité même licite si une telle mesure est seule de nature à prévenir ou faire cesser un trouble à l'ordre public ; que tel est le cas en l'espèce, eu égard à la nature de l'attraction en cause ; ».

La solution est doublement logique. D’abord, toute mesure de police porte atteinte à une liberté fondamentale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ces mesures doivent être utilisées avec beaucoup de mesure et que le Conseil d’État exerce sur elles un contrôle particulièrement poussé (CE, 19 mai 1933, Benjamin), également appelé « contrôle de proportionnalité ». De ce fait, il n’est pas opérant d’opposer une liberté fondamentale à l’appui d’un recours contre la légalité d’une mesure de police : l’effet de la mesure de police étant justement de porter atteinte à une liberté fondamentale. Du reste, le Conseil d’État a déjà jugé qu’une mesure de police pouvait porter atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie (CE, 12 mars 1968, Époux Leroy ; et plus récemment, CE, 15 mai 2009, Société des bateaux-mouches). 

Ensuite, l’objectif même visé par la mesure d’interdiction s’étend à l’humanité : la protection de la dignité humaine ne saurait être établie pour ne protéger qu’un seul individu. La dignité est humaine en ce sens qu’elle s’applique à toute l’humanité, qu’elle postule l’existence d’un droit partagé par tous au respect de la dignité. Les considérations particulières et économiques d’un seul individu ne sauraient tenir en échec la protection de la dignité humaine. 

Néanmoins, on pourrait filer le moyen tiré de l’atteinte au droit de travailler, qui constitue un droit constitutionnellement protégé, prévu à l’alinéa 5 du Préambule de la Constitution de 1946. On sait que l’absence de travail, des situations de dénuement économique extrême peuvent porter atteinte à la dignité. Si ces faits n’étaient pas invoqués en l’espèce, la réflexion n’en demeure pas moins intéressante.

L’intégration de la dignité humaine au sein de l’ordre public questionne donc quant à son incidence sur le respect des droits et libertés constitutionnellement garantis. Cette solution peut être de nature à porter atteinte au régime de la police administrative.

II - La justification auto-suffisante de la mesure

La justification de la mesure est auto-suffisante, en ce sens où elle conduit à satisfaire tous les critères de légalité d’une mesure de police. Non seulement, la caractérisation de l’atteinte à la dignité humaine est révélée par la nature même du spectacle (A), mais encore, ce contenu limite le contrôle de la mesure de police (B). 

A - La caractérisation de l'atteinte par le seul spectacle

La circulaire du ministre de l’Intérieur qui a inspiré la mesure de police s’avérait en réalité insuffisante (1). En outre, l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme était en réalité inapplicable (2).

1 - L’insuffisance de la circulaire  

L’action du Maire de la commune de Morsang-sur-Orge a été inspirée par le contexte national. D’ailleurs, il convient de mentionner que, par arrêt du même jour, le Conseil d’État avait à juger la légalité d’un arrêté identique pris par la Maire de la ville d’Aix-en-Provence, concernant le même spectacle produit par la même société. 

Les contestations dans « l’opinion publique » avaient déterminé le ministre de l’Intérieur à inviter les maires à agir contre ce type de spectacles. De la même façon que le Premier ministre Manuel Valls le fera en 2014 au sujet de l’affaire Dieudonné, le ministre de l’Intérieur alors en fonction avait établi sous forme de circulaire une sorte de guide juridique à destination des services communaux. 

Dans une question du 2 février 1995, le député Delevoye interrogeait le ministre de l’Intérieur sur la pertinence de cette circulaire. En effet, avant l’arrêt du Conseil d’État, plusieurs juridictions du fond, dont le Tribunal administratif dans l’affaire commentée, avaient annulé les arrêtés de police pris par les maires, se fondant sur la circulaire. Dans sa réponse, le ministre de l’Intérieur maintenait son argumentation. 

Pourtant, la circulaire, si elle avait pu attirer l’attention des maires ou inspirer leur action, ne pouvait, d’un strict point de vue juridique, être considérée comme constituant la base légale de la décision attaquée. Parce que les libertés fondamentales relèvent du domaine de la loi et que les mesures de police portent atteinte à ces libertés, seule une loi est en mesure d’instituer de nouveaux pouvoirs de police, d’en déterminer l’étendue et d’habiliter les autorités à exercer ces pouvoirs. 

D’ailleurs, le Conseil d’État juge que le moyen tiré de ce que l’arrêté litigieux ne pouvait être fondé sur la circulaire du ministre de l’Intérieur est inopérant.

2 - L’inapplicabilité de l’article 3 de la CEDH

Sur le fond, la circulaire invitait les maires à fonder leurs arrêtés sur l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH). Cet article interdit les actes de torture par les États, ainsi que les peines inhumaines ou dégradantes. Bien que le débiteur de l’obligation demeure l’État, il lui appartient cependant de s’assurer de la réalité du droit. Ainsi, l’Etat se voit imposer une obligation positive de protéger les individus contre des actes de torture ou des traitements inhumains et dégradants, y compris si ces actes et traitements sont le fait de personnes privées. Ainsi, la carence d’un État à protéger les bénéficiaires du droit peut constituer une violation de l’article 3 CEDH (voir par ex. CEDH, 10 mai 2001, Z c/ Royaume-Uni).

C’est, semble-t-il, le raisonnement suivi par le ministre de l’Intérieur. Cependant, dans toutes les affaires au terme desquelles la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu une violation de l’article 3 par manquement à l’obligation positive de prévenir ces actes et traitements, l’État était resté muet face aux demandes des victimes. Ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Par ailleurs, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme exige un certain degré de gravité des sévices infligées pour qualifier la torture. Sans atteindre le degré de gravité de la torture, les traitements inhumains sont qualifiés dès lors que sont infligés de graves souffrances physiques et mentales. Quant, enfin, au traitement dégradant, il se caractérise par l’exploitation d’une faiblesse de la victime pour faire naître un sentiment d’infériorité, de peur ou d’angoisse qui l’humilient ou l’avilissent. 

Seul le dernier cas pouvait éventuellement permettre la reconnaissance d’une violation de l’article 3 CEDH. Cependant, il est délicat de qualifier avec certitude une telle violation dans la mesure où le spectacle était consenti.  

L’atteinte à la dignité humaine était donc seule à même de fonder la mesure prise par le Maire. Bien que promouvant une exigence essentielle des sociétés contemporaines, la solution dégagée par le Conseil d’Etat limite le contrôle de la mesure de police.

B - Le contrôle de la mesure de police

Le contrôle qu’exerce le Conseil d’Etat sur l’arrêté litigieux ne s’écarte pas, dans son architecture, du contrôle classique des mesures de police. Cependant, l’objectif de protection de la dignité humaine conduit le Conseil à adapter les éléments de son contrôle. Ainsi, la protection de la dignité semble absorber tant l’exigence de trouble (1) que l’appréciation de la proportionnalité (2).

1 - Absence de troubles extérieurs et consentement de la victime

On sait que la mesure de police administrative doit viser à ce qu’aucun trouble à l’ordre public ne se réalise. Dans la mesure où l’ordre public constitue un ordre extérieur de quiétude et de paix sociale, le trouble doit être matériel. 

Dans les faits d’espèce, le spectacle était certes « matérialisé », mais pas le trouble en tant que tel. Plus précisément, la réalisation du lancer de nain n’était pas susceptible de porter atteinte à l’ordre matériel des choses. Il atteignait, par sa réalisation, la substance de la dignité humaine, c’est-à-dire l’idée de la dignité humaine. Lorsque des déchets sont jetés sur la voie publique, c’est la salubrité publique qui est matériellement atteinte ; lorsque des échauffourées naissent aux abords d’un stade, c’est la sécurité publique qui est matériellement atteinte ; lorsque qu’un concert sauvage est organisé, c’est la tranquillité publique qui est matériellement atteinte. Dans le cas du lancer de nain, aucune atteinte ne pouvait être matériellement caractérisée. On saisit alors ce que l’extension de l’ordre public vers des composantes plus morales, moins matérielles, peut provoquer sur le contrôle. L’appréciation n’est pas objectivée, elle est subjective, elle relève de la perception intérieure. Il est toujours tout à fait possible que d’autres juges aient considéré que le lancer de nain ne portait pas atteinte à la dignité humaine, notamment parce que l’acte était consenti. 

La question du consentement est, en effet, importante. Si même l’on se place sur le terrain du droit européen des droits de l’Homme, il faut rappeler que la Cour européenne des droits de l’homme a déjà jugé que l’article 8, protégeant le droit à la vie privée, devait être préservé des ingérences de l’État dans le domaine des relations sexuelles dès lors que la victime d’actes sadomasochistes était consentante (CEDH, 17 février 2005, KA et AD c/ Belgique). Par analogie, on peut s’interroger sur le fait de savoir si le consentement du nain n’aurait dû conduire le Maire à s’abstenir d’interdire la pratique. 

Les défenseurs de la solution Commune de Morsang-sur-Orge pourront répliquer à cela que la dignité ne se négocie pas et qu’un seul individu n’est pas habilité à porter atteinte à l’idée même qu’elle véhicule. Cette vision, si elle est audible, ne porte pas moins en elle de graves risques de dérives vers une forme de contrôle social. Il suffirait ainsi de considérer que l’homosexualité, par exemple, porte atteinte à la dignité pour la criminaliser. Il suffirait encore de considérer que l’IVG porte atteinte à la dignité pour pouvoir l’interdire. Et dans le même temps (mais cette appréciation est toute personnelle), certains programmes de télé-réalité conduisent quant à eux bien plus surement à interroger sur le contenu de la dignité humaine, alors même que le Conseil supérieur de l’audiovisuel est chargé de contrôler que les programmes télévisuels ne portent pas atteinte à la dignité (not. art. 1 et 14 de la loi 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication).

2 - Le contrôle de la mesure de police : proportionnalité et circonstances locales

De la même façon, dès lors que c’est le principe même du lancer qui porte atteinte à l’idée de dignité humaine, le Conseil d’État n’avait pas d’autre possibilité que de « compresser » son contrôle de proportionnalité. En d’autres termes, si l’opposition est frontale et touche au principe même, le contrôle de proportionnalité n’existe plus : le spectacle programmé ne peut être qu’interdit. 

L’introduction d’une composante plus intellectuelle que matérielle, plus subjective qu’objective, conduit à placer le débat sur le terrain des principes et non plus de la conciliation d’intérêts divergents. Sur le terrain des principes, aucune conciliation n’est possible. Du reste, dans l’arrêt commenté, le Conseil ne prend pas le soin d’examiner si une autre mesure moins restrictive aurait été possible. 

Ainsi, s’explique que la Haute juridiction n’exige pas la concrétisation de circonstances locales. La mesure n’a pas à être justifiée par l’existence d’un contexte propre à la localité. Elle est justifiée en soi, au regard de l’atteinte à la dignité humaine qu’elle vise à éviter. L’on comprendrait mal, en effet, que l’atteinte à la dignité humaine justifie une mesure d’interdiction en un lieu et pas dans un autre. La non prise en compte de la condition tenant aux circonstances locales atteste, ainsi, du choix du juge administratif de se situer sur le terrain des principes et non de la conciliation.

CE, ass., 27/10/1995, Commune de Morsang-sur-Orge

Vu la requête enregistrée le 24 avril 1992 au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat, présentée pour la commune de Morsang-sur-Orge, représentée par son maire en exercice domicilié en cette qualité en l'hôtel de ville ; la commune de Morsang-sur-Orge demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler le jugement du 25 février 1992 par lequel le tribunal administratif de Versailles a, à la demande de la société Fun Production et de M. X..., d'une part, annulé l'arrêté du 25 octobre 1991 par lequel son maire a interdit le spectacle de "lancer de nains" prévu le 25 octobre 1991 à la discothèque de l'Embassy Club, d'autre part, l'a condamnée à verser à ladite société et à M. X... la somme de 10 000 F en réparation du préjudice résultant dudit arrêté ;
2°) de condamner la société Fun Production et M. X... à lui verser la somme de 10 000 F au titre de l'article 75-I de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;

Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code des communes et notamment son article L. 131-2 ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;

Après avoir entendu en audience publique :
- le rapport de Mlle Laigneau, Maître des Requêtes,
- les observations de Me Baraduc-Bénabent, avocat de la commune de Morsang-sur-Orge et de Me Bertrand, avocat de M. X...,
- les conclusions de M. Frydman, Commissaire du gouvernement ;

Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête :

Considérant qu'aux termes de l'article L. 131-2 du code des communes : "La police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique" ;

Considérant qu'il appartient à l'autorité investie du pouvoir de police municipale de prendre toute mesure pour prévenir une atteinte à l'ordre public ; que le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes de l'ordre public ; que l'autorité investie du pouvoir de police municipale peut, même en l'absence de circonstances locales particulières, interdire une attraction qui porte atteinte au respect de la dignité de la personne humaine ;

Considérant que l'attraction de "lancer de nain" consistant à faire lancer un nain par des spectateurs conduit à utiliser comme un projectile une personne affectée d'un handicap physique et présentée comme telle ; que, par son objet même, une telle attraction porte atteinte à la dignité de la personne humaine ; que l'autorité investie du pouvoir de police municipale pouvait, dès lors, l'interdire même en l'absence de circonstances locales particulières et alors même que des mesures de protection avaient été prises pour assurer la sécurité de la personne en cause et que celle-ci se prêtait librement à cette exhibition, contre rémunération ;

Considérant que, pour annuler l'arrêté du 25 octobre 1991 du maire de Morsang-sur-Orge interdisant le spectacle de "lancer de nains" prévu le même jour dans une discothèque de la ville, le tribunal administratif de Versailles s'est fondé sur le fait qu'à supposer même que le spectacle ait porté atteinte à la dignité de la personne humaine, son interdiction ne pouvait être légalement prononcée en l'absence de circonstances locales particulières ; qu'il résulte de ce qui précède qu'un tel motif est erroné en droit ;

Considérant qu'il appartient au Conseil d'Etat saisi par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens invoqués par la société Fun Production et M. X... tant devant le tribunal administratif que devant le Conseil d'Etat ;

Considérant que le respect du principe de la liberté du travail et de celui de la liberté du commerce et de l'industrie ne fait pas obstacle à ce que l'autorité investie du pouvoir de police municipale interdise une activité même licite si une telle mesure est seule de nature à prévenir ou faire cesser un trouble à l'ordre public ; que tel est le cas en l'espèce, eu égard à la nature de l'attraction en cause ;

Considérant que le maire de Morsang-sur-Orge ayant fondé sa décision sur les dispositions précitées de l'article L. 131-2 du code des communes qui justifiaient, à elles seules, une mesure d'interdiction du spectacle, le moyen tiré de ce que cette décision ne pouvait trouver sa base légale ni dans l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ni dans une circulaire du ministre de l'intérieur, du 27 novembre 1991, est inopérant ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Versailles a prononcé l'annulation de l'arrêté du maire de Morsang-sur-Orge en date du 25 octobre 1991 et a condamné la commune de Morsang-sur-Orge à verser aux demandeurs la somme de 10 000 F ; que, par voie de conséquence, il y a lieu de rejeter leurs conclusions tendant à l'augmentation du montant de cette indemnité ; 

Sur les conclusions de la société Fun Production et de M. X... tendant à ce que la commune de Morsang-sur-Orge soit condamnée à une amende pour recours abusif :

Considérant que de telles conclusions ne sont pas recevables ;
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 :

Considérant qu'aux termes de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 : "Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut même d'office, pour des raisons tirées de ces mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation" ;

Considérant, d'une part, que ces dispositions font obstacle à ce que la commune de Morsang-sur-Orge, qui n'est pas dans la présente instance la partie perdante, soit condamnée à payer à la société Fun Production et M. X... la somme qu'ils demandent au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens ; qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application de ces dispositions au profit de la commune de Morsang-sur-Orge et de condamner M. X... à payer à cette commune la somme de 10 000 F au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ; qu'il y a lieu, en revanche, de condamner la société Fun Production à payer à la commune de Morsang-sur-Orge la somme de 10 000 F au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;

DECIDE :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Versailles du 25 février 1992 est annulé.
Article 2 : Les demandes de la société Fun Production et de M. X... présentées devant le tribunal administratif de Versailles sont rejetées.
Article 3 : L'appel incident de la société Fun Production et de M. X... est rejeté.
Article 4 : La société Fun production est condamnée à payer à la commune de Morsang-sur-Orge la somme de 10 000 F en application des dispositions de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991.
Article 5 : Les conclusions de la société Fun-Production et de M. X... tendant à l'application de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 sont rejetées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à la commune de Morsang-sur-Orge, à la société Fun Production, à M. X... et au ministre de l'intérieur.