Introduction
Depuis l’instauration d’un véritable système démocratique, la prise en compte des considérations morales par le droit est regardée comme dangereuse par la doctrine. Le juge lui-même se montre réticent à donner droit de cité à de telles considérations dans sa jurisprudence. Il peut, cependant, arriver qu’il se risque dans cette voie. C’est ce qu’il est advenu dans l’arrêt Société Les Films Lutétia.
Dans cette affaire, le film « Le feu dans la peau » a obtenu du ministre de l’information le visa nécessaire à sa diffusion sur l’ensemble du territoire. Jugeant le film immoral, le maire de Nice a interdit sa projection dans sa commune par un arrêté du 3/12/1954. La société Les Films Lutétia et le Syndicat français des producteurs et exportateurs de films ont, alors, saisi le Tribunal administratif de Nice afin de faire annuler cet arrêté. Par un jugement du 11/07/1955, celui-ci a rejeté leurs requêtes. Un appel a été interjeté devant le Conseil d’Etat qui, par un arrêt de section du 18/12/1959, a jugé légale l’interdiction prononcée en se basant sur le caractère immoral du film et l’existence de circonstances locales.
Outre de constituer une illustration des plus nettes de l’intervention conjointe d’une police administrative spéciale, la police du cinéma du ministre de l’information, et d’une police administrative générale, celle exercée par le maire, cette décision marqua les chroniques de la jurisprudence administrative de l’année 1959 en ce qu’elle érige la moralité publique au rang de quatrième composante de l’ordre public. Il y était, en effet, admis, pour la première fois, qu’une autorité de police administrative générale puisse se fonder sur ce motif pour prononcer une mesure d’interdiction, en dehors de tout trouble matériel. Très critiquée lors de son prononcé, cette jurisprudence sera, pat la suite, délaissée par les maires. Mais, elle ouvrira la voie à la consécration, à coté de la trilogie sécurité, tranquillité et salubrité publiques, d’un ordre public immatériel dont on peine aujourd’hui à tracer les limites.
Il convient donc d’étudier, dans une première partie, l’intervention du maire de Nice concomitamment à la police du cinéma (I) et d’analyser, dans une seconde partie, la consécration de la moralité publique en tant que composante à part entière de l’ordre public (II).
I – Un maire peut intervenir concomitamment à la police du cinéma
La projection du film « Le feu dans la peau » a fait intervenir deux autorités de police administrative, le ministre de l’information et le maire (A). Cette situation est caractéristique d’un concours de polices administratives que le Conseil d’Etat valide sur le principe (B).
A – La projection d'un film, une question au carrefour de deux polices administratives
Deux autorités de police administrative sont ici intervenues : le ministre de l’information chargé de la police administrative spéciale du cinéma (1) et le maire de Nice, autorité de police administrative générale au niveau communal (2).
1 – Le pouvoir de police administrative spéciale du cinéma du ministre de l’information
A l’époque où a été rendu l’arrêt Société Les Films Lutétia, le contrôle de la production cinématographique était régi par l’ordonnance du 3/07/1945, reprise en 1956 dans le Code de l’industrie cinématographique. Aujourd’hui, c’est le Code du cinéma et de l’image animée adopté en 2009 qui encadre cette matière. Aux termes de ces textes, la représentation d’un film cinématographique est subordonnée à l’obtention d’un visa délivré par le ministre chargé du cinéma après avis d’une commission de contrôle des films.
Il s’agit, là, de ce que l’on nomme une police administrative spéciale. Ces polices se distinguent de la police administrative générale par la particularité de l’objet qu’il s’agit de sauvegarder : elles s’appliquent, ainsi, à certaines catégories d’administrés (étrangers, nomades), à certaines activités (jeux, chasse, pêche, …) ou à certains lieux ou bâtiments (gares, aérodromes, édifices menaçant ruine, …). Elles ont tendance à se multiplier ces dernières décennies du fait de l’apparition de besoins spécifiques nouveaux. Leur raison d’être est, alors, d’offrir aux autorités des outils juridiques toujours plus adaptés aux désordres contemporains. De tels pouvoirs peuvent être détenus tant par des autorités déjà détentrices d’un pouvoir de police administrative générale (comme le maire qui est, à la fois, autorité de police administrative générale dans sa commune et autorité de police administrative spéciale des spectacles) que par des autorités vierges de tout pouvoir de cette nature (par exemple, le ministre des transports exerce la police des chemins de fer).
En matière de règlementation de la projection des films cinématographiques, le pouvoir de police administrative spéciale est généralement confié au ministre de la culture. Le contrôle qu’il exerce peut prendre la forme d’un octroi de visa, éventuellement assorti de conditions tenant à l’âges des spectateurs, d’un refus de visa ou d’un classement dans la catégorie des films pornographiques ou d’incitation à la violence. Jusqu’en 2009, les textes ne détaillaient pas les motifs devant fonder ses décisions. Aussi, le juge administratif a-t-il précisé qu’il appartenait au ministre de « concilier les intérêts généraux dont il a la charge avec le respect dû aux libertés publiques et notamment à la liberté d’expression » (CE, ass., 24/01/1975, Ministre de l’information c/ So. Rome-Paris Films). Dans l’affaire Société Les Films Lutétia, le Conseil d’Etat stipule que l’ordonnance du 3/07/1945 a « pour objet de permettre que soit interdite la projection de films contraires aux bonnes mœurs ou de nature à avoir une influence pernicieuse sur la moralité publique ». Depuis l’entrée en vigueur du Code du cinéma et de l’image animée, la délivrance des visas doit s’opérer au regard de motifs tirés « de la protection de l’enfance et de la jeunesse ou du respect de la dignité humaine » (art. L 211-1 dudit Code).
En l’espèce, le film « Le feu dans la peau » a obtenu le visa d’exploitation du ministre chargé de l’information. C’est sur cette base que sa projection dans la ville de Nice a été envisagée. Mais, le maire de cette ville en a décidé autrement en fondant sa décision sur ses pouvoirs de police administrative générale.
2 – Le pouvoir de police administrative générale du maire de Nice
En dehors des communes à police d’Etat et du cas particulier de la ville de Paris pour lesquels s’appliquent des dispositions spécifiques, le pouvoir de police administrative générale appartient, au niveau communal, au maire. Celui-ci l’exerce au nom de la commune, mais en dehors du conseil municipal.
A ce titre, le maire a en charge la préservation de l’ordre public qui correspond à la trilogie sécurité, tranquillité et salubrité publiques consacrée par l’article 97 de la loi municipale du 5/04/1884, actuellement reprise à l’article L 2212-2 du Code général des collectivités territoriales. Sur cette base, un maire peut interdire une réunion publique susceptible de causer des manifestations violentes, réglementer la circulation sur les routes communales, ainsi que sur les routes départementales et nationales à l’intérieur des agglomérations ou, encore, assurer la police des baignades et des bruits de voisinage. Les mêmes pouvoirs appartiennent au niveau national au Premier ministre (CE, ass., 13/05/1960, SARL Restaurant Nicolas). Sur le plan départemental, les compétences sont partagées entre le préfet et le Président du conseil départemental.
Dans l’affaire Société Les Films Lutétia, c’est en faisant usage de ces pouvoirs que le maire de Nice a interdit la diffusion, sur le territoire de sa commune, du film « Le feu dans la peau », pourtant bénéficiaire d’un visa octroyé par le ministre de l’information. La question posée était donc de savoir si le premier pouvait prendre un tel arrêté, alors que la diffusion du film avait été autorisée par le second. C’est à une telle interrogation que le juge administratif répond en l’espèce.
B – La validité du concours de polices entre le maire et le ministre
Le Conseil d’Etat considère, en l’espèce, que l’ordonnance du 3/07/1945 « n’a pas retiré aux maires l’exercice, en ce qui concerne les représentations cinématographiques, des pouvoirs de police qu’ils tiennent de l’article 97 de la loi municipale du 5/04/1884 ». En d’autres termes, la Haute juridiction reconnaît la validité de l’intervention du maire de Nice parallèlement à celle du ministre de l’information.
Il s’agit, là, de ce que l’on nomme un concours de polices administratives. La première admission d’un tel concours a concerné une affaire mettant en cause deux autorités de police administrative générale (CE, 18/04/1902, Commune de Néris-les-Bains ; confirmé par : CE, 8/08/1919, Labonne). Dans cette affaire, le juge a considéré que l’exercice par le préfet de ses prérogatives n’excluait par l’intervention du maire, dès lors que ce dernier adopte une mesure plus sévère et que cette aggravation est justifiée par des circonstances locales particulières.
En matière de concours entre une police administrative générale et une police administrative spéciale, la grande majorité des décisions du Conseil d’Etat semble s’orienter vers une nette interdiction. L’on trouve, cependant, des exceptions à cette tendance. De tels concours ont, en effet, été admis à propos de la police des établissements dangereux, incommodes ou insalubres (CE, sect., 22/03/1935, Société Narbonne) et de la police des films (CE, 25/01/1924, Chambre syndicale de la cinématographie). Là-aussi, la mesure prise par l’autorité de police administrative générale n’est légale que si elle est plus restrictive que celle adoptée par l’autorité de police administrative spéciale et si des circonstances locales justifient cette plus grande sévérité.
C’est cette solution qu’applique le Conseil d’Etat dans l’arrêt Société Les Films Lutétia. Il reconnaît que la délivrance du visa d’exploitation au film « Le feu dans la peau » par le ministre de l’information n’interdit pas au maire, en tant que « responsable du maintien de l’ordre dans sa commune », de prendre une mesure plus restrictive, en l’occurrence une interdiction de la projection du film. Des circonstances locales doivent, cependant, justifier cette interdiction : autrement dit, il doit exister localement une situation de nature à troubler l’ordre public. C’est le cas en l’espèce, puisque le Conseil d’Etat juge que la projection du film est de nature à porter atteinte à la moralité publique qu’il consacre comme nouvelle composante de l’ordre public.
II – Un maire peut interdire la projection d'un film pour son immoralité
Le Conseil d’Etat considère, en l’espèce, qu’un maire peut interdire la projection d’un film « susceptible d’entraîner des troubles sérieux ou d’être, à raison du caractère immoral dudit film et de circonstances locales, préjudiciables à l’ordre public ». Le premier motif – les « troubles sérieux » – est classique : il s’agit, notamment, des attentes à la sécurité et à la tranquillité publiques que la projection du film pourrait entraîner, telles que, par exemple, des manifestations ou des dégradations des cinémas projetant le film. En revanche, le second motif est nouveau. Le Conseil d’Etat admet, en effet, pour la première fois, que l’immoralité d’un film peut fonder une mesure d’interdiction, indépendamment de tout désordre matériel. La moralité publique se voit, ainsi, érigée en finalité à part entière de la police administrative générale (A). Cette jurisprudence verra sa postérité assurée plus par les bouleversements de la conception de l’ordre public qu’elle annonçait que par ses applications pratiques (B).
A – La moralité publique, un but de la police administrative générale
L’arrêt Société Les Films Lutétia retient deux conditions pour reconnaître une atteinte à la moralité publique (1). Si le pouvoir, ainsi, attribué aux maires apparaît encadré, sa consécration ne manquera pas de soulever les plus vives critiques (2).
1 – Les conditions de l’atteinte à la moralité publique
Le Conseil d’Etat pose deux conditions pour reconnaître un trouble de l’ordre public dans sa composante morale : il faut, ainsi, que le film présente un caractère immoral et qu’il existe des circonstances locales de nature à faire craindre un tel trouble.
L’immoralité tient le plus souvent au fait que le film va au-delà de l’obscénité ou de l’indécence. Pour l’apprécier, le juge se base sur l’œuvre litigieuse (son scénario, sa mise en scène, les intentions du réalisateur, …). C’est pour cela que dans chacune des affaires qu’ils ont eu à connaître, les membres de la formation de jugement se sont fait projeter le film à la source du litige. En l’espèce, le Conseil d’Etat retient le caractère immoral du film « Le feu dans la peau ». Il s’exonère, cependant, de toute démonstration, les parties n’ayant pas contesté cette qualification.
Le caractère immoral d’un film n’est, cependant, pas apprécié de manière abstraite, en dehors de tout élément de contexte. Au contraire, c’est au regard des circonstances locales (deuxième condition) que le juge administratif apprécie si l’immoralité d’un film est de nature à porter atteinte à la moralité publique. Il faut donc qu’il existe un environnement spécifique à la ville qui soit de nature à laisser craindre une atteinte particulièrement grave à la conscience collective locale. Ainsi, s’explique que l’interdiction de projection d’un film puisse être justifiée dans une commune et pas dans une autre. Dans l’arrêt Société Les Films Lutétia, le juge retient l’existence de circonstances locales, mais ne les explicite pas. Il fait simplement référence aux « circonstances locales invoquées par le maire de Nice ». Celles-ci tenaient, en fait, à la vague d’immoralité ayant déferlé sur la ville au début de l’année 1954. Des décisions ultérieures ont permis d’envisager avec plus de précision cette notion. Ont, ainsi, été retenues par le juge administratif la composition particulière de la population, liée notamment au nombre important d’établissements scolaires, les protestations émanant de milieux locaux divers ou, encore, l’attitude prise par diverses personnalités représentant ces milieux.
En l’espèce, l’interdiction de la projection du film « Le feu dans la peau » dans la ville de Nice est regardée comme fondée. La consécration de la moralité publique, ainsi, réalisée marquera les chroniques de jurisprudence administrative de l’année 1959 et suscitera les plus vives critiques de la part de la doctrine et des milieux cinématographiques.
2 – Une jurisprudence critiquée
A l’énoncé de cette décision, beaucoup ont craint l’instauration par le juge administratif d’une forme d’ordre moral tant la jurisprudence Société Les Films Lutétia s’éloigne de la conception traditionnelle de l’ordre public conçu, selon la formule de Maurice Hauriou, comme un ordre « matériel et extérieur ». Il est, en effet, largement admis que les autorités de police administrative ne peuvent prévenir que des troubles matériels. Admettre qu’il puisse s’aventurer sur le terrain des désordres moraux, c’est inévitablement rendre possible des atteintes à des libertés publiques aussi fondamentales que la liberté d’expression ou la liberté de pensée. La notion de moralité est, en effet, une notion des plus subjectives qui dépend des appréciations et convictions de chacun. Dès lors, mettre entre les mains d’un maire un tel pouvoir d’interdiction, c’est prendre le risque que celui-ci tente de faire prévaloir ses propres vues sur celles de ses administrés, voire, puisqu’il s’agit d’hommes politiques, celles de personnalités particulièrement influentes qui ne s’estiment pas devoir se cantonner à l’expression d’une simple critique.
Pour prévenir ce risque, le Conseil d’Etat a donc exigé que l’immoralité d’un film soit, pour justifier une interdiction, assortie de circonstances locales. Cet élément factuel est de nature à limiter les risques de police des consciences, en ce qu’il rattache le pouvoir, ainsi, reconnu aux maires à un environnement propre à la localité. Cette garantie n’en demeure pas moins fragile tant la notion de circonstances locales est des plus floues. Il s’agit, là, en effet, de ce que l’on pourrait appeler un standard d’adaptabilité, c’est-à-dire un outil à la disposition du juge pour adapter ses décisions aux plus près des données concrètes de chaque affaire. D’où l’impossibilité de la saisir autrement que par un recueil d’exemples. Cette notion confère, ainsi, un grand pouvoir d’appréciation au juge administratif. Son ADN libéral devait, cependant, le conduire à en faire un usage raisonné. L’application ultérieure de la jurisprudence Société Les Films Lutétia est, là, pour en attester.
B – La postérité de la jurisprudence Société Les Films Lutétia
Si le flot des décisions appliquant les principes de l’arrêt Société Les Films Lutétia s’est rapidement tari (1), la solution rendue en 1959 a ouvert la voie à la consécration d’un ordre public immatériel (2).
1 – Une jurisprudence de moins en moins appliquée
Les craintes suscitées par le Conseil d’Etat en 1959 se sont vite révélées infondées. En effet, les arrêts mettant en œuvre ces principes se sont raréfiés. Très aventureux au départ, les maires ont rapidement usé de cette jurisprudence avec réserve. Cette modération peut s’expliquer par l’évolution des mentalités dans un sens libéral à compter des années 1970. Mais, la possibilité d’engager la responsabilité de la commune pour faute simple en cas d’interdiction injustifiée peut, également, avoir été de nature à freiner les plus zélés d’entre eux (CE, sect., 25/03/1966, Société Les Films Marceau).
Le Conseil d’Etat lui-même s’est montré exigeant quant au respect des conditions posées à la légalité des arrêtés d’interdiction. La notion de circonstances locales, dont on avait pu craindre dans l’arrêt fondateur qu’elle soit, du fait du laconisme du Conseil d’Etat, appréciée souplement, a fait l’objet d’une appréhension plus précise de la part de la Haute juridiction. Le juge administratif n’a, ainsi, pas hésité à annuler les interdictions prononcées lorsque de telles circonstances n’étaient pas présentes (par exemple : CE, 6/11/1963, Ville du Mans).
Aujourd’hui, la jurisprudence Société Les Films Lutétia est un monument que l’on visite, mais d’où aucune vie jurisprudentielle positive ne se dégage. Bien que plus appliqué dans les faits, cette jurisprudence n’a, cependant, pas été formellement abandonnée : en atteste l’anomalie constatée en 1997 quand les principes posés en 1959 ont été transposés, bien que pour en faire une application négative, aux messageries roses (CE, 8/12/1997, Commune d’Arceuil). Reste que cette jurisprudence annonçait un mouvement plus profond : celui de l’émergence d’un ordre public immatériel.
2 – Une jurisprudence annonciatrice d’un ordre public immatériel
Pendant longtemps, la jurisprudence Société Les Films Lutétia est restée isolée. La fin du XX° siècle devait, cependant, révéler une profonde crise des valeurs conduisant juge et législateur à intervenir pour encadrer ce que les équilibres sociaux sont, en principe, censés prévenir.
Le premier choc est intervenu en 1995 quand le Conseil d’Etat a jugé que le respect de la dignité de la personne humaine est une composante de l’ordre public et qu’une interdiction peut être prononcée sur cette base même en l’absence de circonstances locales particulières (CE, ass., 27/10/1995, Commune de Morsang-sur-Orge). La solution était rendue à propos d’une « attraction » consistant à utiliser un nain comme un projectile. Tout esprit civilisé aurait vu là un spectacle dégradant, mais ce n’était apparemment pas l’avis du promoteur ni celui des spectateurs. Aussi, le juge administratif a-t-il été conduit à intervenir pour empêcher ce qui normalement n’aurait pas dû être. Là encore, si ce principe mérite la plus grande des attaches, il n’en demeure pas moins soumis aux appréciations de chacun. En effet, si son cœur fait l’objet d’un consensus, ses contours sont, eux, plus incertains.
Pendant de nombreuses années, le juge administratif a refusé d’appliquer cette jurisprudence à d’autres situations, qu’il s’agisse de la mesure d’interdiction prononcée à propos des messageries roses ou de celle visant à instaurer un couvre-feu pour les mineurs. Un nouveau coup de théâtre a, cependant, raisonné en 2014 quand le Conseil a validé, au nom du respect de la dignité de la personne humaine, l’interdiction préfectorale d’un spectacle de l’humoriste Dieudonné au motif qu’il contenait des propos antisémites (CE, 9/01/2014, Ministre de l’intérieur). Cette décision, rendue à la suite du bras de fer engagé entre le Ministre de l’intérieur, M. Manuel Valls, et l’humoriste, est caractéristique de ces situations où le juge se retrouve en première ligne pour régler des problèmes dont la solution se trouve, en fait, hors du prétoire, en l’occurrence dans le débat politique.
Les mêmes remarques peuvent être faites à propos de la loi du 11/10/2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. Fondée sur une nouvelle exigence, celle du « vivre-ensemble », cette loi vise à assurer le respect des conditions minimales de la sociabilité, dont celle de communiquer à visage découvert. Une nouvelle fois, le droit vient se substituer à la discipline élémentaire des individus. Cette extension constante de l’ordre public vers des composantes immatérielles aux contours incertains traduit, il faut bien le reconnaître, une véritable crise des valeurs. Le droit ne pourra, indéfiniment, se substituer à la conscience politique des citoyens sans devoir, un jour, se renier lui-même, détruit par le pourrissement des notions qu’il a lui-même enfanté.
CE, sect., 18/12/1959, Société Les Films Lutétia
Vu 1° la requête et le mémoire présentés pour la société à responsabilité limitée "Les films Lutétia", dont le siège social est ..., agissant poursuites et diligences de son gérant en exercice, ladite requête et ledit mémoire enregistrés sous le n° 36385 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 30 septembre 1955 et 25 avril 1956 ;
Vu 2° La requête et le mémoire ampliatif présentés pour le Syndicat français des producteurs et exportateurs de films, dont le siège social est ..., agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux, ladite requête et ledit mémoire enregistrés sous le n° 36428 comme ci-dessus les 4 octobre 1955 et 3 février 1956 et tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler un jugement en date du 11 juillet 1955 par lequel le Tribunal administratif de Nice a rejeté la demande de la société "Les Films Lutétia", tendant à l'annulation, pour excès de pouvoir, de l'arrêté en date du 3 décembre 1954 par lequel le maire de Nice a interdit la projection du film "Le feu dans la peau", ensemble annuler l'arrêté susmentionné ;
Vu la loi du 5 avril 1884 ; Vu l'ordonnance du 3 juillet 1945 et le décret du 3 juillet 1945 ; Vu l'ordonnance du 31 juillet 1945 et le décret du 30 septembre 1953 ;
Considérant que les deux requêtes susvisées sont dirigées contre le même jugement et présentent à juger les mêmes questions ; qu'il y a lieu de les joindre pour y être statué par une seule décision ;
Sans qu'il soit besoin de statuer sur la recevabilité de la requête du syndicat français des producteurs et exportateurs de films :
Considérant qu'en vertu de l'article 1er de l'ordonnance du 3 juillet 1945 la représentation d'un film cinématographique est subordonnée à l'obtention d'un visa délivré par le ministre chargé de l'information ; qu'aux termes de l'article 6 du décret du 3 juillet 1945, portant règlement d'administration publique pour l'application de cette ordonnance, "le visa d'exploitation vaut autorisation de représenter le film sur tout le territoire pour lequel il est délivré" ;
Considérant que, si l'ordonnance du 3 juillet 1945, en maintenant le contrôle préventif institué par des textes antérieurs a, notamment, pour objet de permettre que soit interdite la projection des films contraires aux bonnes moeurs ou de nature à avoir une influence pernicieuse sur la moralité publique, cette disposition législative n'a pas retiré aux maires l'exercice, en ce qui concerne les représentations cinématographiques, des pouvoirs de police qu'ils tiennent de l'article 97 de la loi municipale du 5 avril 1884 ; qu'un maire, responsable du maintien de l'ordre dans sa commune, peut donc interdire sur le territoire de celle-ci la représentation d'un film auquel le visa ministériel d'exploitation a été accordé mais dont la projection est susceptible d'entraîner des troubles sérieux ou d'être, à raison du caractère immoral dudit film et de circonstances locales, préjudiciable à l'ordre public ;
Considérant qu'aucune disposition législative n'oblige le maire à motiver un arrêté pris par lui en vertu de l'article 97 susmentionné de la loi du 5 avril 1884 ;
Considérant que l'arrêté attaqué, par lequel le maire de Nice a interdit la projection du film "Le feu dans la peau", constitue une décision individuelle ; que, dès lors, le moyen tiré par les requérants de ce que le maire aurait excédé ses pouvoirs en prenant, en l'espèce, un arrêté de caractère réglementaire est, en tout état de cause, inopérant ;
Considérant que le caractère immoral du film susmentionné n'est pas contesté ; qu'il résulte de l'instruction que les circonstances locales invoquées par le maire de Nice étaient de nature à justifier légalement l'interdiction de la projection dudit film sur le territoire de la commune ;
Considérant, enfin, que le détournement de pouvoir allégué ne ressort pas des pièces du dossier ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les requérants ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a rejeté la demande de la Société "Les Films Lutetia" tendant à l'annulation de l'arrêté contesté du maire de Nice ;
DECIDE :
Article 1er : Les requêtes susvisées de la Société "Les Films Lutetia" et du Syndicat français des producteurs et exportateurs de films sont rejetées.
Article 2 : Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre de l'Intérieur.
