Introduction
L’ordonnance Dieudonné constitue, à plus d’un titre, une décision qui mérite attention. D’abord par l’engouement médiatique qu’elle a suscité jusqu’à, pour la première fois de mémoire de l’auteur, rendre inaccessibles les serveurs du site internet du Conseil d’État. Ensuite, parce qu’elle a été rendue, pour la première fois de mémoire de l’auteur, le jour même de la saisine du Conseil d’État. Enfin, parce que tant les principes sur lesquels elle repose que le raisonnement suivi s’écartent de solutions anciennes et établies.
Il apparait peu utile de rappeler les faits à l’origine de l’ordonnance : Dieudonné M’Bala M’Bala, humoriste décrié pour ses prises de positions et son ambiguïté sciemment entretenue à l’égard de certains faits historiques, s’est trouvé susciter de nombreuses protestations quant au contenu d’un spectacle. L’affaire a pris un tournant politique et médiatique lorsque, de façon concertée, et s’appuyant sur une circulaire du Premier ministre, plusieurs maires ont décidé d’interdire la représentation du spectacle dans leur ville.
En l’espèce, le Préfet de Loire-Atlantique avait, par arrêté, interdit la tenue du spectacle « Le Mur » à Saint-Herblain, pour des raisons tenant à la protection de l’ordre public. L’arrêté s’inscrivait dans le cadre tracé par la circulaire du Premier ministre du 6 janvier 2014 et se fondait sur le fait que certains propos du spectacle étaient jugés racistes et antisémites. C’est, finalement, en prenant en compte l’objectif de protection de la dignité humaine, composante de l’ordre public, que l’arrêté a interdit la tenue du spectacle. Saisi le fondement de l’article L.521-2 du Code de justice administrative, le juge des référés liberté du Tribunal administratif de Nantes avait, en date du 7 janvier 2014 suspendu l’arrêté querellé. Le Conseil d’État, saisi en appel le 9 janvier 2014, date du spectacle, a rendu sa décision le jour même. Statuant à juge unique, il annule l’ordonnance du premier juge ce qui a pour effet de maintenir en vigueur l’arrêté querellé.
La problématique, relativement inédite, portait sur le fait de savoir si la liberté de réunion et la liberté d’expression pouvaient être restreintes du fait du contenu d’un spectacle. La réponse est positive, mais appelle un certain nombre de remarques tant sur les fondements de la décision (I), que sur le raisonnement suivi (II).
I - Des fondements incertains
Les fondements de l’ordonnance ne cessent de surprendre le lecteur. De façon explicite, cette dernière se place dans une filiation étonnante (A). Plus implicitement, la question d’une extension, et, le cas échéant, des limites, de l’ordre public doit être posée (B).
A - Les fondements explicites
Il faut souligner une innovation de l’ordonnance Dieudonné à la fois souhaitable, mais non généralisée, et délicate. Suivant les conclusions du rapport du Groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative d’avril 2012 (p.32), l’ordonnance fait explicitement référence dans ses visas à sa propre jurisprudence. Si cette novation permet de clarifier la norme applicable (et, parallèlement, admet le statut particulier du droit administratif qui présente très souvent, mais de moins en moins, un caractère prétorien), les craintes exprimées dans le rapport se sont révélées exactes. Les références citées permettent certes de placer la lecture dans un position plus confortable (1), mais appelle également des réserves tenant à la pertinence de la jurisprudence choisie (2)
1 - Une référence explicite à la jurisprudence du Conseil d’État
Outre les dispositions constitutionnelles et législatives relativement « classiques » dans ce type d’ordonnance, la décision commentée appelle 3 décisions antérieures du Conseil d’Etat. Deux d’entre elles apparaissent relativement logiques.
Il s’agit, en premier lieu, de l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933. On peut rapidement rappeler que l’arrêt Benjamin étend l’office du juge administratif, saisi en recours en excès de pouvoir, celui-ci devant exercer un contrôle appelé « maximal » ou « de proportionnalité » sur les décisions de police administrative. L’extension de l’office du juge lui impose de vérifier non seulement la réalité des troubles à l’ordre public invoqués pour justifier une mesure restrictive de liberté (comme le sont toutes les mesures de police administrative), mais encore la nécessité de la mesure envisagée et enfin sa proportionnalité stricto sensu ou son adaptation aux faits d’espèce. Par cet arrêt, le Conseil d’État a permis à la fois une avancée majeure de l’État de droit, tout comme il a pénétré le contrôle in concreto et restreint la marge de manœuvre de l’administration. En effet, le contrôle du juge administratif sur les actes de la puissance publique est inversement proportionnel à la liberté d’action dont dispose l’autorité administrative. Cette solution est logique. Si l’administration est tenue d’agir dans un sens déterminé, le caractère « exécutif » de l’État-administration prend tout son sens. Si, à l’inverse, la loi permet à l’administration d’adapter sa décision aux faits d’espèce, alors le juge se maintient en retrait, de sorte qu’il n’exerce pas lui-même la fonction d’administrateur (il ne faut pas oublier que, selon une position relativement admise bien que contestable « juger l’administration, c’est encore administrer »). Puisqu’il appartient à l’administration de préserver les libertés publiques, elle ne peut s’immiscer (le droit européen des droits de l’Homme parlerait « d’ingérence ») dans leur exercice qu’à des conditions strictes, uniquement pour faire prévaloir l’ordre public, lorsque les circonstances le justifient et qu’il n’existe pas d’autre solution que la restriction de liberté. C’est ainsi qu’il faut comprendre que l’administration ne dispose pas du choix de l’action et que, partant, le juge de l’annulation mobilise toutes les potentialités de son office.
Mais la mention de l’arrêt Benjamin est encore rendue pertinente par la similitude des faits d’espèce. On se souvient que le sieur Benjamin, polémiste de son état, s’était vu refuser le droit de tenir une conférence publique au motif que sa venue devait être accompagnée d’une contre-manifestation d’enseignants. La décision commentée mobilise donc les mêmes variables : une atteinte à la liberté de réunion (l’une des moins restrictives) par la voie d’une interdiction pure et simple. Mais la similitude s’arrête ici. Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Benjamin, le trouble s’avérait être matériel, en ceci qu’il s’agissait d’éviter les heurts susceptibles de naître de la confrontation physique entre les soutiens d’une part et les opposants, d’autre part, du polémiste. Néanmoins, et sans que cela ne doive surprendre, on souligne que le juge des référés liberté importe, en quelques sortes, le contrôle du juge de l’annulation face aux mesures de police administrative.
Le second arrêt qui prend logiquement place dans les visas de la décision Dieudonné est l’arrêt, fort célèbre, de 1995 Commune de Morsang-sur-Orge, par lequel le Conseil d’État avait érigé la dignité humaine au rang de composante de l’ordre public susceptible de justifier l’adoption d’une mesure de police. Les faits mettaient en cause une attraction foraine consistant à lancer des nains. Le maire de la commune avait interdit l’attraction. Le Conseil d’État avait alors justifié la mesure sur le fait qu’il appartient à l’autorité chargée de la police administrative générale de préserver la dignité humaine. Cet arrêt n’avait pas entièrement convaincu. Les risques qu’il créait semblent d’ailleurs s’être réalisés dans l’ordonnance commentée. En effet, la notion de dignité, si elle peut recevoir une définition matérielle, est également sujette à une appréciation plus morale, plus subjective, moins appréhensible extérieurement. En ce sens, elle contient en elle le risque de dérive de la notion d’ordre public. Selon le Doyen HAURIOU « La police (…) n’essaie point d’atteindre les causes profondes du mal social, elle se contente de rétablir l’ordre matériel… En d’autres termes, elle ne poursuit pas l’ordre moral dans les idées ». C’est bien à un risque de censure ou de contrainte de la pensée, qui peut rapidement dégénérer en contrainte tyrannique, qu’est exposé l’ordre public lorsqu’il intègre une composante morale. La dignité ayant été appelée, à la façon d’un contorsionniste, par la circulaire du Premier ministre et reprise dans l’arrêté préfectoral, il n’est cependant pas illogique de la voir mentionnée dans les visas de la décision.
Si la référence à ces deux jurisprudences apparaît logique, la troisième peut étonner.
2 - Une filiation étonnante
Bien plus étonnante, en revanche, est la mention de l’arrêt Mme Hoffman-Glemane du 16 février 2009. Dans cette décision d’Assemblée du contentieux, qui n’a toutefois pas les honneurs du GAJA, le Conseil d’Etat reconnaissait la responsabilité de l’État du fait des déportations, arrestations et internements qui, ne résultant pas d’une contrainte directe de l’occupant, avaient permis que soit porté atteinte à la dignité humaine telle que consacrée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et « la tradition républicaine ».
L’arrêt Hoffman n’intéresse, dans la technique juridique qu’il mobilise, que le contentieux indemnitaire. Par ailleurs, c’est l’aspect plus matériel, objectif et extérieur de la dignité humaine qu’il mobilise : l’asservissement, la dégradation, les traitement inhumains qu’a réalisé l’administration collaborationniste sous Philippe Pétain donnent tout son sens à l’atteinte à la dignité. Au contraire, les agissements de Dieudonné, pour condamnables qu’ils soient, n’atteignent pas physiquement l’intégrité ni la dignité des personnes. Même si les mots peuvent blesser, il faut savoir conserver le recul nécessaire et ne pas assimiler les coups physiques aux propos si ignobles puissent-ils être. Aussi, la résonnance que la mention de l’arrêt Hoffman donne à la notion de dignité dans l’affaire commentée provoque un certain malaise. L’assimilation de propos condamnables (et condamnés pénalement) aux actes de barbarie et de crimes contre l’humanité commis durant la seconde guerre mondiale n’apparaît pas des plus saine.
En outre, la présence de cette mention donne tout son sens aux réserves émises quant à l’explicitation de la jurisprudence du Conseil d’État dans les visas de ses arrêts. Lorsque ces mentions rappellent les fondements du droit administratif contemporain, elles sont désirables. Quand elles sèment la perplexité et le trouble chez le lecteur, en posant un sous-jacent contestable, elles doivent être contestées. Cela amène à s’interroger sur l’extension de l’ordre public.
B - Une extension de l'ordre public ?
Du fait de l’absence de troubles matériels à l’ordre public (ou de troubles à l’ordre public matériel), on ne peut que se saisir de la question de l’extension de l’ordre public vers des composantes plus fuyantes, moins extérieures : en bref sur l’étendue et les conséquences de l’affermissement d’un ordre public moral (1). Par ailleurs, l’invocation d’un objectif de prévention des infractions pénales est assez inédite pour être soulignée (2).
1 - Le contenu flottant de la dignité : une vivification de l’ordre public moral ?
Bien que l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge demeure dans les mémoires comme un exception au caractère purement matériel de l’ordre public, il faut rappeler que le Conseil d’Etat avait déjà eu l’occasion d’envisager l’atteinte à l’ordre public moral pour justifier une mesure de police administrative. C’est à l’occasion de la sortie du film Le feu dans la peau en 1955 que le Conseil d’Etat a été amené à rendre l’arrêt CE, Sect, 18 décembre 1959, Société Les films Lutétia. Le film litigieux avait reçu un visa d’exploitation l’autorisant à être diffusé sur le territoire français. Mais le maire de Nice, invoquant tant l’immoralité du film que l’existence de circonstances particulières de temps et de lieu, interdit la projection du film sur le territoire de la commune. L’arrêt du Conseil d’État reprend en substance la jurisprudence initiée par l’arrêt CE, Ass, 18 avril 1902, Commune de Néris-les-Bains relative aux concours de polices administratives. Une mesure de police locale et générale peut déroger à une mesure de police adoptée par une autorité supérieure à la double condition qu’elle soit plus rigoureuse et qu’elle soit justifiée par des circonstances locales. Mais surtout, dans le cas de l’arrêt Les films Lutétia, le Conseil d’Etat avait admis que la moralité puisse faire partie de l’ordre public que doit protéger l’autorité de police administrative générale. Cette jurisprudence, assez indisposante, ne trouve pourtant à s’appliquer pour l’essentiel qu’aux contentieux relatifs aux visas d’exploitation d’œuvres cinématographiques, notamment du fait de la virulence de l’association Promouvoir, à l’origine de nombreux arrêts (CE, Sect. 30 juin 2000, Association Promouvoir, concernant le film Baise-moi, CE, 4 février 2004, concernant le film Ken Park, CE, 29 juin 2012, pour le film Anti-Christ). Les décisions d’annulation des visas d’exploitation font souvent face à des films à la limite du tolérable, y compris pour un spectateur averti. Du reste, la moralité n’est plus aussi invoquée qu’elle a pu l’être (voir pour un exemple récent, l’arrêt CE, 28 septembre 2016, Association Promouvoir, concernant le film La vie d’Adèle : le fait que l’œuvre mette en scène de façon réaliste des scènes de sexe entre deux femmes n’est pas attaqué sur le fondement de la moralité, et c’est heureux).
Mais ce que propose l’ordonnance commentée est une extension encore plus vaste. En effet, en invoquant le risque d’atteinte à la cohésion nationale, le juge des référés liberté du Conseil d’État propose une conception particulièrement large de l’ordre moral. On en saisit bien la logique : en s’attaquant à une catégorie de la population, qu’il vise à exclure, le polémiste crée les conditions d’apparition de troubles sociaux. Si le but de protection de la cohésion nationale n’est pas contestable, en revanche, les moyens mis en œuvre pour y parvenir le sont. Il ne saurait être, d’abord, raisonnablement admis que l’on mobilise les pouvoirs les plus intrusifs et les plus attentatoires aux libertés, tels que les actes de police administrative, pour parvenir à un objectif qui relève plus d’une conduite politique visant à créer, positivement, les conditions d’un vivre ensemble. Il ne saurait de même, ensuite, être admis que l’on isole un lien direct entre les propos d’un homme de scène et le délitement de la cohésion nationale. Ce serait, d’une part, porter un intérêt excessif aux propos du polémiste, et, d’autre part, rendre bien fragile la cohésion nationale. On ne peut toutefois, s’empêcher de penser aux troubles nés des publications de Charlie Hebdo. Jamais, de telles publications n’ont été interdites par des mesures de police, et c’est, là encore, heureux.
Il appartiendra aux juristes attentifs de scruter les évolutions futures de la jurisprudence à la suite de l’ordonnance Dieudonné. Il est toujours dangereux qu’une décision qui a vocation à demeurer une vocation d’espèce et qui soumet les principes fondateurs de l’État de droit à une tension nouvelle se voit reproduite trop souvent. Des inquiétudes se font également jour à propos de la prise en compte de la prévention des infractions pénales.
2 - La prévention des infractions pénales : une composante nouvelle de l’ordre public ?
L’arrêt commenté innove encore par le fait qu’il mentionne expressément la possibilité de fonder une mesure de police sur un objectif de prévention de la commission ou de la réitération ou récidive d’infraction pénale.
Au 6e considérant, le juge des référés estime qu’« il appartient en outre à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises ». La difficulté à saisir ce raisonnement nouveau provient de ce que la frontière entre police administrative et police judiciaire est toute entière fondée sur la distinction entre prévention et répression mais également que leurs objectifs diffèrent. Autrement dit, la police administrative vise à prévenir les atteintes à l’ordre public, tandis que la police judiciaire vise à réprimer les infractions pénales. Dans le considérant, tel que repris, la police administrative demeure orientée vers un but de prévention mais non plus de l’ordre public stricto sensu. Au contraire, il vise à prévenir la commission d’infractions.
Il est vrai que les faits d’espèce sont particuliers et qu’ils doivent être pris en compte, ne serait-ce que parce que le juge des référés du Conseil d’État inverse ici la logique du raisonnement, ou, du moins, sa présentation. Plutôt que de poser d’abord le principe pour ensuite l’appliquer aux faits d’espèce, l’ordonnance opère l’inverse. Le juge commence par rappeler qu’ « au regard du spectacle prévu, tel qu’il a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale relevés lors des séances tenues à Paris ne seraient pas repris à Nantes ne suffisent pas pour écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine ». Puis seulement après, il évoque l’objectif de prévention des infractions pénales.
Il est vrai que le Conseil constitutionnel avait déjà validé des dispositions législatives qui conféraient à l’autorité de police administrative un objectif de prévention de commission des infractions (CC, 19 janvier 2006, Loi relative à la lutte contre le terrorisme, n° 2005-532 DC). Mais il s’agissait en l’espèce de dispositions qui permettaient la vidéosurveillance devant être utilisée tant dans le cadre du maintien de l’ordre public que de la répression des infractions pénales. Il avait, du reste, censuré au regard du principe de séparation des pouvoirs, celles des dispositions qui permettaient à la police administrative d’empiéter sur les compétences de la police judiciaire et avait souligné que lorsque les dispositifs sont utilisés à des fins de répression des infractions pénales, ils devaient être mobilisés sous le contrôle de l’autorité judiciaire seule. Mais on sait également aujourd’hui beaucoup mieux ce que le Conseil constitutionnel peut développer comme innovations argumentatives lorsqu’il est face à une loi de prévention du terrorisme.
La logique est compréhensible : les garanties qui entourent les justiciables ne sont pas identiques selon qu’il s’agit de préserver l’ordre public stricto sensu et de prévenir et réprimer les infractions pénales. Les récents débats sur la loi relative à la sécurité intérieure (loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017) ont montré à quel point le transfert de compétences de police judiciaire à l’autorité de police administrative provoque comme atteintes aux droits et libertés fondamentaux. Il est à ce titre tout à fait pertinent de souligner qu’aucune des autorités constitutionnellement habilitées ni aucun groupe de 60 députés ou sénateurs n’a cru bon de saisir le Conseil constitutionnel avant la promulgation de la loi, conscients qu’ils étaient, probablement, des risques de censure.
Ainsi, les fondements de la décision du Conseil d’Etat appellent certaines réserves. Le raisonnement suivi interroge également.
II - Un raisonnement contestable
Le raisonnement suivi par le juge des référés du Conseil d’État est contestable également à deux autres titres : d’abord, les faits d’espèce ne présentaient aucun trouble matériel (A) ; ensuite, il n’a pas pris en compte les particularités du régime de la liberté de réunion publique (B).
A - L'absence de troubles matériels
Plus que tout, c’est l’absence de troubles matériels, physiques et extérieurs, qui, pour ainsi dire, trouble le commentateur. Il faut mentionner que jusqu’à présent, cette jurisprudence, que l’on hésite à nommer ainsi, est restée et demeure isolée. On pourrait légitimement s’interroger sur « l’appel » d’un conseiller d’État, ancien avocat, qui, à l’époque des faits, avait souhaité que des rassemblements aient lieu aux abords des lieux de spectacles où se produisait Dieudonné afin de donner corps au trouble à l’ordre public … Quoiqu’il en soit, la totalité des décisions s’étant prononcées sur le fond, que ce soit en 2014 ou encore récemment, en novembre 2017 (CE, 13 novembre 2017, Commune de Marseille, req. n°415400), a annulé les mesures d’interdiction fondées sur des motifs de police.
Dans cette dernière décision, le maire de Marseille s’était inquiété de ce que le nouveau spectacle du polémiste avait engendré « une profonde émotion parmi les Marseillais et au-delà, de nombreuses réactions de nature à créer de réelles menaces de trouve à l’ordre public » et envisageait la possibilité de réactions violentes. Plus encore, dans la parfaite lignée de l’ordonnance commentée, le maire avait invoqué l’atteinte à la cohésion nationale « Marseille ne peut donc pas accepter un spectacle qui, au prétexte d’humour divise, fracture et oppose » ajoutant que ledit spectacle était proposé « par un homme déjà condamné pour incitation à la haine raciale et antisémite ». On retrouve ici l’intégralité des motifs de l’ordonnance commentée. Pourtant, dans sa décision de 2017, le juge des référés du Conseil d’Etat estime, selon une conception plus proche de la jurisprudence « classique » que « Toutefois, … il ne résulte ni des pièces du dossier ni des échanges tenus au cours de l’audience publique que le spectacle ‘Dieudonné dans la guerre’, qui a déjà été donné à plusieurs reprises (…), y aurait suscité, en raison de son contenu, des troubles à l’ordre public, ni qu’il ait donné lieu à des plaintes ou des condamnations pénales ». Plus encore, le Conseil d’État juge que « Si la commune fait valoir que l'affiche du spectacle revêtirait une connotation antisémite, une telle critique n'est, à la supposer fondée, pas de nature, à elle seule et en l’absence de toute référence au contenu du spectacle, à justifier une mesure d'interdiction de celui-ci. ». Enfin, le Conseil d’État prend soin de réaliser son appréciation concrète des faits d’espèce en soulignant d’une part que « En outre, si elle fait état de nombreuses protestations et d’une vive émotion suscitées par la tenue de ce spectacle, elle ne produit en ce sens qu’un communiqué de presse qui n’évoque pas même l’éventualité d’une manifestation de protestation » et, quant au contrôle de la proportionnalité, d’autre part, qu’ « Enfin, si un risque de désordre ne peut être complètement exclu, il ne résulte pas de l’instruction que le maire de Marseille ne pourrait y faire face par de simples mesures de sécurité. ».
On retrouve ici toute la rigueur du contrôle du juge sur les mesures de police. On note toutefois, le soin que prend le juge à intégrer, en partie, les raisonnements de l’ordonnance de 2014. Ainsi, la prévention de la commission ou de la réitération ou la récidive d’infractions pénales n’est pas jugé inopérant. L’argument soulevé par la commune est rejeté sur le fond, pour défaut de preuve. Ce point méritait d’être souligné. Le raisonnement du Conseil d’Etat apparaît aussi contestable en ce qu’il ne prend pas en compte la spécificité de la liberté de réunion.
B - Une absence de prise en compte des particularités de la liberté de réunion
À supposer le trouble établi, et peu important finalement qu’il soit matériel ou moral, extérieur ou subjectif, l’ordonnance fait une appréciation contestable des possibilités offertes à l’autorité de police pour le contenir. Outre qu’il ne discute pas l’allégation selon laquelle le préfet « indique enfin que les réactions à la tenue du spectacle du 9 janvier font apparaître, dans un climat de vive tension, des risques sérieux de troubles à l’ordre public qu’il serait très difficile aux forces de police de maîtriser », la liberté de réunion publique fait partie des libertés les mieux protégées (1) et la loi prévoit des moyens spécifiques pour empêcher l’apparition des troubles (2).
1 - Un régime particulièrement protecteur
La décision commentée interpelle d’autant qu’elle rejette le recours en référé-liberté contre la restriction d’une liberté parmi les mieux protégées. La liberté d’expression n’est pas tant en cause que la liberté de réunion. Le régime extrêmement libéral de cette liberté est organisé, encore aujourd’hui, par la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion.
Le principe posé par l’article 1er est on ne peut plus clair : « Les réunions publiques sont libres. Elles peuvent avoir lieu sans autorisation préalable, sous les conditions prescrites par les articles suivants. ».
Cette liberté de réunion est ainsi protégée car elle permet tout autant l’expression de la liberté d’expression que des libertés politiques ou l’exercice d’autres libertés. Ainsi, par exemple, dans une décision du juge des référés-libertés du Conseil d’Etat du 30 mars 2007, Ville de Lyon, req. n° 304053, était en cause le refus du maire de Lyon de louer une salle à l’association des Témoins de Jéhovah pour la tenue d’une manifestation de type religieuse. Le refus était fondé, notamment, sur la circonstance que « le refus opposé à l'association, d'ailleurs consécutif à d'autres refus de même nature opposés à des associations identiques et annulés précédemment par le juge administratif, portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de réunion, qui est une liberté fondamentale, dès lors que la VILLE DE LYON ne faisait état d'aucune menace à l'ordre public, mais seulement de considérations générales relatives au caractère sectaire de l'association ».
Inconnue des textes constitutionnels, la liberté de réunion est néanmoins protégée par le fait que les interdictions de réunion sont susceptibles de porter atteinte à d’autres droits et libertés. Plus précisément, le Conseil constitutionnel examine les griefs tirés de la violation de la liberté de réunion sous l’angle de l’atteinte au « droit d’expression collective des idées et des opinions » (Voir, pour un exemple récent : CC, 18 février 2016, Ligue des droits de l’Homme, n° 2016-535 QPC).
La raison de la protection de la liberté de réunion, dont on pourrait se demander si elle ne devrait pas atteindre le rang de principe fondamental reconnu par les lois de la République, est qu’elle est le signe de la vitalité démocratique. Tous les régimes qui ont, un jour, eu à restreindre la liberté de réunion furent des régimes sinon totalitaires, du moins autoritaires. Ce fut le cas, notamment, du régime de Vichy. La réunion publique doit pouvoir être tenue sans contrôle préalable ni autorisation préalable de l’autorité administrative.
Cela ne signifie pas que la liberté de réunion doit s’exercer en dehors de tout contrôle. Seulement, ce contrôle, qui ne peut intervenir, en l’absence de trouble à l’ordre public, qu’a posteriori est d’ailleurs déjà prévu par le régime de la loi de 1881 et permettait largement au Préfet, en l’espèce, de s’assurer de l’absence de commission d’infraction pénale.
2 - L’existence de moyens moins restrictifs de liberté
La loi de 1881 organise déjà un mécanisme de contrôle du déroulement de la réunion. L’article 9 dispose : « Un fonctionnaire de l'ordre administratif ou judiciaire peut être délégué : à Paris, par le préfet de police, et dans les départements, par le préfet, le sous-préfet ou le maire, pour assister à la réunion. Il choisit sa place. Le droit de dissolution ne devra être exercé par le représentant de l'autorité que s'il en est requis par le bureau, ou s'il se produit des collisions et voies de fait. ».
Il faut rappeler que ce qui motive le rejet du recours, dans l’ordonnance commentée, n’est pas tant l’existence d’un trouble, mais la pertinence d’un risque de trouble invoqué par l’autorité administrative. Ce trouble est lié à la tenue de propos pénalement répréhensibles. Or, s’il craignait que de simples propos puissent être tenus durant le spectacle, le Préfet disposait de la faculté d’envoyer un fonctionnaire de police assister au spectacle et, le cas échéant, ordonner la fin du spectacle ou constater la commission de l’infraction pour, ensuite, transmettre son procès-verbal au Procureur de la République.
En tous les cas, il existait à la disposition du Préfet des moyens moins contraignants que l’interdiction de tenue du spectacle, surtout pour des motifs tirés non de la réalité d’un trouble, mais d’un risque d’atteinte à la dignité par des propos qui, s’ils peuvent être choquant et pénalement réprimés, n’auraient pas dû conduire à la « découverte » d’une telle solution.
CE, ord., 09/01/2014, Dieudonné M'Bala M'Bala
Vu le recours, enregistré le 9 janvier 2014 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présenté par le ministre de l’intérieur, qui demande au juge des référés du Conseil d’Etat :
1°) d’annuler l’ordonnance n° 1400110 du 9 janvier 2014 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Nantes, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, a suspendu l’exécution de l’arrêté du 7 janvier 2014 du préfet de la Loire-Atlantique portant interdiction du spectacle « Le Mur » le 9 janvier 2014 à Saint-Herblain ;
2°) de rejeter la demande présentée, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, devant le juge des référés du tribunal administratif de Nantes par la société Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala ;
il soutient que :
- le préfet a pu, sans illégalité, procéder à l’interdiction du spectacle à raison de son contenu dès lors que ce dernier est connu et porte atteinte à la dignité de la personne humaine ;
- le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a entaché son ordonnance d’une erreur manifeste d’appréciation en estimant que les troubles à l’ordre public susceptibles d’être provoqués par le spectacle n’étaient pas suffisants pour justifier la mesure attaquée ;
Vu l’ordonnance attaquée ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, le ministre de l’intérieur et, d’autre part, la société Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala
Vu le procés-verbal de l’audience publique du 9 janvier 2014 à 17 heures au cours de laquelle ont été entendus :
- la représentante du ministre de l’intérieur ;
- Me Rousseau, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de la société Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala ;
- Me Ricard, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de la société Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala :
- les représentants de la société Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala ;
et à l’issue de laquelle le juge des référés a clos l’instruction ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution, notamment le Préambule ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Vu le code pénal ;
Vu le code général des collectivités territoriales ;
Vu la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion ;
Vu la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;
Vu les décisions du Conseil d’Etat, statuant au contentieux, Benjamin du 19 mai 1933, commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995 et Mme Hoffman-Glemane du 16 février 2009 ;
Vu le code de justice administrative ;
1. Considérant qu'aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures » et qu’aux termes de l’article L. 522-1 dudit code : « Le juge des référés statue au terme d’une procédure contradictoire écrite ou orale. Lorsqu’il lui est demandé de prononcer les mesures visées aux articles L. 521-1 et L. 521-2, de les modifier ou d’y mettre fin, il informe sans délai les parties de la date et de l’heure de l’audience publique (…) ;
2. Considérant que le ministre de l’intérieur relève appel de l’ordonnance du 9 janvier 2014 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a suspendu l’exécution de l’arrêté du 7 janvier 2014 du préfet de la Loire-Atlantique portant interdiction du spectacle « Le Mur » le 9 janvier 2014 à Saint-Herblain ;
3. Considérant qu’en vertu de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, il appartient au juge administratif des référés d’ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale ; que l’usage par le juge des référés des pouvoirs qu’il tient de cet article est ainsi subordonné au caractère grave et manifeste de l’illégalité à l’origine d’une atteinte à une liberté fondamentale ; que le deuxième alinéa de l’article R. 522-13 du code de justice administrative prévoit que le juge des référés peut décider que son ordonnance sera exécutoire aussitôt qu’elle aura été rendue ;
4. Considérant que l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ; qu’il appartient aux autorités chargées de la police administrative de prendre les mesures nécessaires à l’exercice de la liberté de réunion ; que les atteintes portées, pour des exigences d’ordre public, à l’exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées ;
5. Considérant que, pour interdire la représentation à Saint-Herblain du spectacle « Le Mur », précédemment interprété au théâtre de la Main d’Or à Paris, le préfet de la Loire-Atlantique a relevé que ce spectacle, tel qu’il est conçu, contient des propos de caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et font, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l’apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale ; que l’arrêté contesté du préfet rappelle que M. Dieudonné M’Bala M’Bala a fait l’objet de neuf condamnations pénales, dont sept sont définitives, pour des propos de même nature ; qu’il indique enfin que les réactions à la tenue du spectacle du 9 janvier font apparaître, dans un climat de vive tension, des risques sérieux de troubles à l’ordre public qu’il serait très difficile aux forces de police de maîtriser ;
6. Considérant que la réalité et la gravité des risques de troubles à l’ordre public mentionnés par l’arrêté litigieux sont établis tant par les pièces du dossier que par les échanges tenus au cours de l’audience publique ; qu’au regard du spectacle prévu, tel qu’il a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale relevés lors des séances tenues à Paris ne seraient pas repris à Nantes ne suffisent pas pour écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine ; qu’il appartient en outre à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises ; qu’ainsi, en se fondant sur les risques que le spectacle projeté représentait pour l’ordre public et sur la méconnaissance des principes au respect desquels il incombe aux autorités de l’Etat de veiller, le préfet de la Loire-Atlantique n’a pas commis, dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative, d’illégalité grave et manifeste ;
7. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que le ministre de l’intérieur est fondé à soutenir que c’est à tort que, par l’ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a fait droit à la requête présentée, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, par la SARL Les Productions de la Plume et par M. Dieudonné M’Bala M’Bala et à demander le rejet de la requête, y compris les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative, présentée par ce dernier devant le juge des référés du tribunal administratif de Nantes ;
O R D O N N E :
Article 1er : L’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Nantes en date du 9 janvier 2014 est annulée.
Article 2 : La requête présentée par la SARL Les Productions de la Plume et par M. Dieudonné M’Bala M’Bala devant le juge des référés du tribunal administratif de Nantes, y compris les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative, est rejetée.
Article 3 : En application de l’article R. 522-13 du code de justice administrative, la présente ordonnance est immédiatement exécutoire.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée au ministre de l’intérieur, à la SARL Les Productions de la Plume et à M. Dieudonné M’Bala M’Bala.
