La souveraineté de la France au prisme de la construction européenne (dissertation)

Introduction

Jean BODIN est l’un des premiers auteurs à évoquer la notion de souveraineté qu’il entend comme le « pouvoir de contraindre sans être contraint » (J. BODIN, Les six livres de la République, 1576). Pour Maurice HAURIOU, « la souveraineté ou supremitas est étymologiquement le pouvoir le plus haut ». Il considère qu’elle doit s’entendre de deux façons : à la fois comme une souveraineté externe, en droit international public, et comme une souveraineté interne, c’est-à-dire la puissance des pouvoirs du gouvernement sur un territoire.

Cette souveraineté permet de garantir l’existence même de l’État et appartient à la nation : l’article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 prévoit d’ailleurs qu’ « aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Toutefois, cette souveraineté de l’État peut apparaitre contestée ou menacée, notamment par la construction de l’Union européenne. En effet, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, la France s’est lancée avec d’autres pays du continent européen dans la mise en œuvre d’une alliance au départ économique, mais de plus en plus politique. La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) est devenue la Communauté économique européenne (CEE), puis plus récemment l’Union Européenne (UE). En s’élargissant et au fil des traités lui octroyant toujours plus de compétences, elle s’est dotée de véritables institutions politiques. Certains voient en l’UE une importante menace pour la souveraineté de notre pays à laquelle elle porterait largement atteinte.

Mais la souveraineté de la France est-elle réellement remise en cause par la construction européenne ?

Effectivement, il faut remarquer que le maintien de la souveraineté de la France apparaît difficilement conciliable avec la construction européenne actuelle (I), mais malgré les menaces et la place prise par l’Union européenne, la France préserve encore une part non-négligeable de sa souveraineté (II).

I - Une souveraineté difficilement conciliable avec la construction européenne

Évidemment à ce titre, se pose la question de la suprématie du droit de l’Union européenne (A) alors que cette dernière est vue comme une entité supranationale à même de remplacer l’État souverain dans l’exercice de nombreuses compétences (B).

A - La question de la suprématie du droit de l'UE

L’émergence du droit de l’UE et d’une certaine suprématie de ce dernier sur le droit national se traduit par les effets juridiques directs de nombreux actes normatifs européens (1). Ainsi, l’ordre juridique français et sa Constitution se trouvent largement confrontés à cette émergence (2).

1 - Les effets juridiques directs d’actes normatifs européens

Le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) prévoit ainsi plusieurs outils normatifs qui produisent des effets sur le territoire national de chaque État membre. L’article 288 alinéa du TFUE pose le principe d’application directe et obligatoire des règlements européens dans l’ordre juridique national. En effet, il précise que « le règlement a une portée générale. Il est obligatoire dans tous ses éléments et il est directement applicable dans tout État membre ». Comme les autres membres, la France doit se borner à appliquer stricto sensu ces mesures à caractère règlementaire. Dès 1990, le Conseil d’État dégage la compatibilité qui doit obligatoirement exister entre les lois nationales et les règlements européens (CE, 24 septembre 1990, Boisdet).

L’alinéa 3 de l’article 288 TFUE prévoit, quant à lui, que « la directive lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens ». Une fois adoptée par les institutions de l’UE, une directive européenne doit être transposée en droit interne. Cette transposition doit être effectuée dans un délai certain et fixé préalablement par la directive elle-même. Elle doit permettre d’atteindre les objectifs qu’elle a fixé, mais sous la forme et par les moyens les mieux adaptés à chaque État membre. Le juge administratif reconnait la primauté des orientations émises par les directives sur les règlements nationaux qui doivent s’y conformer et être abrogés en cas d’incompatibilité (CE Ass., 3 fév. 1989, Compagnie Alitalia). Aussi, le Conseil d’État va jusqu’à reconnaitre en 1992, la primauté des directives sur les lois (CE Ass., 28 fév. 1992, SA Rothmans International France). Cet élan jurisprudentiel se poursuit, l’assemblée du contentieux de la Haute-juridiction venant préciser qu’un texte national qui serait incompatible avec les objectifs d’une directive, même si celle-ci n’a pas été transposée en droit interne, ne doit plus être appliqué à l’expiration du délai de transposition (CE Ass. 6 fév. 1998, Tête).

Enfin, l’alinéa 4 de l’article 288 TFUE précise que « la décision est obligatoire dans tous ses éléments. Lorsqu'elle désigne des destinataires, elle n'est obligatoire que pour ceux-ci ». Cet acte juridique européen, obligatoirement applicable dans la totalité de ses dispositions, est généralement adressé à des destinataires mentionnés en particulier.

Cette édiction de normes européennes toujours plus importante, au détriment du pouvoir national de chaque État de créer sa propre législation, traduit parfaitement les craintes que suscite l’UE quant à la persistance de la souveraineté de la France. Au-delà se pose évidemment la problématique de la reconnaissance de l’ordre juridique communautaire par notre Constitution et l’ordre juridique français.

2 - L’ordre juridique français confronté à l’ordre juridique communautaire

Effectivement, la pyramide des normes théorisée par Hans KELSEN pose une certaine hiérarchisation des normes juridiques entre elles. Alors-même que la Cour de justice des communautés européenne a consacré, dès 1964, le principe de primauté du droit européen sur le droit national (CJCE, 15 juillet 1964, Costa c./ Enel), le Conseil constitutionnel et nos juridictions nationales se sont également prononcés sur cette question. Si la Cour de Cassation (Cass. 24 mai 1975, Sté des cafés J. Vabre), puis le Conseil d’État (CE, 20 oct. 1989, Nicolo) ont reconnu la primauté des traités européens sur les lois, le Conseil constitutionnel a dû avoir une approche un peu différente tant la force de la Constitution française se doit d’être préservée.

Le Conseil d’État avait pu préciser déjà que le juge national n’avait pas à contrôler la conformité d'une disposition constitutionnelle à un traité (CE Ass., 30 octobre 1998, Sarran Levacher). Le Conseil constitutionnel a réaffirmé également la place privilégiée de la Constitution française dans la hiérarchie des normes, notamment à deux reprises lorsqu’elle était confrontée à l’émergence du droit européen (décisions n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004 et n° 2007-560 DC du 20 décembre 2007). Les Sages confortent ainsi cette place, malgré l’emploi de la notion de « Constitution européenne » dans un traité que les français rejetèrent en 2005. De plus, si le Conseil constitutionnel reconnaît que la transposition d’une directive est une exigence constitutionnelle en vertu de l’article 88-1 de notre Constitution (Décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l'économie numérique), il reconnaît aussi que la ratification de certains traités par la France ne peut se faire qu’après une révision de la Constitution. Ce qui sera fait à plusieurs reprises dans le passé, notamment pour le traité de Maastricht ou encore le traité de Lisbonne. Le droit européen va jusqu’à entrainer la modification des lois fondamentales de nombreux États, comme la France, ce qui démontre une perte certaine de leur souveraineté au profit de l’entité supranationale qu’est l’UE.

B - Vers une évolution de l'État souverain au profit d'une entité supranationale

Cette perte de souveraineté face à l’ordre juridique européen se traduit aussi par l’émergence d’une forte entité supranationale à qui sont transférées plusieurs compétences régaliennes des États (1), tandis que cette dernière se dote d’institutions lui conférant une certaine souveraineté politique (2).

1 - Des compétences régaliennes exercées par l’UE

La souveraineté de chaque État se traduit par les politiques publiques qu’il mène, indépendamment des autres pays, sur son propre territoire. Elle se traduit notamment par des compétences régaliennes, y compris dans les États fédéraux (à la strate fédérale), telles que la monnaie nationale, la politique environnementale, la défense, la police, les affaires étrangères etc.

Petit à petit, les États membres, au premier rang desquels la France  - qui figure parmi les pays fondateurs de l’UE - ont procédé à des transferts considérables de compétences et particulièrement de certaines compétences pourtant régaliennes. Certaines d’entre-elles sont devenues des compétences exclusives que seule l’UE peut exercer (art. 3 du TFUE). Ainsi, depuis le début des années 2000, la France est membre de la zone Euro laissant à l’Union européenne et à la Banque centrale de Francfort la complète gestion d’une politique monétaire unique. Il en est largement de même pour sa politique commerciale. D’autres compétences – très larges – se trouvent aussi partagées (art. 4 TFUE) entre la France et l’entité européenne. C’est notamment le cas de l’agriculture, de la politique environnementale, de l’énergie, de la santé publique ou encore des transports. Elles sont soumises au célèbre principe de subsidiarité qui autorise l’Union à intervenir au détriment des États membres si l’échelon européen est plus à même de mettre en œuvre ces politiques plus efficacement.

Plus qu’auparavant, l’État-nation se trouve limité dans ses politiques publiques puisque nombre d’entre-elles sont menées totalement ou en partie par l’UE, conformément aux traités. Cette souveraineté « européenne » en expansion se traduit aussi par le pouvoir des institutions politiques de l’Union.

2 - Une entité dotée d’une souveraineté politique et d’institutions

L’Union européenne s’est dotée, depuis plusieurs décennies, de véritables institutions dignes d’un État souverain. L’article 47 du TUE dote d’ailleurs l’Union de la personnalité juridique. Son article 13 §1 en liste les différentes institutions : le Parlement européen, le Conseil, le Conseil européen, la Commission, la Cour de justice, la Banque centrale et la Cour des comptes de l’UE. Comme dans un État souverain, ces différentes institutions exercent, pour certaines d’entre-elles, les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire à l’échelle européenne.

La Commission européenne et le Conseil sont ainsi chargés des compétences exécutives notamment de proposer une législation, d’exécuter le budget de l’UE et de la mise en œuvre de ses politiques. Cela s’apparente finalement à l’exécutif qui peut exister dans n’importe quel pays, à savoir le Président de la République et le gouvernement pour La France. De son côté, le Parlement européen, où siègent des députés élus dans chaque État membre, dispose du pouvoir législatif : il adopte les différents actes législatifs de l’UE et son budget. Là encore, cela s’apparente quelque peu au fonctionnement classique d’un État où le Parlement mène de telles missions.

Finalement, les plus critiques diront que l’UE se dirige vers un fonctionnement fédéral où les États membres s’apparenteraient à des États fédérés, limités dans leurs pouvoirs politiques et dans leurs compétences. Pour autant, on ne peut pas dire que cela soit le cas à l’heure actuelle, les États membres conservant plusieurs attributions qui font leur souveraineté. Ils n’ont pas remis la totalité de leur souveraineté à l’Union.

II - Une souveraineté étatique malgré tout préservée

La souveraineté de la France est malgré tout largement préservée. Il faut dire que la souveraineté apparaît comme une nécessité à la persistance même de l’existence de l’État (A). En conséquence, elle se traduit encore largement dans une dimension nationale et internationale (B).

A - La souveraineté : une nécessité quant à l'existence même de l'État

La souveraineté se traduit à travers une certaine puissance étatique, nécessaire à l’existence même de l’État dont elle est un élément constitutif (1). Aussi, rien n’empêche la France, comme d’autres États, de sortir purement et simplement de l’UE (2).

1 - La souveraineté comme élément constitutif de l’État

Pour Raymond CARRÉ DE MALBERG, l’État ne peut exister que lorsque plusieurs critères sont réunis. Parmi ces critères, on retrouve la puissance publique, c’est-à-dire la souveraineté étatique.  Aussi, pour le Pr. Bertrand MATHIEU, la souveraineté apparaît comme « la caractéristique juridique essentielle de l’État » (B. MATHIEU et P. ARDANT, Droit constitutionnel et institutions politiques, LGDJ, 2015, p. 32).

Nul doute que la France est qualifiée d’État souverain et reconnu comme tel dans le Monde. Elle dispose bien d’une puissance, d’une souveraineté, qu’elle exerce sur le territoire français et le peuple français. D’ailleurs, l’article 3 de la Constitution mentionne notamment que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Cette souveraineté est aussi confirmée par la possibilité toujours offerte, à un État membre, de sortir de l’Union européenne pour retrouver une souveraineté pleine et entière.

2 - La possible sortie de l’Union européenne

En effet, la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, appelée « Brexit », a démontré la possibilité pour un État membre de retrouver toute sa souveraineté, sans d’ailleurs que l’UE ne puisse l’en empêcher. Le peuple souverain du Royaume-Uni a ainsi voté en faveur d’une sortie de l’UE, à près de 52 %, lors du référendum organisé dans le pays le 23 juin 2016. Un tel référendum pourrait être organisé en France, si le peuple et les dirigeants le souhaitent. A ce titre, l’article 50 1° du TUE précise d’ailleurs que « tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union ».

Cela démontre donc que l’État reste souverain, tout du moins en partie, puisqu’il peut décider sans aucune contrainte ou contrepartie, de sortir de l’UE. Toutefois, la place prise par cette entité supranationale complique la tâche de l’État qui veut partir. On le voit bien avec le Royaume-Uni qui cherche un accord qui lui est plutôt favorable, notamment du point de vue économique, pour conserver un partenariat indispensable avec l’Union. Chaque État membre conserve donc une certaine souveraineté, qu’il exerce plus concrètement sur la scène nationale et internationale.

B - La souveraineté : une traduction concrète nationale et internationale

La souveraineté de la France se traduit toujours sur son territoire national (1) et sur la scène mondiale (2).

1 - Une souveraineté interne maintenue

Le titre 1er de notre Constitution a trait à la souveraineté que la France exerce sur son territoire. Celle-ci s’exerce toujours à travers les représentants élus par le peuple et par le peuple lui-même dans le cadre des référendums, en vertu de l’article 3 de la Constitution. D’ailleurs, si les actes européens ont une force dans l’ordre juridique français, le Conseil Constitutionnel précisait que la transposition d’une directive européenne pouvait s’avérer impossible dans le cas où elle porterait atteinte à « un principe inhérent à l’identité constitutionnelle » française (Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006). Cela marque aussi la persistance d’une souveraineté de la nation française.

Enfin, les institutions politiques françaises continuent à mener des politiques publiques au-delà des compétences exclusives de l’Union ou de celles partagées avec elle. L’Assemblée nationale et le Sénat votent les lois même si nombre de ces textes sont la conséquence des directives de l’Union européenne.

Cette souveraineté continue aussi à s’exercer sur la scène internationale.

2 - Une souveraineté persistante sur la scène internationale

La France, comme d’autres États membres, reste tout à fait souveraine sur la scène internationale. Elle conserve ainsi son rang dans le « concert des nations », en souscrivant à un certain nombre de relations privilégiées avec d’autres États dans le monde, y compris en dehors de l’UE. Notre pays conserve son siège de membre permanent des Nations-Unies, alors même que certaines voies demandaient que le siège soit désormais octroyé à l’Union (https://www.lepoint.fr/europe/onu-l-allemagne-veut-que-la-france-cede-son-siege-au-conseil-de-securite-30-11-2018-2275513_2626.php).

Il faut noter que la souveraineté de la France ne semble pas réellement menacée sur la scène internationale, l’Union européenne ayant toujours du mal à y parler d’une seule voix, tant les enjeux et intérêts internationaux de certains de ses membres sont antinomiques. Elle peine aussi à mettre en œuvre une véritable politique de défense commune au niveau européen, rejetée déjà à l’époque par le Général de Gaulle. Au-delà de l’Union, les États membres sont donc reconnus sur la scène internationale.