Introduction
Il est des arrêts dont le nom évoque à lui seul tout un pan de l'histoire du droit administratif. L’arrêt Cohn-Bendit est de ceux-là : outre la célébrité du justiciable qui en est à l'origine, cette solution reflète la longue et tumultueuse relation entre un juge administratif français plus que centenaire et un ordre juridique communautaire naissant, auquel la Cour de Luxembourg s'attachait à assurer un avenir des plus radieux. L’arrêt d'assemblée Perreux du 30/09/2009 clos cette histoire par un chapitre final où les héros de l'histoire semblent, enfin, en paix.
L'affaire concerne Mme. Perreux, magistrate et responsable syndicale au sein du Syndicat de la magistrature. L'intéressée a présenté, à trois reprises, sa candidature à un poste de chargée de formation à l'Ecole nationale de la magistrature (ENM), mais, en chaque circonstance, une autre candidature fut retenue. Sa dernière demande fut rejetée et elle fut nommée, par décret du 24/08/2006, vice-présidente chargée de l'application des peines au Tribunal de grande instance de Périgueux. Dans le même temps, une autre magistrate, Mme. B, était, selon Mme. Perreux, nommée par le même décret au sein de l'administration centrale, tandis qu'un arrêté du 29/08/2006 du ministre de la justice lui confiait les fonctions de juge de l'application des peines au Tribunal de grande instance de Périgueux, en qualité de chargée de formation à l'ENM à compter du 1°/09/2006. Mme. Perreux contesta la légalité de ces deux décisions. Mais, le Conseil d’État ne statua que sur celle de l’arrêté. En effet, les contestations contre le décret donnèrent lieu, s'agissant de la nomination de Mme. Perreux, à un désistement de sa part et, s'agissant de la nomination de Mme. B, à une déclaration d'irrecevabilité des conclusions de la part du juge administratif, l'acte en cause ne comportant pas cette mesure. Les conclusions de l'intéressée contre l’arrêté furent, cependant, jugées recevables, Mme. Perreux ayant intérêt à agir dès lors qu'elle pouvait prétendre aux mêmes fonctions au sein de l'ENM que Mme. B.
Mme. Perreux conteste donc la légalité de cet arrêté en soutenant que sa candidature à un poste à l'ENM a été rejetée en raison de ses engagements syndicaux. Estimant avoir fait l'objet d'une discrimination, elle invoque le bénéfices des règles relatives à la charge de la preuve en la matière, fixées par l'article 10 de la directive communautaire du 27/11/2000. A l'époque de l’arrêté, cette dernière n'avait pas encore été transposée malgré l'expiration du délai pour ce faire (la transposition n'a été réalisée que par l'article 4 de la loi du 27/05/2008).
En vertu d'une jurisprudence classique du nom du célèbre homme politique franco-allemand, M. Daniel Cohn-Bendit, cette requête aurait du être rejetée puisqu'elle conduisait à confronter directement une décision individuelle, l’arrêté, à une directive communautaire. Or, le Conseil d’État considérait qu'à l'inverse des règlements communautaires, les directives étaient dépourvues d'effet direct. En effet, l'article 189 du traité de Rome (aujourd'hui article 288 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne) prévoit que la directive fixe un objectif à atteindre aux Etats membres dans un délai imparti, tout en leurs laissant le choix des moyens pour y parvenir. En d'autres termes, la directive ne produit pas, par elle-même, d'effets de droit au profit ou à la charge des administrés. Elle ne les concerne que par la médiation de la norme nationale de transposition. C'est cette dernière qui est source de droit pour les justiciables. Sur cette base, le juge administratif refusait, donc, depuis 1978, d'annuler un acte administratif individuel directement contraire à une directive communautaire.
Cette position tranchait avec celle de Cour de justice des communautés européennes (CJCE), aujourd'hui Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) qui, elle, reconnaissait une applicabilité directe à toutes les directives. Cette solution s'inscrivait dans le contexte d'un ordre juridique communautaire naissant, alors, en quête d'affirmation. Face aux oppositions des juridictions nationales, la Cour de Luxembourg devait, cependant, nuancer sa position en ne reconnaissant un effet direct qu'aux directives précises et inconditionnelles. De son coté, le Conseil d’État faisait, lui aussi, évoluer sa jurisprudence en développant des solutions permettant soit de sanctionner un acte réglementaire contraire à une directive, soit d'annuler une décision individuelle se fondant sur un acte réglementaire lui-même contraire à une directive. Si cette technique, dite de l'invocabilité d'exclusion, permettait de garantir l'effectivité du droit communautaire dans la majorité des hypothèses, elle laissait, cependant, intact la position de principe contenue dans l’arrêt Cohn-Bendit.
L’arrêt d'assemblée Perreux du 30/10/2009 est, alors, l'occasion pour le Conseil d’État d'aligner sa jurisprudence sur celle de la CJUE. Il reconnaît aux justiciables la possibilité de se prévaloir directement, à l'appui d'un recours dirigé contre un acte administratif individuel, d'une directive communautaire non transposée, dès lors d'une part que le délai de transposition est expiré et d'autre part que les dispositions de la directive sont précises et inconditionnelles. Ce faisant, il consacre ce que l'on a appelé un invocabilité de substitution propre à garantir la pleine effectivité du droit communautaire. Désormais, la carence de l’État à transposer les directives ne sera plus de nature à priver les justiciables des droits qu'ils tiennent des directives. En l'espèce, cependant, l'article 10 de la directive n'est pas inconditionnel. Le Conseil d’État juge, alors, qu'il est dépourvu d'effet direct.
Il convient donc d’étudier, dans une première partie, les réticences exprimées par le Conseil d’État face à un droit communautaire en pleine affirmation (I) et d'analyser, dans une seconde partie, la pleine effectivité du droit communautaire que la jurisprudence Perreux garantit désormais (II).
I – Une affirmation du droit communautaire qui se heurte au Conseil d'Etat
Droit naissant, le droit communautaire a, dès les années 1960, tenté de s'affirmer face aux ordres juridiques nationaux, notamment au travers de la jurisprudence, plus qu'ambitieuse, de la CJCE. Face à cette situation, le Conseil d’État s'est montré réticent à accorder à ce droit novice une portée qui aille au-delà de ce qui était requis par le traité de Rome. C'est, ainsi, que, conformément à ce dernier, il a refusé de reconnaître aux directives un effet direct (A) et a maintenu cette position de principe jusqu'à l’arrêt Perreux, même si de larges contournement étaient, dans les faits, possibles (B).
A – Un refus des plus nets : les directives n'ont pas d'effet direct
La position prise par le juge administratif français à l'occasion de l'arret Cohn-Bendit a fait l'objet de nombreuses critiques, alors qu'elle apparaissait, pourtant, comme une fidèle transcription du traité de Rome lui-même (1). Ces critiques se justifient, sans doute, par le fait qu'elle s'est avérée en total décalage avec la solution, déjà annonciatrice de beaux jours pour le droit communautaire, retenue par la CJCE (2).
1 – Une solution critiquée, mais fidèle au traité de Rome
C'est par une décision dont le retentissement a dépassé les frontières hexagonales que le Conseil d’État a adopté la position à laquelle la jurisprudence Perreux met fin (CE, ass., 22/12/1978, Ministre de l'intérieur c. Cohn-Bendit). Par cet arrêt, la Haute juridiction refusait, en effet, de reconnaître un effet direct aux directives, et ce quel que soit le degré de précision de leurs dispositions. Concrètement, cette solution signifiait que les justiciables ne pouvaient invoquer à l'appui d'un recours dirigé contre un acte administratif individuel la violation d'une directive communautaire non transposée, alors même que le délai de transposition était expiré. La confrontation directe entre ces deux actes n'était, ainsi, pas permise.
Cette position fut longuement critiquée par la doctrine et interprétée comme une « révolte » du juge administratif français vis-à-vis de l'ordre juridique communautaire. Elle s'appuyait, pourtant, sur une lecture fidèle du traité de Rome lui-même. Son article 189 distingue, en effet, nettement les règlements des directives. Les premiers sont directement applicables dans les Etats membres et ne nécessitent l'intervention d'aucune norme nationale pour produire des effets de droit. A l'inverse, les secondes ne produisent d'effet en droit interne que par la médiation d'une norme nationale qu'il revient aux Etats d'adopter (loi ou règlement). Les directives ne créent, donc, pas, par elles-mêmes, de droits et d'obligations pour les justiciables ; c'est la norme interne de transposition qui remplit cette fonction et qui doit servir de fondement aux requêtes des administrés. La lettre de l'article 189 du traité communautaire apparaissait, ainsi, en parfaite adéquation avec la solution de l’arrêt Cohn-Bendit.
C'est là qu'apparaît toute la particularité de cette jurisprudence : elle consacrait une solution pour le moins peu consensuelle, tout en faisant une lecture fidèle des textes communautaires. Ce paradoxe s'explique peut-être par le fait que cette position tranchait avec la position prise par le juge communautaire.
2 – Une position qui tranche avec la solution pleine d'ambition de la CJCE
La position prise par la CJCE est à l’extrême opposé de celle retenue par l’arrêt Cohn-Bendit. Elle ne peut être analysée indépendamment du principe consacré, dès 1963, de l'applicabilité directe du droit communautaire dans son ensemble (CJCE, 05/02/1963, Van Gend en Loos c. Administration fiscale néerlandaise). Pour le juge communautaire, cette solution visait à tirer, au plan contentieux, toutes les conséquences de l'objectif de création d'un marché commun, dont le fonctionnement intéresse tant les Etats membres que leurs justiciables. Cette particularité de la Communauté européenne impliquait, alors, de reconnaître un effet direct aux normes communautaires.
Afin de donner son plein effet à ce principe, la CJCE va le transposer aux directives par deux arrêts (CJCE, 17/12/1970, So. SACE c. Ministre des finances de la République italienne ; CJCE, 04/12/1974, Van Duyn c. Home Office). Pour la Haute Cour, cette solution se justifie par l'effet contraignant que l'article 189 reconnaît aux directives. En effet, au travers de ces dernières, c'est une véritable obligation de faire qui est imposée aux Etats membres par les autorités de Bruxelles Dès lors, si les administrés ne pouvaient s'en prévaloir en justice, l'effet utile des directives se trouverait considérablement affaibli.
Si la CJCE se fonde sur l'article 189 du traité de Rome, c'est pour en faire une interprétation pour le moins constructive, qui s'appuie plus sur sa finalité que sur sa lettre même. Cette solution revient, ainsi, à assimiler règlements et directives. Pour la comprendre, elle doit être replacée dans le contexte d'un ordre juridique communautaire naissant où la Haute cour devait, pour lui donner son plein essor, s'attacher à conférer à ses normes la plus grande portée possible. La jurisprudence de la CJCE en matière de directives apparaît, alors, comme l'une des étapes du chemin emprunté par le droit communautaire pour s'affirmer face aux ordres juridiques nationaux.
Cependant, face aux contestations émanant de différentes juridictions nationales, le juge communautaire va nuancer sa position, tandis que le Conseil d’État empruntera le chemin inverse.
B – Un principe maintenu, mais contourné
Les trois décennies qui ont précédées l’arrêt Perreux ont permis au Conseil d'Etat de développer une jurisprudence permettant un large contournement de l'interdit consacré par l’arrêt Cohn-Bendit, au travers de ce que l'on a appelé l'invocabilité d'exclusion (2). Parallèlement, comme un pas vers le juge administratif français, la CJCE devait limiter les hypothèses d'applicabilité directe des directives (1).
1 – La main tendue par la CJCE
Les réserves qu'exprimaient l’arrêt Cohn-Bendit, ainsi que diverses décisions de juridictions européennes ont conduit la CJCE a nuancer sa position en limitant le champ de l'applicabilité directe des directives. Ainsi, selon la nouvelle formulation de la Haute cour, une directive n'est dotée d'un effet direct que dès lors d'une part que l’État ne l'a pas transposée dans les délais impartis et d'autre part que ses dispositions présentent un caractère précis et inconditionnel (CJCE, 05/04/1979, Ministère public c. Ratti).
Cette invocabilité, dite de substitution, vient, ainsi, sanctionner la carence de l’État à n'avoir pas respecté ses obligations communautaires. Mais, ce faisant, la CJCE restreint considérablement l'effet direct jadis reconnu aux directives et rétablit, ainsi, une distinction minimale entre ces dernières et les règlements. Cette main tendue au juge administratif français ne sera véritablement saisie que par l’arrêt Perreux. Entre temps, le Conseil d’État développera, via la technique de l'invocabilité d'exclusion, un ensemble de solutions permettant un large contournement de la solution de 1978.
2 – La consécration d'une invocabilité d'exclusion
Tout en maintenant la position de principe de l’arrêt Cohn-Bendit, le Conseil d’État va développer une jurisprudence permettant d'esquiver l'impossibilité pour les justiciables d'invoquer directement une directive à l'encontre d'un acte administratif individuel. Ces solutions étaient de nature à assurer, de manière détournée, la pleine effectivité du droit communautaire dans la majorité des hypothèses. La technique utilisée a été qualifiée d'invocabilité d'exclusion : elle permet d'écarter l'application de normes nationales contraires aux objectifs des directives. Elle a donné lieu à un ensemble de décisions que le Conseil d’État synthétise dans l’arrêt Perreux de la façon suivante : « tout justiciable peut en conséquence demander l'annulation des dispositions réglementaires qui seraient contraires aux objectifs définis par les directives et, pour contester une décision administrative, faire valoir, par voie d'action ou par voie d'exception, qu'après l'expiration des délais impartis, les autorités nationales ne peuvent ni laisser subsister des dispositions réglementaires, ni continuer de faire application des règles, écrites ou non écrites, de droit national qui ne seraient pas compatibles avec les objectifs définis par les directives ».
Un requérant peut, ainsi, contester par voie d'action la légalité d'actes réglementaires contraires aux directives : il peut s'agir des mesures réglementaires de transposition (CE, 28/09/1984, Confédération nationale des sociétés de protection des animaux) ou de mesures réglementaires tierces (CE, 07/12/1984, Fédération française des sociétés de protection de la nature). Dans le même sens, le Conseil d’État censure le refus de l'administration d’abroger des dispositions réglementaires, antérieures ou postérieures à une directive, et contraires aux objectifs qu'elle définit (CE, ass., 3/02/1989, Cie Alitalia). Par ailleurs, dès l’édiction d’une directive, l’administration ne peut légalement adopter de mesures règlementaires qui seraient de nature à compromettre gravement la réalisation du résultat prescrit par la directive (CE, 10/01/2001, France Nature Environnement). Plus récemment, le Conseil d’Etat a jugé que le refus par l’autorité administrative d’adopter des mesures règlementaires de transposition est une décision susceptible de recours pour excès de pouvoir à l’appui duquel la méconnaissance de l’obligation de transposition pourra être invoquée (CE, ass., 17/12/2021, M. Q).
Plus intéressante est l'invocabilité d'exclusion lorsqu'elle est utilisée par la voie de l'exception. Concrètement, il s'agit pour un administré de contester la légalité d'un acte administratif individuel au motif qu'il se fonde sur une norme nationale elle-même contraire aux objectifs d'une directive. En cas de contrariété, la norme nationale est écartée et la mesure individuelle est annulée pour défaut de base légale. Cette technique a été admise dès 1991 dans l'hypothèse où un acte individuel avait été pris sur la base d'un décret illégal pour avoir transposé incorrectement une directive (CE, 08/07/1991, Palazzi). Ce type de raisonnement a, ensuite, été étendu à l'ensemble des hypothèses où il y a défaut de transposition. Ainsi, cette logique a été appliquée au cas où c'est une loi (incompatible avec une directive) qui sert de base légale à un règlement sur le fondement duquel une mesure individuelle a été prise (CE, ass., 28/02/1992, SA Rothmans International France). Ce processus jurisprudentiel a été couronné lorsque le Conseil d’État a admis l'invocabilité d'exclusion dans l'hypothèse où la règle de droit interne contraire à la directive résulte non d'une loi ou d'un règlement, mais d'une norme jurisprudentielle (CE, ass., 06/02/1998, Tête).
Bien avant l’arrêt Perreux, tout acte administratif individuel contraire aux objectifs d’une directive pouvait, donc, être annulé en contestant, par voie d'exception, la non-conformité à cette directive de la norme nationale (loi, règlement, jurisprudence) lui servant de base légale. Autrement dit, si la position de principe de l’arrêt Cohen-Bendit demeurait (le juge refusait toujours de confronter directement un acte individuel à une directive), elle était dans les faits, vidée presque intégralement de sa substance. La voie était, alors, ouverte pour un abandon, cette fois-ci formel, de la solution de 1978.
II – Un juge administratif qui garantit la pleine effectivité du droit communautaire
Avec l’arrêt Perreux, le Conseil d’État accepte, enfin, de confronter directement un acte administratif individuel à une directive non transposée dans le délai imparti, dès lors que ses dispositions sont inconditionnelles et précises. Cette invocabilité de substitution est de nature à garantir la pleine effectivité du droit communautaire (B). Elle se justifie, par ailleurs, par un environnement juridique complètement renouvelé (A).
A – Un revirement justifié par le renouveau de l'environnement juridique
Depuis l’arrêt Cohn-Bendit, l'environnement au sein duquel le juge administratif évolue s'est profondément transformé. Ces changements sont le fait de textes (1), ainsi que d'évolutions jurisprudentielles (2).
1 – L'influence des textes
La solution adoptée dans l’arrêt Perreux peut s'expliquer par deux évolutions textuelles qui ont conforté la place des directives au sein de l'ordre juridique français.
La première est positive et touche la Constitution de 1958. Cette dernière s'est, ainsi, vue adjoindre, à l'occasion de la ratification du traité de Maastricht, un article 88-1 qui prévoit : « La République participe à l'Union européenne constituée d'États qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l'Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, tels qu'ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ». Dans une jurisprudence devenue célèbre, le Conseil d’État a déduit de cet article que la transposition en droit interne des directives constitue une obligation constitutionnelle (CE, ass., 08/02/2007, So. Arcelor Atlantique et Lorraine). La même position avait été prise trois ans auparavant par le Conseil constitutionnel (CC, 10/06/2004, Loi sur la confiance dans l'économie numérique). Cette obligation est rappelée par le Conseil d’État en l'espèce. Elle lui permet de fonder sa décision, puisque la solution consacrée ne vise rien d'autre que de sanctionner le non respect de cette exigence constitutionnelle.
La seconde est négative : ainsi, l'article 189 n'a jamais été visé par les modifications apportées au traite communautaire. Cet article, qui définit la portée des directives, est resté inchangé; seul son numéro d'article a évolué. L'on peut, alors, en déduire que si les Etats avaient voulu dénier tout effet direct aux directives, ils auraient modifié sa substance à l'occasion de l'une des renégociations dudit traité. Or, rien n'a été fait en ce sens. L'interprétation faite par la Cour de Luxembourg de l'article 189 n'a donc pas été invalidée.
A coté de ces évolutions textuelles, ou absence d'évolution, les positions des juridictions européennes ont, elles-aussi, profondément été remaniées.
2 – L'influence des évolutions jurisprudentielles
Depuis l’arrêt Cohn-Bendit, les solutions jurisprudentielles, tant propres au Conseil d’État qu'émanant d'autres juridictions, ont permis une évolution vers la ligne fixée par le juge communautaire.
S'agissant des autres juridictions, il faut noter que la plupart des cours suprêmes européennes ont, à la suite à l’arrêt Ratti, fait évoluer leur position en reconnaissant l'applicabilité directe des directives non transposées, mais inconditionnelles et précises. Il en a été, ainsi, des juridictions allemandes, anglaises ou encore portugaises. En France, la Cour des cassation est allée dans le même sens à partir des années 2000 dans l'hypothèse où la directive ne laisse aucune marge d'appréciation aux Etats membres.
S'agissant du Conseil d’État lui-même, de profonds bouleversements sont intervenus depuis 1978. Celui-ci a, en effet, fini par endosser le rôle de juge communautaire de droit commun qui lui revient. Il veille, ainsi, à la cohérence de sa jurisprudence avec celle de la CJUE. Il retient du renvoi préjudiciel la même conception que celle adoptée par la Cour de Luxembourg. Sur ce dernier point, il reconnaît ainsi, pleinement l'interprétation que la Haute cour donne des traités et des actes de droit dérivé, y compris lorsqu'elle se prononce sur des aspects qui ne figuraient pas dans la question préjudicielle renvoyée (CE, ass., 11/12/2006, So. de Groot En Slot Allium).
Avec l’arrêt Perreux, le juge administratif parfait cette évolution et se dote du dernier des attributs de juge communautaire de droit commun qui lui manquait en consacrant une invocabilité de substitution des directives.
B – Une invocabilité de substitution consacrée
Le Conseil d’État reconnaît, en l'espèce, un effet direct aux dispositions précises et inconditionnelles des directives non transposées (1). Il en fait une application négative aux faits de l'espèce (2).
1 – Un principe : les dispositions précises et inconditionnelles d'une directive non transposée sont dotées de l'effet direct
C'est donc fait : la jurisprudence Cohn-Bendit est abandonnée. Le Conseil d’État reconnaît, en effet, aux justiciables la possibilité de se prévaloir à l'encontre d'un acte administratif individuel des dispositions précises et inconditionnelles d'une directive non transposée dans le délai imparti. En d'autres termes, la Haute juridiction accepte la confrontation directe entre la mesure individuelle et la directive communautaire.
Avec cette solution, le juge administratif suprême admet, ainsi, que les directives peuvent faire naître des droits subjectifs dans le chef des particuliers. En permettant qu'elles leurs soient directement appliquées en cas de défaillance du droit national, il donne au droit communautaire sa pleine effectivité. Désormais, en effet, la carence de l’État ne sera plus de nature à priver les justiciables des droits qu'ils tiennent des directives.
Le Conseil d’État fait, ainsi, sienne la motivation que la Cour de Luxembourg avait soulevée dans l’arrêt Van Gend en Loos. Il admet que la construction européenne repose sur une logique foncièrement différente de celle des autres organisations internationales : ses mécanismes affectent, en effet, tant les Etats membres que leurs ressortissants. Dès lors, la question des directives ne doit pas être appréhendée du seul point de vue de la répartition des compétences entre les Etats membres et les institutions communautaires, mais aussi du point des citoyens qui, in fine, sont les destinataires des droits définis par les normes communautaires, et notamment les directives. L’arrêt Perreux prend acte de cette spécificité et la traduit au plan contentieux.
Les contours de la solution retenue sont, cependant, ceux de l'arrêt Ratti de 1979. Comme dans cette décision, deux conditions doivent être remplies. D'une part, la directive ne doit pas avoir été transposée et le délai de transposition doit être expiré. D'autre part, les dispositions doivent être inconditionnelles et précises. En d'autres termes, il ne faut pas que l'Etat dispose d'une marge d'appréciation dans la transposition de la directive. Cette notion a été précisée par la Conseil d’État en se basant sur la jurisprudence de la CJUE : « il résulte de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne que les dispositions d’une directive sont suffisamment précises dès lors qu’elles énoncent une obligation dans des termes non équivoques et qu’elles sont inconditionnelles lorsqu’elles énoncent un droit ou une obligation qui n’est assorti d’aucune condition ni subordonné, dans son exécution ou dans ses effets, à l’intervention d’aucun acte soit des institutions de l’Union européenne, soit des Etats membres » (CE, avis, 21/03/2011, M. Jin et M. Thiero). Cette seconde condition se justifie par le fait que lorsqu'une directive ne laisse aucune marge de manœuvre à l'Etat, celui-ci a, implicitement, accepté de ne disposer d'aucun pouvoir lors de la transposition. Il a donc indirectement accepté l'application immédiate de la directive.
Comme souvent en cas de revirement de jurisprudence, le Conseil d’État fait, en l'espèce, une application négative de la position de principe retenue.
2 – Une application : l'article 10 de la directive du 27/11/2000 n'est pas doté de l'effet direct
Dans les faits de l’arrêt Perreux, la directive du 27/11/2000 n'avait pas été transposée et le délai de transposition était expiré, à la date de l’arrêté contesté. La requérante demandait, en conséquence, l'annulation de ce dernier pour non conformité au paragraphe 1 de l'article 10 de la directive, article aménageant la charge de la preuve en matière de discrimination.
Cependant, le paragraphe 5 de l'article 10 de la directive comportait une réserve prévoyant que les Etats membres peuvent ne pas appliquer le paragraphe 1 « aux procédures dans lesquelles l'instruction des faits incombe à la juridiction ou à l'instante compétente », ce qui est le cas en droit administratif français. En d'autres termes, l’État français conservait une marge d'appréciation. L'article 10 ne présentait donc pas un caractère inconditionnel. Le Conseil d’État a, alors, jugé que les dispositions de l'article 10 étaient dépourvues d'effet direct et ne pouvaient être invoquées par Mme. Perreux.
Le juge administratif suprême ne s'est pas arreté là pour autant. Il a, en effet, dégagé par voie prétorienne les règles applicables en matière de charge de la preuve dans l'hypothèse d'une éventuelle discrimination. Il juge ainsi : « considérant toutefois que, de manière générale, il appartient au juge administratif, dans la conduite de la procédure inquisitoire, de demander aux parties de lui fournir tous les éléments d'appréciation de nature à établir sa conviction ; que cette responsabilité doit, dès lors qu'il est soutenu qu'une mesure a pu être empreinte de discrimination, s'exercer en tenant compte des difficultés propres à l'administration de la preuve en ce domaine et des exigences qui s'attachent aux principes à valeur constitutionnelle des droits de la défense et de l'égalité de traitement des personnes ; que, s'il appartient au requérant qui s'estime lésé par une telle mesure de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer une atteinte à ce dernier principe, il incombe au défendeur de produire tous ceux permettant d'établir que la décision attaquée repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ; que la conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si la décision contestée devant lui a été ou non prise pour des motifs entachés de discrimination, se détermine au vu de ces échanges contradictoires ; qu'en cas de doute, il lui appartient de compléter ces échanges en ordonnant toute mesure d'instruction utile ». Appliquant ces principes à l'affaire, le Conseil d’État a estimé qu'il n'y avait pas eu de discrimination en se fondant sur les critères exigés des candidats, sur les capacités linguistiques de la concurrente de Mme. Perreux et sur une appréciation des possibilités respectives d'insertion des intéressées au sein de l'équipe pédagogique.
CE, ass., 30/10/2009, Mme. Perreux
https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000021219388/
