Le contrôle des actes internes de transposition des directives devant le Conseil constitutionnel (CC, 10/06/2004 Loi pour la confiance dans l’économie numérique)

Introduction

Bien que l’Union européenne soit l’objet d’incertitudes quant à son devenir, le chemin parcouru depuis les prémisses du Traité de Rome est important. Une multitude de raisons expliquent que le droit de l’Union européenne fasse l’objet d’un traitement spécifique dans le parcours de formation d’un juriste publiciste. 

La décision du 10 juin 2004 du Conseil constitutionnel, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, constitue, ce qu’il est convenu d’appeler, une décision fondatrice. Il avait été saisi par 60 députés et 60 sénateurs de griefs concernant la loi mentionnée. Ceux-ci soutenaient que les dispositions de l’article 6 de la loi attaquée violaient la liberté de communication proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789, l'article 66 de la Constitution, aux droits de la défense, ainsi que le droit à un procès équitable garanti par l'article 16 de cette Déclaration, de même qu’elles étaient entachées d’incompétence négative. Le Conseil constitutionnel souligne qu’elles ne font que « tirer les conséquences nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises » d’une directive européenne. Or, l’article 88-1 de la Constitution faisant obligation à l’État de transposer les actes de l’Union, le Conseil se déclare incompétent pour contrôler la constitutionnalité de la loi de transposition, une solution reprise pour un règlement européen qui nécessite d’adapter la législation nationale (CC, 12/06/2018, n° 2018-765).

Cette solution est, alors, inédite et se révèle fondamentale. En premier lieu, elle prend acte de la spécificité du droit de l’Union dans l’ordre juridique français, spécificité traduite sous le vocable d’« intégration » (I). En second lieu, elle démontre une capacité à assurer la compatibilité entre le droit interne, y compris issu de la Constitution, et le droit de l’Union et inversement (II). 

I - La nécessité de trouver une conciliation

La décision du 10 juin 2004 était attendue. Elle apporte une solution à une problématique essentielle tirée de la spécificité de l’intégration européenne (A). Cette solution répond aux problèmes juridiques posés par cette intégration (B). 

A - La spécificité de l'intégration européenne

Les communautés européennes d’abord, puis l’Union européenne désormais, sont fondées sur une logique substantiellement différente de la logique du droit international (1). Cette particularité a été consacrée en droit constitutionnel français, par l’introduction de l’article 88-1 (2). 

1 - La logique supranationale et l’intégration des ordres juridiques

On trouve trace, dès les origines du projet européen contemporain, de la forme particulière des rapports que les ordres juridiques nationaux et européen sont amenés à entretenir. Le discours fondamental de Robert Schuman, aux toutes premières heures de la naissance de la communauté européenne du charbon et de l’acier, le 9 mai 1950 évoque l’existence d’une Haute autorité « dont les décisions lieront la France ». En transférant à une autorité de forme administrative la possibilité d’adopter des décisions unilatérales, la logique de supranationalité se substitue à celle déterminant les rapports des États parties aux organisations internationales. Dès son baptême, l’Europe prend ses distances avec le droit international classique issu du Traité de Westphalie.    

Cette logique de supranationalité s’est traduite par le terme d’intégration. Pour saisir l’ampleur du phénomène, il faut (re)lire l’ouvrage fondateur du juge Pescatore (P. Pescatore, Le droit de l’intégration, Sijthoff, Leiden, 1972). L’intégration, comme mécanisme de la supranationalité, s’exprime comme l’existence d’un « pouvoir réel et autonome, placé au service d’objectifs communs à plusieurs États ». La démonstration de cette logique intégrative porte sur l’organisation du pouvoir et de la représentativité au sein de l’actuelle Union. On peut, aujourd’hui, constater que l’intégration est une réalité bien plus tangible. L’organisation institutionnelle et juridique de l’Union en est toute empreinte. Ainsi, le Parlement européen, de même que la Commission, tirent leur légitimité non des États membres, « maîtres des Traités » mais de fondements proprement européens. Il s’agit, respectivement, des peuples européens et des intérêts propres de l’Union. Le Conseil de l’Union, organe représentant les chefs d’États et de gouvernement de l’Europe, s’il demeure bien une instance intergouvernementale qui relève d’une logique internationale, ne peut agir que sur proposition de la Commission, et, dans le cadre de la codécision, en accord avec le Parlement. 

2 - Le fondement spécifique de l’article 88-1 de la Constitution 

La condition préalable de la supranationalité est l’« abandon » d’une partie de la souveraineté étatique. Cette condition, souvent mise en avant par les opposants à l’Union européenne fait l’objet d’une mauvaise compréhension. La théorie juridique la plus élémentaire pose comme fondement que la souveraineté réside dans la détention de la compétence de sa compétence (théorie allemande de la Kompetenz-Kompetenz). En d’autres termes, la souveraineté se traduit comme la capacité à n’être limité que par sa propre volonté. La participation à l’Union européenne ne peut consister dans un « abandon » de leur souveraineté par les États membres. Un telle conception aboutirait à considérer qu’un État membre est tenu à jamais à participer à l’Union ; que le processus d’adhésion serait irréversible. Or, l’article 50 du Traité sur l’Union européenne, introduit par le Traité de Lisbonne, a permis à la Grande-Bretagne de quitter l’Union européenne. Il faut donc comprendre que si « abandon » il y a, il reste maîtrisé par l’État membre et ne vaut tant que l’État le décide. Il est vrai que l’idée selon laquelle les États membres étaient tenus ad aeternam de participer à l’Union une fois l’adhésion acquise a pu être soutenue. Elle devait, à l’époque, être réfutée en théorie, et l’est dans tous les cas aujourd’hui par le droit positif. 

Pour prendre acte de la spécificité du droit de l’Union, le législateur constitutionnel avait introduit en 1992 (Loi constitutionnelle, 26 juin 1992) l’article 88-1 qui dispose que : « La République participe à l'Union européenne constituée d'Etats qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l'Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, tels qu'ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ». C’est à cette disposition que le Conseil constitutionnel confère l’interprétation qui fonde la solution de la décision de 2004 commentée. Il faut d’emblée noter que cet article rappelle que les États membres ont « choisi librement » de participer à l’Union. La question de la participation à ce qui se nommait encore à l’époque les Communautés européennes avait fait émerger le débat sur le maintien de la souveraineté. En 1991, le Conseil constitutionnel avait d’ailleurs jugé (CC, 25 juillet 1991, Loi autorisant l'approbation de la convention d'application de l'accord de Schengen) que la participation à une convention internationale, même non pourvue d’une clause de retrait, ne pouvait être considérée comme impliquant un abandon de souveraineté. C’est ce qui explique la rédaction de l’article 88-1. Mais si cet article, par sa rédaction, réaffirme la souveraineté de la France, il n’en fonde pas moins des obligations. 

C’est l’apport essentiel de la décision de 2004 que de fonder sur l’article 88-1 de la Constitution une exigence de transposition. Jusqu’alors, le Conseil n’avait pris qu’une décision sur ce fondement. Dans une décision de 1997 (CC, 31 décembre 1997, Traité d’Amsterdam), il tirait de cet article la seule possibilité de participer aux communautés. En revanche, en 2004, le Conseil constitutionnel juge que : « la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle ». Une première lecture consiste à y voir l’application d’un principe traditionnel du droit international en vertu duquel les États ne peuvent tirer de leur ordre juridique interne de justification à l’inapplication d’une convention internationale. Mais une lecture plus fine permet de mettre au jour un véritable mécanisme de conciliation entre le droit de l’Union européenne en particulier et le droit interne, conclusion d’un dialogue des juges propice à l’approfondissement de l’intégration. Le Conseil a d’ailleurs reconnu, en interprétant l’article 88-1 C la spécificité du droit de l’Union par rapport au droit international. ll juge qu’en créant cet article, « le constituant a ainsi consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international » (CC, 19 novembre 2005, Traité établissant une constitution pour l’Europe). Cette particularité engendre des problèmes juridiques lorsque l’on se place du point de vue de l’État membre. 

B - Les problèmes juridiques posés par l'intégration européenne

Les difficultés de l’intégration procèdent de deux causes essentielles. La première réside dans le rôle que l’ordre juridique européen attribue au juge national (1). La seconde, plus fondamentale, est issue des confrontations de deux conceptions, l’une interne, l’autre européenne, de la hiérarchie des normes (2).

1 - L’habilitation du juge national, juge de droit commun de l’Union

La spécificité des droits intégrés implique que le juge national se trouve investit d’une obligation d’assurer l’effectivité du droit qui n’est pas d’origine interne. Cela signifie que le juge interne est juge de droit commun du droit européen et est tenu d’appliquer, en première intention, ce droit. 

L’origine de ce mécanisme provient de l’arrêt Simmenthal (CJCE, 9 mars 1978) de la Cour de justice des communautés européennes. Saisi par question préjudicielle posée par une juridiction italienne, la Cour de Luxembourg juge que « tout juge (…) saisi dans le cadre de sa compétence, a, en tant qu’organe d’un État membre, pour mission de protéger les droits conférés aux particuliers par le droit communautaire ». Cette exigence est fondée sur le principe de primauté, qui, dans sa formulation, délimite également l’office du juge national face au droit européen : « en vertu du principe de la primauté du droit communautaire, les dispositions du traite et les actes des institutions directement applicables ont pour effet, dans leurs rapports avec le droit interne des États membres, non seulement de rendre inapplicable de plein droit, du fait même de leur entrée en vigueur, toute disposition contraire de la législation nationale existante, mais encore - en tant que ces dispositions et actes font partie intégrante, avec rang de priorité, de l’ordre juridique applicable sur le territoire de chacun des États membres – d’ empêcher la formation valable de nouveaux actes législatifs nationaux dans la mesure où ils seraient incompatibles avec des normes communautaires ». Cela implique que « le juge national, saisi dans le cadre de sa compétence, a l'obligation d’appliquer intégralement le droit communautaire et de protéger les droits que celui-ci confère aux particuliers, en laissant inappliquée toute disposition éventuellement contraire de la loi nationale, que celle-ci soit antérieure ou postérieure à la règle communautaire ». 

De ce point de vue, le juge administratif est placé dans une position particulière, du fait de la délimitation de son office. Le pouvoir exécutif de l’Union est bâti sur une logique d’administration indirecte, de sorte qu’il appartient aux États membres, en fonction de leurs procédures et répartitions internes des compétences, de prendre les mesures nécessaires à l’application du droit de l’Union. L’article 288 TFUE dispose en effet que, si les règlements sont obligatoires dans tous leurs éléments et se trouvent être, de fait, directement applicables, les directives, en revanche, ne lient les États que quant aux objectifs à atteindre. La directive n’est pas « auto-suffisante ». Elle appelle l’adoption de mesures internes d’application, quelle que soit la forme, législative ou réglementaires qu’elles prennent. Ainsi, le droit de l’Union intègre totalement le bloc normatif que l’administration est tenue de respecter et les normes de référence sur lesquels le juge fonde son contrôle se trouvent enrichies. 

2 - Une opposition de hiérarchie des normes

En soi, sur le principe même, une application combinée des dispositions internes et européennes par le juge administratif ne pose pas de réels soucis. Cependant, en pratique, il se peut que les dispositions internes contredisent les dispositions européennes. Dans ce cas, la méthode de résolution des conflits de norme consiste à faire primer la norme supérieure sur la norme inférieure. Le problème réside dans la détermination même de cette hiérarchie. La solution à cette question dépend du point de vue adopté. Pour le droit interne, et notamment le Conseil constitutionnel, si les normes européennes priment sur toutes les normes législatives et réglementaires, il ne saurait en aller de même s’agissant de la Constitution. C’est le sens même de l’article 88-1 C. La logique suivie est la même que celle à laquelle le juge national, constitutionnel ou ordinaire, recourt dans l’application de l’article 55 C. Du point de vue interne, c’est la Constitution qui détermine la place des instruments internationaux, et par voie de conséquence, européens, dans la hiérarchie des normes. C’est elle encore qui autorise l’État à participer au processus européen. Il est donc tout à fait logique que la Constitution prime sur le droit européen. Le Conseil constitutionnel souligne d’ailleurs que l’article 88-1 « confirme la place de la Constitution au sommet de l’ordre juridique interne » (CC, 20 décembre 2007, Traité de Lisbonne). 

Du point de vue de l’Union, la solution est toute autre. Précédant l’affirmation explicite du principe de primauté, la Cour du Kirchberg avait auparavant jugé inopérant un moyen visant à écarter l’application sur le territoire d’un État du droit communautaire et tiré de son incompatibilité avec le droit constitutionnel. Dans son arrêt Internationale Handelsgesselschaft mbH (CJCE, 17 décembre 1970), la Cour affirmait que : « le droit né du Traité, issu d’une source autonome, ne pourrait, en raison de sa nature, se voir judiciairement opposer des règles de droit national quelles qu’elles soient, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la communauté elle-même ». Elle en déduisait que « dès lors, l’invocation d’atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la Constitution d’un État membre, soit aux principes d’une structure constitutionnelle nationale, ne saurait affecter la validité d’un acte de la communauté ou son effet sur le territoire de cet État ». On retrouve, là encore, le principe classique du droit international selon lequel les dispositions internes sont insusceptibles de justifier la non-application d’un accord international. On peut ajouter à cette explication, d’une part la nécessité absolue pour le juge européen de fonder, en droit, sa légitimité et celle de l’ordre juridique auquel il appartient et, d’autre part, la conception que ce juge se fait de cet ordre (pour un exemple récent voir: CJUE, 18 décembre 2014, Adhésion de l’Union européenne à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, aff. C-2/13). 

La solution dégagée par le Conseil constitutionnel est assez fine. Plutôt que d’entrer frontalement dans le débat, sans fin, sur la primauté, complexifiée par l’exigence constitutionnelle de transposition, il détermine une forme de compatibilité a priori, entre le droit de l’Union et le droit constitutionnel. Il se déclare ainsi incompétent pour connaître des griefs d’inconstitutionnalité élevés contre des lois de transposition d’actes européens. La solution est logique, à la condition, comme le fait le Conseil, de la fonder sur l’article 88-1 C et non sur l’article 55 C, traitant, lui, du droit international « ordinaire ». Il prend acte de la volonté du constituant de participer à la construction et à l’intégration européennes. La formule retenue est ainsi rédigée : « la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu'en raison d'une disposition expresse contraire de la Constitution », de sorte « qu'en l'absence d'une telle disposition, il n'appartient qu'au juge communautaire, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par une directive communautaire tant des compétences définies par les traités que des droits fondamentaux garantis par l'article 6 du Traité sur l'Union européenne ». 

Moins qu’un examen de conformité stricte, c’est un contrôle souple et limité de la compatibilité que crée le Conseil constitutionnel. On pourrait retrouver dans cette formulation une filiation avec la logique d’équivalence des protections proposée dans l’arrêt Internationale Handelsgesselschaft (préc.), elle-même admise par la Cour constitutionnelle allemande (Voir les arrêts So lange I et II, respectivement du 29 mai 1974 et du 22 octobre 1986). Cela ne signifie pas, pour autant, que le Conseil offre un blanc-seing au législateur. 

II - Les contours du mécanisme de conciliation

Le mécanisme de conciliation bâti par le Conseil constitutionnel est enserré dans certaines limites (A). C’est dans ses contours que l’on perçoit le mieux les conséquences de la différenciation du droit de l’Union par rapport au droit international « classique ». Il est toutefois pleinement reçu par le juge administratif (B). 

A - Les limites à l'absence de contrôle du juge constitutionnel

Le contrôle de la compatibilité du droit de l’Union avec le droit constitutionnel pose des limites au-delà desquelles le Conseil constitutionnel retrouve sa compétence. Ces limites sont à la fois matérielle (1) et procédurales (2). 

1 - Une limite matérielle tenant à la Constitution

Dans sa décision de 2004, le Conseil juge qu’il retrouve sa compétence lorsqu’est atteinte une « disposition expresse contraire de la Constitution ». Selon cette formulation primitive, le contrôle de la compatibilité se différencie assez mal du contrôle de constitutionnalité habituel. Par définition, toute loi qui s’oppose à une « disposition expresse contraire de la Constitution » est inconstitutionnelle. Tout au plus, peut-on considérer que le contrôle de constitutionnalité est plus large, dans la mesure où le Conseil limite l’inconstitutionnalité des lois de transposition aux seules dispositions « expresses », mettant de côté les interprétations qu’il peut faire de la Constitution. La formulation a évolué. Quelques mois après la décision Loi pour la confiance dans l’économie numérique, le Conseil a jugé que ces dispositions sont celles qui « remettent en cause les droits et libertés constitutionnellement garantis ou portent atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale » (CC, 19 novembre 2004, Traité établissant une constitution pour l’Europe). Les droits fondamentaux y sont intégrés de même que les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté. La formulation, dans un arrêt du reste rendu non lors d’un contrôle d’une loi de transposition mais à l’occasion du contrôle d’une loi de ratification, prévu à l’article 54 C, est plus précise, mais demeure vague. Il est difficile de déterminer a priori, quelles dispositions touchent à l’exercice de la souveraineté. Doit-on n’y inclure que « la forme républicaine du Gouvernement » mentionnée à l’article 89 C et ne pouvant faire l’objet de modification ? Ou la formule intègre-t-elle plus largement d’autres éléments ? Par ailleurs, en posant une limite à la compétence du législateur dans l’adoption des lois de transposition, il est inexact d’affirmer que le Conseil constitutionnel est réellement « incompétent ». 

Les ambiguïtés et contradictions apparentes de la décision de 2004 ont rapidement été corrigées. Dès 2006, dans une décision Loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information (CC, 27 juillet 2006), le Conseil constitutionnel a arrêté la formulation à laquelle il recourt toujours aujourd’hui. Il juge désormais que « la transposition d'une directive ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France ». La référence à l’identité constitutionnelle, sans être réellement plus claire, peut être lue comme la volonté d’accorder le contrôle du Conseil constitutionnel à celui de la Cour de justice de l’Union européenne. L’article 4§2 du Traité sur l’Union européenne dispose que « L'Union respecte l'égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles ». La Cour a reconnu qu’appartiennent à cette catégorie qui limite l’application du droit de l’Union, par exemple, le régime linguistique en Belgique (CJUE, 16 avril 2013, Anton Las c/ PSA Antwerp NV) ou encore l’abolition de la noblesse en Autriche (CJUE, 22 décembre 2010, Sayn-Wittegnestein). La formulation de la décision de 2006 fait donc directement écho à l’ordre juridique européen. Si ce mécanisme permet de penser que les frictions seront plus rares, il ne faut toutefois pas omettre qu’une divergence d’interprétation est toujours possible. Le Conseil constitutionnel n’est pas la CJUE et reste maître du contenu à donner à sa conception de « l’identité constitutionnelle de la France ». 

On peut légitimement s’interroger sur la conception de la Constitution que sous-tend cette solution. Peut-on lire dans cette décision qu’il existe, au sein même du bloc de constitutionnalité des dispositions « supérieures » et des dispositions « inférieures » ? Une telle lecture est autorisée par la formulation retenue : le Conseil constitutionnel ne recouvre sa compétence que lorsqu’est atteinte une disposition relative à « l’identité » de la France. Par ailleurs, on peut s’interroger également sur le contenu de ces dispositions. On pourrait trouver trace de telles dispositions dans la décision de 1992 qui avait conditionné la ratification du Traité de Maastricht à une modification de la Constitution. Il ne s’agit en réalité pas d’une exception. Si le législateur constitutionnel intervient pour aplanir les oppositions entre droit interne et droit européen, il n’existe, à proprement parler, plus de contradictions. Par ailleurs, l’équivalence dans la protection des droits fondamentaux entre les ordres juridiques interne et européen pousse à considérer que ces derniers n’appartiennent pas à la catégorie des dispositions touchant à l’identité constitutionnelle. Pour l’heure, une seule décision a consacré une telle réserve de constitutionnalité (CC, 15/10/2021, n° 2021-940 QPC, So. Air France à propos de l’interdiction de déléguer à une personne privée une compétence de police administrative).

2 - Une double limite procédurale

La limite procédurale est en réalité double. Ses contours suivent la dualité des normes de références du contrôle de constitutionnalité :  la Constitution, en premier lieu, et la directive à transposer en second lieu. D’une part, le Conseil limite son contrôle uniquement en présence d’une loi de transposition qui se contente de « tirer les conséquences nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises » d’une directive (a). D’autre part, bien le Conseil n’effectue pas le contrôle de conventionnalité des lois et qu’il appartient à la Cour de justice de contrôler la légalité des directives, le Conseil retrouve sa compétence en cas de violation manifeste (b).

a - La marge de manœuvre du législateur

Le juge constitutionnel français limite son contrôle uniquement en cas de transposition « à l’identique ». La limitation du contrôle du juge constitutionnel tient à ce qu’il souhaite éviter le conflit indépassable qui l’obligerait à statuer, autrement que de façon incantatoire, sur la question de la place du droit européen par rapport à la Constitution. Si, de son point de vue, la solution est en théorie claire, en pratique, en revanche, censurer la transposition d’une directive pourrait conduire à la condamnation de la France par la Cour de justice de l’Union européenne. Par ailleurs, la transposition résultant d’une exigence constitutionnelle, toute transposition qui violerait la Constitution contraindrait le juge à assumer une hiérarchie entre les dispositions constitutionnelles. 

Le juge constitutionnel prend donc en compte la marge de manœuvre du législateur national. Lorsque ce dernier ne dispose d’aucune marge pour apporter des compléments substantiels à la directive à transposer, le Conseil évite le conflit potentiel en n’assurant le contrôle qu’en cas de violation d’une disposition inhérente à l’identité constitutionnelle de la France. En revanche, dès que le législateur national dispose d’un choix entre plusieurs options, toutes valides au regard du droit de l’Union, le Conseil retrouve sa compétence. Ainsi, il censure partiellement une loi de transposition motif pris d’une violation de la procédure parlementaire (CC, 13 août 2015, Loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l'Union européenne). 

b - La violation manifeste de la directive

Le Conseil constitutionnel a, par ailleurs, complété sa jurisprudence de 2004. Par une décision du 27 juillet 2006, relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, il juge que : « devant statuer avant la promulgation de la loi dans le délai prévu par l'article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel ne peut saisir la Cour de justice des Communautés européennes de la question préjudicielle prévue par l'article 234 du traité instituant la Communauté européenne (267 TFUE) ». Cette limite procédurale implique ainsi que le juge « ne saurait en conséquence déclarer non conforme à l'article 88-1 de la Constitution qu'une disposition législative manifestement incompatible avec la directive qu'elle a pour objet de transposer », afin d’assurer le respect de l’exigence constitutionnelle de transposition posée à l’article 88-1. En dehors de ce cas particulier, qui constitue une limite au recul du contrôle du juge, « il revient aux autorités juridictionnelles nationales, le cas échéant, de saisir la Cour de justice des Communautés européennes à titre préjudiciel ». Cette seconde limite procédurale est en lien avec le fait que le Conseil prend en compte comme normes de référence de son contrôle la directive à transposer. Ce faisant, il assume la charge de son office issue de l’article 88-1 de la Constitution. Il a fait application de cette jurisprudence en 2006, dans une décision remarquée (CC, 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l’énergie). Il a jugé que la loi violait la directive qu’elle visait à transposer, car elle entrait frontalement en contradiction avec l’objectif de cette directive. 

Il convient, en dernier lieu, de noter que l’impossibilité du contrôle dans le cadre de la saisine a priori du Conseil constitutionnel, compte tenu des délais de jugement (1 mois, 8 jours en cas d’urgence, art. 61 C), ne s’applique pas à la saisine a posteriori par voie de QPC, dont le délai de jugement est de 3 mois (art. 23-10 ord.58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel). Le Conseil n’a, jusqu’à présent recouru qu’une seule fois à cette procédure (CC, 4 avril 2013, M. Jeremy F.).

B - La réception par le juge administratif de la jurisprudence du Conseil constitutionnel

La réception par le juge administratif de la décision du Conseil constitutionnel est réelle. Elle se fonde sur une logique d’équivalence des protections (1) et ne peut être mise en œuvre que grâce aux mécanismes assurant le dialogue des juges (2).

1 - Une logique d’équivalence

Le juge administratif reçoit pleinement cette jurisprudence du Conseil constitutionnel. Elle demeure fondée sur le principe selon lequel le contrôle de conventionnalité appartient au juge ordinaire (CC, 1975, IVG). Les seules exceptions admises tiennent à la violation manifeste de l’article 88-1 par la loi. Pour le reste, le juge administratif est seul à pouvoir réaliser un contrôle approfondi de la loi de transposition au regard des actes de droit primaire et dérivé de l’Union.

On sait, depuis l’arrêt Nicolo, que le Conseil d’État assume pleinement cette charge. Il accepte désormais d’assurer la primauté du droit de l’Union sur le droit administratif interne. Plus exactement encore, il intègre pleinement le droit de l’Union dans le bloc de légalité administrative. L’arrêt Perreux (CE, Ass, 30 octobre 2009) signe la réalité de cette primauté. Le Conseil d’État admet désormais que le justiciable puisse se prévaloir des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive non transposée, une fois le délai de transposition expiré. Il avait même jugé qu’une mesure interne ne pouvait aller à l’encontre des objectifs d’une directive, dès l’adoption de celle-ci, et avant même que le délai de transposition n’ait expiré (CE, 10 janvier 2001, France Nature environnement). L’administration se retrouve donc en situation de devoir abroger des dispositions réglementaires non conformes à un acte de droit de l’Union (CE, Ass, 3 février 1989, Compagnie Alitalia). Ainsi, des dispositions réglementaires prises en application d’une loi, mais incompatibles avec les objectifs d’une directive doivent être annulées (CE, Ass, 28 février 1992, SA Rothmans International France). 

Le juge administratif a bâti un mécanisme assez similaire à celui du Conseil constitutionnel, destiné à assurer la conciliation entre ordre juridique interne et ordre juridique européen. Dans son arrêt CE, 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine, il juge que, lorsqu’est soulevé un moyen d’inconstitutionnalité tiré de la violation des droits fondamentaux contre un acte réglementaire de transposition d’une directive, il doit effectuer son contrôle en deux temps. D’abord, il doit rechercher si le droit prétendument violé, protégé par la Constitution, a un équivalent dans l’ordre juridique européen. Si tel est le cas, il doit vérifier si le moyen est sérieux. S’il ne l’est pas, il peut l’écarter. Dans le cas contraire, il doit saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle. En revanche, si le droit invoqué n’est pas protégé dans l’ordre européen, il effectue directement le contrôle de constitutionnalité du règlement. Tout le raisonnement du juge tient à cette logique d’équivalence des protections qui permet de considérer que lorsqu’un droit fondamental est protégé dans un ordre juridique européen (droit de l’Union ou de la Convention européenne des droits de l’Homme), la protection qu’il accorde est équivalente à celle offerte en droit interne. L’équivalence est un signe et une conséquence supplémentaire de l’intégration des ordres juridiques.

La jurisprudence « Arcelor » a, récemment, fait l’objet d’un complément dans un arrêt dont la logique, bien qu’inversée, obéit aux mêmes principes : le Conseil d’Etat a, en effet, accepté d’écarter l’application du droit européen, que méconnaît pourtant la règle de droit national contestée, dans l'hypothèse où cette application aurait pour effet de priver d'effectivité une exigence constitutionnelle qui ne bénéficie pas d'une protection équivalente en droit de l'Union (CE, ass., 21/04/2021, French Data Network et autres). Ce faisant, la Haute juridiction a instauré une nouvelle réserve de constitutionnalité.

La solution concernant les lois de transpositions et les relations entre ordre juridique interne, ordre juridique de l’Union européenne et ordre juridique de la Convention européenne des droits de l’Homme est similaire à l’arrêt « Arcelor ». Elle a été posée par un arrêt CE, Sect, 10 avril 2008, Conseil national des Barreaux. Le point de départ de son raisonnement réside dans l’approfondissement de la logique d’équivalence, sauf que, dans ce cas, elle concerne les trois ordres juridiques mentionnés. Il assume d’une part l’équivalence des protections entre ordre interne et ordre de l’Union, et, d’autre part, rappelle l’équivalence des protections entre l’ordre de l’Union et celui de la Convention. L’article 6§2 TUE dispose que les droits fondamentaux de la Convention sont protégés par l’Union en tant que principes généraux du droit.  Le Conseil d’État juge alors que lorsqu’est soulevé un moyen tiré de la violation du droit de la Convention européenne des droits de l’Homme par une directive, il doit d’abord vérifier que la directive est conforme aux droits de la Convention. Si le moyen est manifestement mal fondé, il l’écarte. Sinon, il saisit la Cour de justice de l’Union d’une question préjudicielle. Si, en revanche, c’est la loi de transposition qui est attaquée, il doit d’abord vérifier qu’elle est conforme à la directive qu’elle droit transposer. Si elle ne l’est pas, il en écarte l’application. Sinon, il considère que le moyen doit être redirigé contre la directive et suit la procédure précédente. 

Cette logique d’équivalence est renforcée par l’existence de procédures qui permettent un dialogue dynamique et efficace des juges. Le mécanisme central de ce dialogue réside dans la question préjudicielle. 

2 - La délégation du contrôle au juge de l’Union

Tout cet ensemble ne pourrait fonctionner correctement sans mécanisme qui en assure la dynamique. Ce mécanisme réside essentiellement dans la question préjudicielle. Il s’agit d’une procédure par laquelle le juge interne, face à une difficulté, saisi la Cour de justice de l’Union afin de lui poser une question. Dans l’attente de la réponse, qu’il est tenu de suivre, il sursoit à statuer.  L’exigence de saisine de la Cour provient de ce qu’elle dispose seule de la compétence pour annuler un acte de droit dérivé de l’Union, comme une directive ou un règlement. De ce fait, le juge interne ne peut assumer cette charge. Cette solution est logique. D’une part, seul le juge européen peut apprécier les relations de validités entre les actes juridiques qui sont, de son point de vue, internes. D’autre part, il en va de la nécessité d’assurer une application uniforme du droit de l’Union partout sur le territoire commun du droit. Un juge national n’ayant d’autorité que dans son pays, l’annulation par ce dernier d’une directive ou d’un règlement européen ne pourrait avoir d’effet que sur le territoire soumis à sa juridiction. Enfin, la saisine de la Cour permet d’éviter les contradictions qui pourraient naître d’appréciations différentes entre les différents juges nationaux. L’article 267 TFUE donne compétence exclusive à la Cour pour statuer à la fois sur l’interprétation qu’il convient de donner aux traités ou aux actes de institutions européennes et sur l’appréciation de la validité des actes de droit dérivé. Cette procédure permet d’assurer un dialogue des juges constant et efficace.

CC, 10/06/2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique

https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000801165