Le contrôle des actes internes de transposition des directives devant le Conseil d’État (CE, ass., 08/02/2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et CE, sect., 10/04/2008, Conseil national des Barreaux)

Introduction

Le droit de l’Union européenne, et avant lui celui des Communautés européennes, a su prendre, dans l’ordre juridique interne, une place particulière. Particulière, d’abord, parce que la grande majorité des lois votées aujourd’hui en France le sont en vue de transposer des actes européens. Particulière ensuite, parce que les mécanismes d’intégration dont il jouit sont inédits et spécifiques. On en trouvera deux exemples éclairants dans les arrêts CE, Ass, 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et CE, Sect, 2008, Conseil national des Barreaux. 

Dans le premier arrêt, le Conseil d’État était confronté aux requêtes de plusieurs sociétés, dirigées contre des actes réglementaires pris en application de dispositions législatives visant à transposer en droit interne une directive relative à la lutte contre la pollution et, en particulier, mettant en place un système de quotas pour les émissions de gaz à effet de serre. Les moyens des requérants étaient tirés, notamment, de la violation de plusieurs principes de valeur constitutionnelle, et de droits et obligations fondamentaux. Le Conseil d’État organise les modalités du contrôle des actes de transposition des directives européennes lorsque sont invoqués à leur encontre des dispositions constitutionnelles. Appliquant la méthode ainsi élaborée, il juge certains moyens mal fondés, mais sursoit à statuer dans l’attente de la réponse à la question posée par voie préjudicielle à la CJUE sur la validité de la directive au regard du principe d’égalité. 

L’arrêt Conseil national des Barreaux constitue la solution du Conseil d’État apportée à la requête de l’ordre professionnel et d’autres organismes dirigée contre un décret pris pour l’application de dispositions législatives transposant une directive relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux. L’intérêt de l’argumentation développée par les requérants résidait dans le moyen tiré de l’exception de non-conformité de la directive et de la loi de transposition à la Convention européenne des droits de l’Homme ainsi qu’à des principes généraux du droit communautaire.

Dans les deux cas, la question posée à la Haute juridiction administrative était celle des modalités de contrôle des actes internes de transposition des directives européennes. Les deux arrêts sont complémentaires en ce sens que le premier traite, en particulier, du sort à réserver aux actes réglementaires, là où le second aborde, sous le même angle, la question des lois de transpositions. Ils fournissent tous deux les méthodes du juge administratif lorsqu’il est confronté à un moyen tiré de la contradiction des directives ou des actes internes avec une norme fondamentale protégée par la Constitution. La bonne compréhension de ces arrêts nécessite, en premier lieu de redéfinir les données du problème, tirés des difficultés d’articulation entre les ordres juridiques (I), afin de pleinement saisir le caractère souple du contrôle établi par le Conseil d’État (II). 

I - Les données du problème : l'articulation des ordres juridiques et l'intégration progressive du droit de l'Union dans le bloc de la légalité administrative

Ce n’est que parce que le droit de l’Union s’est progressivement détaché du droit international, pour trouver une assise plus solide dans l’ordre juridique interne (A), que l’on peut déceler un office particulier du juge administratif, qui a conduit à l’intégration de ce droit au sein du bloc de légalité administrative (B). 

A - Le détachement progressif du droit de l'Union du droit international

Initialement, le droit de l’Union n’était pas traité différemment du droit international (1). Cette solution de droit positif cadrait mal avec la spécificité de cet ordre juridique, et a conduit à lui offrir un nouveau fondement (2). 

1 - La solution initiale du traitement du droit de l’Union en tant que composante du droit international

Initialement, le droit de l’Union, alors droit des Communautés européennes, ne faisait pas l’objet, dans l’ordre juridique français, d’un traitement particulier. Il était appréhendé sous l’angle de l’article 55 de la Constitution, qui confère au droit international une autorité supérieure à celle des lois, et, donc, aux actes administratifs. C’est d’ailleurs au regard de cet article que les jurisprudences les plus anciennes du Conseil d’État concernant le droit de l’Union ont été rendus (voir par ex : CE, 3 février 1989, CE, 20 octobre 1989, Nicolo, ou encore CE, Ass, 28 février 1992, SA Rothmans International France). 

Afin de pouvoir ratifier le Traité de Maastricht, le législateur constituant a modifié la Constitution. Il y a introduit l’article 88-1 qui dispose : « La République participe à l'Union européenne constituée d'Etats qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences ». Ce n’est que très récemment (CE, Avis, 21 mars 2011, et, au contentieux CE, 16 octobre 2015, Conseil national des Barreaux), que le Conseil d’État vise l’article 88-1, indépendamment de l’article 55 C. 

2 - Les effets de l’article 88-1 de la Constitution

Si, dans l’arrêt Société Arcelor, le Conseil d’État initie son raisonnement en rappelant l’article 55 de la Constitution, c’est pour immédiatement souligner le fondement spécifique dont bénéficie le droit de l’Union à l’article 88-1. La logique suivie relève du principe selon lequel la norme spéciale se substitue à la norme générale. Il faut donc voir, dans cette rédaction particulière, le ralliement du Conseil d’État à la position du Conseil constitutionnel qui juge que, par l’effet de l’adoption de l’article 88-1, « le constituant a ainsi consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international » (CC, 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique). On retrouve les prémisses de cette solution dans la décision CC, 9 avril 1992, Traité sur l’Union européenne. 

Le Conseil constitutionnel et le juge administratif tirent de cet article deux conséquences liées. D’abord, il fonde une obligation, pour le législateur comme pour le pouvoir réglementaire d’adopter les actes de transposition qui sont nécessaires à l’applicabilité des directives européennes. L’autonomisation du fondement constitutionnel de participation à l’aventure européenne, par rapport au droit international, crée une obligation beaucoup plus strictement encadrée à la charge des autorités nationales. Surtout, il favorise la prise en compte de la jurisprudence de la CJUE par les juridictions nationales, y compris constitutionnelle. 

Ensuite, puisque la transposition est une obligation constitutionnelle, l’adoption des actes internes de transposition doit être facilitée. C’est la raison pour laquelle le juge constitutionnel limite sa compétence en présence d’une loi de transposition qui « se contente de tirer les conséquences des dispositions précises et inconditionnelles » des directives. De la même façon, et c’est tout l’intérêt des arrêts commentés, le Conseil d’État dessine les contours d’un contrôle spécifique aux actes de transposition.  

B - L'admission par étape du contrôle de conformité européen par le juge administratif

Afin de saisir la pleine portée des arrêts commentés, il convient de revenir sur la lente assimilation par le Conseil d’État de son office de juge de droit commun de l’Union européenne (1). Dans l’arrêt Conseil national des Barreaux, le juge démontre une réelle capacité à se saisir de l’intégration à multiples niveaux (2).

1 - La lente assimilation par le Conseil d’État de son office de juge de droit commun de l’Union européenne

Le droit communautaire n’a pas toujours eu, en France, un accueil favorable de la part du juge administratif. Du point de vue européen, le droit communautaire procède d’une logique propre qui impose au juge national un certain nombre d’obligations, au premier rang desquelles le fait de le faire primer sur les normes internes. L’habilitation du juge national comme juge de droit commun du droit communautaire est issu, du moins explicitement, de l’arrêt Simmethal qui impose à ce dernier d’écarter toute norme interne en contradiction avec le droit de l’Union. Auparavant, la Cour, dans un arrêt fondateur, CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ Enel avait jugé que « à la différence des traites internationaux ordinaires, le Traité de la C.E.E. a institué un ordre juridique propre, intégré au système juridique des États membres lors de l’entrée en vigueur du Traité et qui s’impose à leurs juridictions ».  

Deux jurisprudences anciennes perturbaient l’office du juge administratif en tant que juge de droit commun de l’Union. La jurisprudence dite « des semoules » (CE, Sect, 1er mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoule de France) signait la position rigide du juge administratif à l’égard du droit européen en particulier, et du droit international, auquel il était assimilé, en général. Il avait fait primer une loi postérieure à un règlement communautaire. Cela signifiait qu’il ne reconnaissait au droit communautaire une primauté que tant que le législateur n’avait pas entendu y déroger. Il plaçait donc, in fine, la loi nationale au-dessus du droit national. La seconde jurisprudence suit une logique identique. L’arrêt Cohn-Bendit (CE, 22 décembre 1978, Ministre de l’Intérieur c/ Cohn-Bendit) refuse aux justiciables d’invoquer directement une directive contre une mesure individuelle contraire. Seule une exception tirée de la contradiction avec les objectifs de la directive peut être soulevée contre la norme nationale qui sert de fondement à l’acte attaqué. Cet arrêt heurtait frontalement celui de la Cour de justice des communautés européennes qui posait le principe de l’invocabilité directe des directives après expiration du délai de transposition (CJCE, 4 décembre 1974, Van Duyn). 

Depuis, le Conseil d’État a entamé un large mouvement dans le but d’assurer l’effectivité du principe de primauté du droit de l’Union. D’une manière remarquable, il a jugé que l’administration a l’obligation d’abroger des dispositions internes devenues illégales à la suite de l’adoption d’un acte européen (CE, Ass, 3 février 1989, Compagnie Alitalia). Approfondissant son office, il a reviré sa jurisprudence « des semoules », en jugeant qu’un acte de droit international, et en l’espèce le Traité de Rome, devait primer sur une loi même postérieure (CE, 20 octobre 1989, Nicolo). Il en va de même pour un règlement européen (CE, 24 septembre 1990, Boisdet), ou une directive (CE, Ass, 28 février 1992, SA Rothmans International France). Doit être écartée l’application d’une loi (CE, 24 février 1999, Association de la médecine d’orientation anthroposophique) et annulé un acte qui, intervenant dans le délai de transposition d’une directive, compromettent la réalisation de ses objectifs (CE, 10 janvier 2001, Association France Nature environnement). Lorsque sont invoqués des dispositions claires et inconditionnelles d’une directive, dispositions qui sont revêtues de l’effet direct, l’acte individuel contraire doit être annulé (CE, 30 octobre 2009, Mme Perreux). Il ne reste guère plus que quelques hypothèses dans lesquels la primauté n’est pas acquise, sans jamais pourtant que le juge y voit une question de principe. Le droit de l’Union européenne s’est trouvé intégré au droit interne de façon assez efficace. 

2 - L’intégration à trois voix : la place du droit de la Convention européenne des droits de l’Homme

Le problème de droit posé au Conseil d’État soulevait les contradictions qui peuvent exister, pour l’administration et le juge, d’avoir à appliquer, dans le même temps, le droit constitutionnel et le droit de l’Union. Ces contradictions proviennent de l’intégration du second au sein de l’ordre juridique français. Dans l’arrêt Conseil national des Barreaux, le juge était confronté à une problématique supplémentaire. Les requérants invoquaient la contradiction de la directive attaquée au droit de la Convention européenne des droits de l’Homme. Ils ajoutaient ainsi un degré de complexité au problème de droit. L’administration, comme le juge, est tenu de respecter, dans le même temps, le droit interne, le droit de l’Union et le droit européen des droits de l’Homme.

Lorsque plusieurs niveaux normatifs internes entrent en conflit, le juge est en mesure d’appliquer des mécanismes de résolution de ces conflits de loi. Il peut s’agir des méthodes classiques de primauté de la norme supérieure sur la norme inférieure, de primauté de la norme nouvelle sur la norme ancienne, du principe selon lequel la loi spéciale déroge à la loi générale, etc. Mais lorsque le conflit potentiel met en confrontation plusieurs ordres juridiques, certes intégrés, mais néanmoins non internes, la problématique prend de l’ampleur. Le mécanisme de primauté de la norme supérieure sur la norme inférieure ne peut fonctionner efficacement. Chacun des ordres juridiques considère ses normes comme supérieures aux autres. Plus exactement, chaque ordre attend que ses normes soient pleinement appliquées, sans que des considérations tirées de l’ordre interne ou d’un autre ordre puisse faire obstacle à cette application. C’est ainsi que le droit de l’Union attend du juge national qu’il fasse primer ses propres normes sur les normes internes, y compris constitutionnelles (CJCE, 1978, Simmenthal), De la même façon, il appartient au juge national d’appliquer le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme. Tout cet enchevêtrement de normes aboutissait à poser le problème de la compatibilité du droit de l’Union avec le droit la CEDH. 

On note la particularité de l’intégration des deux ordres juridiques européennes – de l’Union européenne et de la Convention européenne des droits de l’Homme – dans le fait que, par son arrêt Conseil national des Barreaux, le Conseil d’État déroge à sa jurisprudence relative au droit international « classique » selon laquelle, il ne peut contrôler la conformité d’une norme de droit international à une autre norme de droit international (principe rappelé dans l’arrêt CE, 23 décembre 2011, Kandyrine de Brito Paiva). Ce principe souffre toutefois une exception et une atténuation. Le Conseil d’État prend soin, dans l’arrêt précité, d’écarter le « cas où serait en cause l’ordre juridique intégré que constitue l’Union européenne ». Quant à l’atténuation, elle réside dans ce que le juge administratif est toutefois tenu de rechercher une conciliation entre les dispositions conventionnelles. Cette exigence est d’autant plus intéressante que, dans les faits d’espèce ayant donné lieu à l’arrêt Kandyrine, la Convention européenne des droits de l’Homme était invoquée. 

Face à cette conjonction de problématiques, le Conseil d’État apporte une réponse qui permet d’éviter des heurts trop frontaux entre les ordres juridiques et fluidifie l’office du juge. 

II - La solution au problème : l'articulation souple des contrôles

Afin de résoudre les problèmes de droit engendrés par l’interaction des ordres juridiques, le Conseil d’État organise son contrôle selon une chronologie visant à assurer le respect de tous les ordres juridiques (A). Ce contrôle le pousse toutefois à limiter son office (B). 

A - L'établissement d'une chronologie des contrôles

La séquence chronologique du juge administratif est fondée sur le principe d’équivalence des protections (1), ce qui lui permet d’assurer le respect de toutes ses obligations (2). 

1 - Le principe de l’équivalence des protections

Tout le raisonnement du juge tient à cette logique d’équivalence des protections qui permet de considérer que lorsqu’un droit fondamental est protégé dans un ordre juridique européen (droit de l’Union ou de la Convention européenne des droits de l’Homme), la protection qu’il accorde est équivalente à celle offerte en droit interne. L’équivalence est un signe et une conséquence supplémentaire de l’intégration des ordres juridiques. Elle fonctionne par substitution de la norme européenne à la norme constitutionnelle. Dans l’arrêt Société Arcelor, le Conseil affirme en effet que, dans le cas où une norme européenne est équivalente à la norme constitutionnelle invoquée, « il y a lieu pour le juge administratif, afin de s'assurer de la constitutionnalité du décret, de rechercher si la directive que ce décret transpose est conforme à cette règle ou à ce principe général du droit communautaire ». Le Conseil prend soin de préciser que la recherche de la norme européenne équivalente doit se faire en prenant en compte l’interprétation qu’en fait la CJUE. Il doit « rechercher s'il existe une règle ou un principe général du droit communautaire qui, eu égard à sa nature et à sa portée, tel qu'il est interprété en l'état actuel de la jurisprudence du juge communautaire, garantit par son application l'effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué ». 

La solution concernant les lois de transpositions et les relations entre ordre juridique interne, ordre juridique de l’Union européenne et ordre juridique de la Convention européenne des droits de l’Homme est similaire. Elle a été posée par l’arrêt Conseil national des Barreaux. Le point de départ de son raisonnement réside dans l’approfondissement de la logique d’équivalence, sauf que, dans ce cas, elle concerne les trois ordres juridiques mentionnés. Il assume d’une part l’équivalence des protections entre ordre interne et ordre de l’Union, et, d’autre part, rappelle l’équivalence des protections entre l’ordre de l’Union et celui de la Convention. L’article 6§2 TUE dispose que les droits fondamentaux de la Convention sont protégés par l’Union en tant que principes généraux du droit.  Auparavant, la jurisprudence de la CJCE s’était déjà orientée vers l’introduction, en tant que PGD, du droit de la CEDH au sein de l’ordre juridique de l’Union (CJCE, 12 novembre 1969, Eric Stauder c/ Ville d’Ulm ; CJCE, 21 septembre 1989, Hoechst AG contre Commission; plus explicitement, CJCE, 15 octobre 2002, LVM NV c/ Commission). De la sorte, le juge de l’Union européenne est en mesure d’assurer le respect par son droit propre de la Convention européenne des droits de l’Homme. Cela permet également d’éviter au juge national de se retrouver dans une situation inextricable. Le Traité de Lisbonne avait autorisé l’Union à adhérer à la Convention européenne des droits de l’Homme, afin de compléter l’intégration des deux ordres juridiques. Cependant, la CJUE a freiné le processus d’intégration, en posant des conditions particulièrement difficiles à surmonter (CJUE, 18 décembre 2014, Avis sur l’adhésion de l’Union européenne à la CEDH). 

Du point de vue des juges nationaux, on peut faire remonter la logique d’équivalence aux arrêts So Lange I et II de la Cour constitutionnelle allemande la recherche de l’équivalence. Dans le premier, la Cour avait considéré que, tant qu’il n’y aurait pas d’équivalence des protections entre l’ordre juridique européen et l’ordre constitutionnel allemand, une disposition européenne contraire au second ne pourrait être appliqué. Dans le deuxième arrêt, elle prend acte de cette équivalence. Le Conseil constitutionnel français s’est fondé sur la même logique, implicitement, lorsqu’il a établi les modalités du contrôle des lois de transposition d’une directive (CC, 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique). 

2 - Des modalités temporelles permettant l’efficacité du contrôle

Les arrêts commentés mettent en œuvre une séquence de contrôle qui suit un rythme propre. Ce rythme est destiné à assurer la parfaite compatibilité des dispositions dont la validité est contestée tout en assurant la pleine effectivité du droit de l’Union et de l’exigence constitutionnelle de l’article 88-1. Si l’acte interne de transposition, acte réglementaire ou loi, selon l’article 34 C, est directement attaqué, il convient de premier lieu de rechercher si cet acte à correctement transposé l’acte européen. En effet, il s’agit de vérifier si le vice invoqué provient du législateur ou de l’administration nationale ou de la directive elle-même. La solution est différente car, dans le premier cas, le juge national dispose de la compétence pour annuler l’acte réglementaire ou écarter l’application de la loi sur le fondement de l’article 88-1 C. 

Dans le cas contraire, le juge doit rechercher l’équivalence des droits invoqués. L’absence d’une telle équivalence entraîne, de facto, la fin du mécanisme. Si, en effet, cette dernière n’existe pas, il ne peut y avoir divergence entre les ordres juridiques (Cf. infra). En revanche, si une telle équivalence est admise, il convient de s’assurer que le moyen n’est pas manifestement mal fondé. Le juge administratif ne peut, normalement, pas juger de la validité d’un acte de droit dérivé de l’Union. L’article 267 TFUE accorde une compétence exclusive à CJUE pour réaliser ce contrôle. Cependant, la jurisprudence européenne accorde une certaine souplesse au juge national, dans le mesure où le moyen n’est, d’évidence, pas susceptible de prospérer (CJCE, 6 octobre 1982, Clifit, dans lequel la Cour juge que l’obligation de renvoi préjudiciel auquel sont tenues les juridictions suprêmes ne s’applique pas lorsque ces dernières « constatent que l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable »). Cette solution, qui permet d’éviter un engorgement de la CJUE, ne vaut cependant qu’en cas d’absence de violation. Dans le cas contraire, le juge administratif doit renvoyer la question de la validité à la CJUE puisqu’il ne dispose pas de la compétence pour annuler l’acte européen. 

Dans le cas d’un moyen tiré de la violation de la Convention européenne des droits de l’Homme par une directive, le juge doit d’abord vérifier que la directive est conforme aux droits de la Convention. Si le moyen est manifestement mal fondé, il l’écarte. Sinon, il saisit la Cour de justice de l’Union d’une question préjudicielle. Si c’est, en revanche l’acte interne de transposition qui est attaqué, le juge suit les règles rappelées précédemment. 

B - Un contrôle qui limite l'office du juge administratif

Le contrôle effectué par le juge administratif est doublement limité. D’une part, le juge national ne peut connaître des moyens tirés de la violation du droit de l’Union par les directives (1). D’autre part, les outils de contrôle entre ses mains apparaissent limités (2).

1 - Le transfert à la Cour de justice de l’Union européenne du contrôle de la validité des actes européens

Aux termes de l’article 267 TFUE, la Cour de justice de l’Union européenne reçoit une compétence exclusive pour se prononcer sur l’interprétation des Traités et du droit dérivé d’une part, et sur la validité des actes de droit dérivé d’autre part. L’article 267 envisage deux hypothèses, selon que la difficulté survient devant le juge interne dont les décisions sont susceptibles de recours, ou devant les juridictions suprêmes. Dans le premier cas, la juridiction n’est pas tenue de saisir la Cour, et la question préjudicielle demeure une simple faculté. Dans le second, en revanche, il s’agit d’une obligation absolue. Une seule exception existe en droit français. Elle concerne le Conseil constitutionnel, saisi en application de l’article 61 de la Constitution, c’est-à-dire, d’un contrôle a priori de la loi.  L’article 61 C précise que la décision du Conseil doit intervenir au plus tard un mois après la date de sa saisine. Ce délai empêche matériellement le juge constitutionnel de saisir la Cour. C’est la raison pour laquelle, il se limite à une violation manifeste de la directive par la loi ou à la violation d’un « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France », c’est-à-dire, aux cas de violation les plus graves.

Une certaine souplesse est toutefois accordée au juge interne. Si la contestation ne pose pas de problème sérieux, le juge national est autorisé à statuer lui-même (CJCE, Clifit, préc.). L’absence de problème sérieux peut résulter soit de ce que la question posée n’appelle pas de question de droit particulière, soit de ce que la Cour elle-même a déjà statué. Dans ce dernier cas, le juge national ne fait qu’appliquer la jurisprudence de la Cour, partie intégrante du droit de l’Union. Le juge administratif souligne cette exception. Il reprend à son compte cette position de bon sens qui permet d’éviter les délais supplémentaires inutiles et de fluidifier l’intégration du droit de l’Union au sein de l’ordre juridique interne. 

L’arrêt Arcelor, en particulier, donne plein effet à la primauté de la jurisprudence de la Cour sur le droit interne, y compris constitutionnel. Il précise qu’il appartient au juge administratif de « rechercher s'il existe une règle ou un principe général du droit communautaire qui, eu égard à sa nature et à sa portée, tel qu'il est interprété en l'état actuel de la jurisprudence du juge communautaire, garantit par son application l'effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué ». Le juge administratif se refuse donc à substituer à l’interprétation de la Cour, la sienne propre.  

2 – Le caractère limité des outils de contrôle entre les mains du juge national

La solution retenue dans ces deux arrêts, de même que la solution du Conseil constitutionnel, posée dans la décision de 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, doit appeler quelques réserves. Elles tiennent, pour l’essentiel, à la réduction du champ matériel des normes à l’aune desquelles les actes sont contrôlés, à savoir uniquement les droits fondamentaux. Plus précisément, il s’agit des « principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France » pour le Conseil constitutionnel (CC, 27/07/2006, n° 2006-540, Loi sur le droit d’auteur) et des dispositions ou principes constitutionnels qui n’ont pas d’équivalents en droit de l’Union pour le Conseil d’Etat. Lorsque sont en cause ces principes constitutionnels, l’acte de transposition sera censuré par le juge national s’il les méconnaît, quand bien même les dispositions de la directive seraient inconditionnelles et précises.

En revanche, lorsque la règle constitutionnelle invoquée trouve un équivalent dans le droit européen, c’est à l’aune de cette règle communautaire que la directive sera appréciée. La seule possibilité réside, alors, dans le contrôle que pourrait exercer la Cour de justice de l’Union européenne. Mais, il ne pourrait s’agir que d’un contrôle au regard des normes européennes elles-mêmes, et en particulier, les Traités. Cette réserve doit toutefois être nuancée dans la mesure où la procédure spéciale de contrôle prévue en cas d’équivalence des protections n’est applicable que si certaines conditions sont respectées.

D’une part, le Conseil constitutionnel limite son contrôle uniquement en l’absence de marge de manœuvre du législateur. Il retrouve le plein exercice de son office lorsque les dispositions qui lui sont soumises ne se contentent pas de « tirer toutes les conséquences des dispositions claires et inconditionnelles » d’une directive, autrement dit, lorsque le législateur n’est pas lié totalement par la directive.

D’autre part, le Conseil d’Etat prend soin, d’une part, de circonscrire la procédure spéciale de contrôle à la transposition des « dispositions précises et inconditionnelles », et, d’autre part, soustrait à cette procédure les moyens fondés sur la violation des règles de compétence et de procédure.

Enfin, la réserve de constitutionnalité a, récemment, fait l’objet d’une extension par le Conseil d’Etat. Le juge administratif suprême a, en effet, accepté d’écarter l’application du droit européen, que méconnaît pourtant la règle de droit national contestée, dans l'hypothèse où cette application aurait pour effet de priver d'effectivité une exigence constitutionnelle qui ne bénéficie pas d'une protection équivalente en droit de l'Union (CE, ass., 21/04/2021, French Data Network et autres). Par cette décision, qui étend d’ailleurs le contrôle des actes transposant des directives initié en l’espèce aux actes règlementaires qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de règlements européens, le Conseil d’Etat consacre un moyen dont logique, bien qu’inversée par rapport à celle de l’arrêt « Arcelor », obéit au même mécanisme et vient utilement élargir le champs de son office.

Arrêts

CE, ass., 08/02/2007, So. Arcelor Atlantique et Lorraine

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000018259414/

CE, sect., 10/04/2008, Conseil national des Barreaux

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000018624326/