Introduction
L’histoire croisée du droit administratif et du droit international, surtout lorsqu’il s’agit du droit spécifique qu’est le droit de l’Union européenne (UE), pouvait paraître close avec un certain nombre de décisions rendues dans les années 2000. L’arrêt French Data Network atteste que les dernières lignes de cette épopées sont, sans aucun doute, loin d’avoir été écrites.
Les faits de l’affaire sont complexes et si la solution rendue au fond importe pour les libertés publiques, ce propos se concentrera sur l’apport de l’arrêt en matière de rapports entre Constitution et droit communautaire. Tout au plus peut-on noter que les requérants, dont l’association French Data Network, contestaient la légalité de dispositions réglementaires prises pour l'application de diverses dispositions législatives imposant aux opérateurs de communications électroniques, aux fournisseurs d'accès à internet et aux hébergeurs l'obligation de conserver de manière générale et indifférenciée les données de connexion pour les besoins, d'une part, de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions, notamment pénales, et, d'autre part, des missions de défense et de promotion des intérêts fondamentaux de la nation confiées aux services de renseignement. Pour les requérants, ces actes réglementaires étaient contraires à diverses règles de droit de l’Union européenne issues notamment de la directive 2002/58/CE relative au traitement des données à caractère personnel et à la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques. A cette fin, le Conseil d'État avait renvoyé à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) une série de questions visant à préciser la portée de ces règles communautaires. Le 21 avril 2021, la Haute juridiction rend, en assemblée, une décision qui, sur le plan des principes, n’a guère à envier à nombre de ses aînées.
Le point de départ de l’affaire est, pourtant, un banal contrôle de conventionnalité. Celui-ci devait conduire le juge administratif à apprécier la conformité de dispositions règlementaires au droit dérivé de l’UE. Mais, l’affaire a pris un tout autre tournant lorsque le Premier ministre a fait valoir, en défense, que l’application du droit de l'Union tel qu'interprété par la CJUE n'était pas de nature à garantir l'effectivité d’un certain nombre d’objectifs de valeur constitutionnelle. Le Conseil d’Etat a, et c’est là l’apport de la décision, répondu à cet argument en acceptant d’écarter l’application du droit européen, que méconnaît pourtant la règle de droit national, dans l'hypothèse où cette application aurait pour effet de priver d'effectivité une exigence constitutionnelle qui ne bénéficie pas d'une protection équivalente en droit de l'Union. Le juge administratif suprême consacre, ainsi, un moyen inversé à celui qu’il avait institué avec l’arrêt So. Arcelor Atlantique Lorraine (CE, ass., 08/02/2007) : il s’agissait, ici, de contester la constitutionnalité d'un acte réglementaire transposant une directive sans disposer de marge de manœuvre. Bien que la logique de ces deux moyens soit opposée, ces deux solutions s’inscrivent, néanmoins, dans un cadre commun : leurs modalités de mise en œuvre et leur finalité sont, en effet, identiques.
Il convient, donc, d’étudier l’identité des principes (I) et de la finalité (II) des jurisprudences French Data Network et So. Arcelor Atlantique et Lorraine.
I – Les jurisprudences French Data Network et So. Arcelor Atlantique et Lorraine : deux contrôles qui s'appuient sur les mêmes principes
Le contrôle initié par l’arrêt French Data Network doit son existence à la spécificité du droit de l’Union européenne par rapport au droit international (A). Il obéit, par ailleurs, au même mécanisme que celui instauré par l’arrêt So. Arcelor Atlantique et Lorraine (B).
A – Deux contrôles justifiés par la spécificité de l'ordre juridique européen
Initialement, le droit de l’UE ne faisait pas l’objet, dans l’ordre juridique français, d’un traitement particulier. Ce droit était, en effet, appréhendé, classiquement, sous l’angle de l’article 55 de la Constitution qui confère au droit international une autorité supérieure à celle des lois. Ce n’est qu’à l’occasion de la ratification du Traité de Maastricht que la loi constitutionnelle du 25 juin 1992 a inséré, dans le texte constitutionnel, un titre XV intitulé « Des communautés européennes et de l’Union européenne ». Plus précisément, ce titre comporte un article 88 – 1 aux termes duquel « la République participe aux Communautés européennes et à l’Union européennes, constitués d’Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont institués, d’exercer en commun certaines de leurs compétences ». Cet article donnait à la construction européenne un fondement constitutionnel qui allait conduire, plus d’une décennie plus tard, les juridictions françaises à poser sur l’ordre juridique communautaire un regard différent de celui posé sur le droit international général.
La première juridiction à s’être saisie de la question est le Conseil constitutionnel. Sur la base de l’article 88 – 1 de la Constitution, celui-ci a considéré que « la transposition en droit interne d’une directive résulte d’une exigence constitutionnelle » (CC, 10/06/2004, n° 2004-496, Loi sur l’économie numérique). La même année, il a jugé que, par ledit article, « le constituant a consacré l’existence d’un ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international » (CC, 19/11/2004, n° 2004-505, Traité établissant une Constitution pour l’Europe). Par ces décisions, le juge constitutionnel s’est estimé incompétent pour contrôler la constitutionnalité des lois de transpositions qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises d’une directive. Ces principes ont, ensuite, été appliqués au cas d’un règlement européen qui nécessite d’adapter la législation nationale (CC, 12/06/2018, n° 2018-765).
Le Conseil d’Etat n’est pas resté étranger à ce mouvement. Dès 2007, avec l’arrêt So. Arcelor Atlantique Lorraine, il s’est inspiré de la jurisprudence constitutionnelle pour élaborer le contrôle qui doit être le sien vis-à-vis des actes règlementaires transposant des directives sans disposer de marge de manœuvre (contrôle étendu, par le présent arrêt French Data Network, aux actes règlementaires qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de règlements communautaires). Sa motivation est proche de celle du Conseil constitutionnel. Après avoir rappelé l’article 55 de la Constitution, la Haute juridiction décide « qu'eu égard aux dispositions de l'article 88-1 de la Constitution … dont découle une obligation constitutionnelle de transposition des directives, le contrôle de constitutionnalité des actes réglementaires assurant directement cette transposition est appelé à s'exercer selon des modalités particulières dans le cas où sont transposées des dispositions précises et inconditionnelles ».
Avec l’arrêt French Data Network, le juge administratif suprême élargit les sources de sa motivation. Ainsi, là où, en 2007, celui-ci se fondait, essentiellement, sur les sources constitutionnelles pour définir l'étendue de son office de juge de la constitutionnalité des actes de transposition des directives, en 2021, il se place, désormais, sur un terrain plus diversifié. L'article 88-1 de la Constitution est cité pour justifier « l'existence d'un ordre juridique de l'Union européenne intégré à l'ordre juridique interne », mais le Conseil d'État se fonde, également, sur les stipulations du Traité sur l'Union européenne énonçant le principe de coopération loyale et l'obligation de respecter et d'appliquer le droit de l'UE, de manière à démontrer la concordance des exigences constitutionnelles et européennes.
Le contrôle initié ici est, également, construit sur le même modèle que celui bâti par la jurisprudence So. Arcelor Atlantique Lorraine.
B – Deux contrôles construits selon le même mécanisme
Alors que dans l’arrêt So. Arcelor Atlantique Lorraine, le moyen visait à contester la constitutionnalité d'un acte réglementaire de transposition d'une directive dont le contenu découle de cette directive, le moyen initié par l’arrêt French Data Network suit la logique inverse : il s’agit ici, pour le défendeur, d’arguer de la légalité de cet acte, malgré sa contrariété avec une directive ou un règlement européens, au nom de l’effectivité des exigences constitutionnelles. En l'espèce, les exigences constitutionnelles invoquées, à l'effectivité desquelles l'application stricte du droit de l'Union porterait atteinte, étaient les objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, de prévention des atteintes à l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions pénales et de lutte contre le terrorisme. La jurisprudence French Data Network sera, ensuite, étendue au cas où l’autorité administrative a, illégalement, refusé d’adopter les mesures règlementaires nécessaires à la transposition d’une directive. Le juge ne peut, ainsi, annuler ce refus et ordonner l’adoption de ces mesures qu’après s’être assuré que cette dernière n’aurait pas pour effet de priver de garanties une exigence constitutionnelle ne bénéficiant pas d’une protection équivalent au niveau européen (CE, ass., 17/12/2021, M. Q).
Quoiqu’il en soit, bien que les moyens invocables dans les jurisprudences So. Arcelor Atlantique Lorraine et French Data Network soient inversés, ils suivent, malgré tout, le même mécanisme.
Dans l’un comme l’autre cas, il revient, d’abord, au juge administratif, en vertu du principe d’équivalence des protections entre Constitution et droit de l’Union, de rechercher « s'il existe une règle ou un principe général du droit de l'Union européenne qui, eu égard à sa nature et à sa portée, tel qu'il est interprété en l'état actuel de la jurisprudence du juge de l'Union, garantit par son application l'effectivité » du respect de la règle ou du principe constitutionnel invoqué (jurisprudence « Arcelor ») ou de l’exigence constitutionnelle invoquée (jurisprudence French Data Network). Cette étape invite, ainsi, le juge à une comparaison concrète des degrés de protection par les deux ordres juridiques. Deux voies peuvent, alors, être suivies.
Selon la première, les règles et principes supérieurs de droit européen offrent des garanties de protection effective et équivalente de la norme constitutionnelle invoquée. Dans ce cas, le contrôle de constitutionnalité est « translaté » dans l'ordre juridique de l'Union. Dans le cas de la jurisprudence So. Arcelor Atlantique Lorraine, « il y a lieu pour le juge administratif, afin de s'assurer de la constitutionnalité de l'acte réglementaire contesté, de rechercher si la directive que cet acte transpose ou le règlement auquel cet acte adapte le droit interne est conforme à cette règle ou à ce principe général du droit de l'Union. Il lui revient, en l'absence de difficulté sérieuse, d'écarter le moyen invoqué, ou, dans le cas contraire, de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle, dans les conditions prévues par l'article 167 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. » Dans le cas de la jurisprudence French Data Network, le juge administratif doit s’assurer que l'acte de droit dérivé qui a fait l'objet de mesures d'adaptation en droit interne est conforme aux règles et principes supérieurs de droit européen. En l'absence de difficulté sérieuse, notamment s'il a déjà été éclairé par une précédente question préjudicielle, le juge administratif peut écarter le moyen. En cas de difficulté sérieuse, il interroge la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
Selon la seconde, les exigences constitutionnelles n'ont pas d'équivalent effectif en droit de l'Union européenne. Il revient, alors, ici, au juge administratif « d’examiner directement la constitutionnalité des dispositions règlementaires invoquées » (jurisprudence « Arcelor ») ou « d'examiner si, en écartant la règle de droit national au motif de sa contrariété avec le droit de l'Union européenne, il priverait de garanties effectives l'exigence constitutionnelle dont le défendeur se prévaut » (jurisprudence French Data Network). Dans cette seconde hypothèse, la norme nationale sera préservée si la sanction de sa méconnaissance du droit européen dérivé conduit à priver de garanties effectives une exigence constitutionnelle.
Au-delà des rouages qui sont proches de la jurisprudence So. Arcelor Atlantique Lorraine, la jurisprudence French Data Network vise aussi la même finalité.
II – Les jurisprudences French Data Network et So. Arcelor Atlantique et Lorraine : deux contrôles qui poursuivent la même finalité
Le contrôle initié dans l’arrêt French Data Network a pour effet de limiter dans certaines circonstances l’application du droit européen (A). La Conseil d’Etat a, toutefois, refusé d’user d’un second outils lui permettant d’aller plus en avant dans cette démarche (B).
A – La volonté de circonscrire l'application du droit de l'Union européenne
Avant même l’arrêt French Data Network, de multiples juridictions européennes étaient venues poser des solutions permettant que soit écartée l’application du droit de l’UE. Ce mouvement est fondé sur la volonté de préserver « l’identité constitutionnelle » de chaque pays.
Ainsi, à l’étranger, la Cour constitutionnelle italienne a reconnu la suprématie du droit communautaire sous la seule réserve de la sauvegarde des « principes suprêmes » de l’ordre juridique italien hissés par elle à un niveau supra constitutionnel (arrêt du 13/04/1989, So. Fragd). Moins explicite, la Cour constitutionnelle allemande a admis qu’aussi longtemps que la jurisprudence de la CJUE permettrait l’exercice d’un contrôle du respect des droits fondamentaux à l’échelon communautaire, il n’y aurait pas lieu pour elle de rechercher si un acte de droit dérivé méconnaît les droits garantis par la Constitution allemande (arrêt du 07/06/2000).
En France, ce mouvement a été suivi par le Conseil constitutionnel. Dès sa décision du 10 juin 2004, il a considéré que la portée du droit de l’UE à l’égard de la Constitution trouve une limite « en cas de disposition expresse contraire de la Constitution ». Deux ans plus tard, il a considéré que la transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe « inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (CC, 27/07/2006, n° 2006-540, Loi sur le droit d’auteur). Pour l’heure, une seule décision a consacré une telle réserve de constitutionnalité (CC, 15/10/2021, n° 2021-940 QPC, So. Air France à propos de l’interdiction de déléguer à une personne privée une compétence de police administrative). L’on voit que la Haute juridiction a démontré sa volonté de ne pas appliquer le droit européen lorsque celui-ci n’offre pas une protection équivalente aux droits fondamentaux garantis par la Constitution française.
La jurisprudence du Conseil d’Etat s’inscrit donc dans un vaste mouvement jurisprudentiel. Si, dans l’arrêt So. Arcelor Atlantique Lorraine, le Conseil d’Etat fait référence à une disposition ou à un principe constitutionnel, alors que dans l’arrêt French Data Network, c’est la notion d’exigence constitutionnelle qui est retenue, ces deux décisions ont le même effet en cas d’absence de protection équivalente, au niveau européen, du principe constitutionnel ou de l’exigence constitutionnelle. Dans les deux cas, en effet, l’application du droit de l’UE se verra écartée.
Le juge administratif a, toutefois, refusé d’aller plus en avant en décidant de ne pas opérer de contrôle ultra vires.
B – Une limite : le rejet du contrôle ultra vires
Le contrôle ultra vires permet au juge national de faire obstacle à l'application d'une norme du droit de l'Union qui outrepasserait les compétences attribuées à l'Union européenne. C'est la Cour constitutionnelle fédérale allemande qui, par un obiter dictum à sa décision du 12 octobre 1993 relative au traité de Maastricht, consacra le principe d'un contrôle ultra vires exercé par le juge national, c'est-à-dire affirma sa compétence pour contrôler, au regard de l'instrument de ratification du traité de Maastricht, si « les actes des institutions et organes européens restent dans les limites des droits de souveraineté qui leur sont conférés ou s'ils les outrepassent ».
Le Conseil d’Etat a décidé, en l’espèce, de ne pas s’engager dans cette voie. Il a, ainsi, décidé qu’il n’appartient pas au juge administratif de « s’assurer du respect, par le droit dérivé de l'Union européenne ou par la Cour de justice elle-même, de la répartition des compétences entre l'Union européenne et les Etats membres. Il ne saurait ainsi exercer un contrôle sur la conformité au droit de l'Union des décisions de la Cour de justice et, notamment, priver de telles décisions de la force obligatoire dont elles sont revêtues, rappelée par l'article 91 de son règlement de procédure, au motif que celle-ci aurait excédé sa compétence en conférant à un principe ou à un acte du droit de l'Union une portée excédant le champ d'application prévu par les traités. »
Plusieurs raisons ont pu pousser le Conseil d’Etat à respecter cette limite. D’abord, la mise en œuvre du contrôle ultra vires est rendue particulièrement délicate par la circonstance que le processus d'intégration européenne n'a jamais reposé sur l'idée d'une division stricte des compétences entre l'Union et les Etats membres, de sorte que le contrôle des supposés empiètements des institutions européennes sur les compétences des Etats apparaît aléatoire. Par ailleurs, s’il peut exister de la part des cours suprêmes nationales une certaine retenue dans l’exercice de ce contrôle, cette retenue repose uniquement sur leur bonne volonté. Enfin, le contrôle ultra vires est susceptible de conduire à une remise en cause générale et absolue de l'application du droit de l'Union : en effet, cette remise en cause peut ne pas être partagée par tous les Etats membres.
La jurisprudence French Data Network constitue, donc, un pendant indispensable à la jurisprudence So. Arcelor Atlantique Lorraine. Elle permet d’enrichir l’exception à l’application du droit communautaire lorsqu’est en cause l’identité constitutionnelle de la France, tout en évitant de s’aventurer sur des chemins dont l’issue ne pourrait être maîtrisée.
