Introduction
L’intégration des normes internationales en droit interne a donné lieu à des controverses restées célèbres dans la jurisprudence administrative. Il en est allé de même pour le droit européen, qu’il soit originaire ou dérivé. Le présent arrêt, rendu à propos des directives communautaires dont le régime juridique est, on le sait, ô combien complexe, vient lever certains verrous encore existants.
En l’espèce, les sociétés Rothmans International France et Philip Morris France demandent au Conseil d’Etat d’annuler les deux décisions implicites de rejet par lesquelles le ministre de l’Economie a refusé de revaloriser le prix de vente du tabac au 1°/09/1983. Par un arrêt d’assemblée du 28/02/1992, la Haute juridiction fait droit à ces demandes au motif de l’incompatibilité de la loi du 24/05/1976 avec les objectifs de directive du 19/12/1972, une incompatibilité qui a pour effet de priver de base légale le décret du 31/12/1976 et les décisions implicites de rejet.
En acceptant d’écarter l’application d’une loi du fait de sa contrariété avec les objectif définis par une directive communautaire, le juge administratif suprême vient nourrir sa jurisprudence sur la portée des normes internationales en droit interne. Il reconnaît, d’abord, la possibilité d’invoquer une directive à l’encontre d’un acte administratif individuel par la voie de l’exception d’inconventionnalité de la loi sur laquelle il repose. Une question ayant donné lieu à de nombreuses hésitations du fait des rapports complexes qui existent entre la notion de directive et celle d’effet direct. Il consacre, ensuite, la pleine primauté des directives sur les lois mêmes postérieures. Une position qui, là encore, a tardé à s’imposer tant pour le droit européen que pour le droit international en général.
Il convient, donc, d’étudier, dans une première partie, l’effet direct de la directive du 19/12/1972 (I) et d’analyser, dans une seconde partie, la primauté de cette directive sur la loi du 24/05/1976 (II).
I - L'effet direct de la directive du 19 décembre 1972
Le Conseil d’Etat considère, en l’espèce, que la directive du 19/12/1972 peut être invoquée à l’encontre des deux décisions implicites de rejet (B). Cette solution n’était pas évidente tant la relation entre les deux notions n’est pas aisée (A).
A – La question de l'effet direct des directives
La question de l’effet direct (1) présente, lorsqu’il s’agit des directives communautaires (2), des difficultés particulières.
1 – La notion d’effet direct
L’effet direct constitue, avec la ratification, la publication et la réciprocité, l’une des conditions d’application du droit international. Pour être dotée d’une telle portée, une norme de droit international doit exercer une influence sur la situation juridique des administrés en créant des droits ou des obligations à leur profit ou à leur charge. Tel n’est pas le cas des normes ne créant d’obligations qu’entre les Etats. Il s’ensuit que seules les normes internationales dotées d’un effet direct s’imposent aux autorités nationales et peuvent être utilement invoquée devant le juge administratif, notamment à l’appui d’un recours dirigé contre une décision administrative ou d’un recours en responsabilité pour faute.
Les conditions de l’effet direct des normes internationales ont été, récemment, précisées par le Conseil d’Etat dans un sens libéral (CE, ass., 11/04/2012, GISTI). Ainsi, à présent, le juge administratif retient deux critères cumulatifs. Il convient, d’une part, que la stipulation n’ait « pas pour objet exclusif de régir les relations entre États » et, d’autre part, qu’elle ne nécessite « l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers ». Pour déterminer si ces conditions sont remplies, il y a lieu de prendre en compte l’intention exprimée des parties, l’économie générale du traité invoqué, ainsi que son contenu et ses termes. Ces considérations prennent un relief particulier quand il s’agit des directives communautaires.
2 – La notion de directive
Selon l’article 288 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), les directives sont des actes de portée générale qui lient « tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens ». Sur cette base, l’Etat se voit affecté d’une obligation et d’une liberté. Les États membres sont, ainsi, obligés de réaliser les objectifs fixés par la directive, dans le délai qu’elle fixe, en prenant les mesures, dites de transposition, nécessaires à cette fin. Les Etats membres sont, toutefois, libres de choisir les mesures nécessaires pour atteindre les objectifs fixés par la directive, qu’il s’agisse de la forme ou des moyens (voie législative ou règlementaire, notamment).
La directive ne concerne donc, en principe, que les Etats. Elle ne crée pas de droits et d’obligations au profit ou à la charge des administrés du fait de la nécessité d’une mesure interne de transposition. Elle ne peut donc avoir d’effet direct à leur égard, c’est-à-dire influencer leur situation juridique. Ainsi s’explique l’impossibilité initiale d’obtenir de la part du juge administratif l’annulation d’un acte administratif individuel directement incompatible avec les objectifs d’une directive (CE, ass., 22/12/1978, Cohn Bendit).
En l’espèce, les deux recours sont dirigés contre des décisions implicites de rejet qui présentent le caractère d’acte administratif individuel. Ils devraient, donc, être rejetés. Pourtant, le Conseil d’Etat n’invoque pas l’absence d’effet direct de la directive. Depuis 1978, en effet, la Haute juridiction a admis de nombreux cas d’invocabilité des directives communautaires.
B – L'invocabilité de la directive du 19 décembre 1972
Initialement, le Conseil d’Etat refusait de reconnaître tout effet direct à une directive (arrêt Cohn-Bendit). Cette position s’écartait de celle de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui considérait que les dispositions « inconditionnelles et suffisamment précises » d’une directive non transposée dans le délai imparti pouvaient être invoquées par un particulier à l’encontre d’un acte administratif individuel (CJCE, 04/12/1974, Van Duyn). Petit à petit, la Haute juridiction française va, toutefois, reconnaître une invocabilité aux directives via différents mécanismes : d’abord à propos des actes règlementaires (1), ensuite à propos des actes administratifs individuels comme c’est le cas en l’espèce (2).
1 – L’invocabilité d’une directive à l’encontre d’un règlement
Le Conseil d’Etat a, d’abord, admis de sanctionner les règlements contraires aux objectifs d’une directive. Ainsi, même lorsque le délai de transposition n’est pas expiré, il considère que l’Etat ne peut prendre des mesures de nature à compromettre sérieusement la réalisation du résultat prescrit par la directive durant cette période (CE, 10/01/2001, France nature environnement). Il peut, également, sanctionner le refus de l’autorité administrative d’adopter les mesures réglementaires de transposition qui relève de sa compétence (CE, ass., 17/12/2021, M. Q).
La Haute cour sanctionne, également, les actes de transposition contraires aux objectifs d’une directive (CE, 28/09/1984, Confédération nationale des SPA). Par ailleurs, à partir de l’expiration du délai de transposition, et même si cette transposition n’a pas été réalisée, les autorités nationales ne doivent pas laisser subsister de règlements qui ne seraient pas compatibles avec les objectifs d’une directive (CE, ass., 3/02/1989, Cie Alitalia), ni, surtout, édicter des dispositions réglementaires nouvelles qui présenteraient la même incompatibilité (CE, 7/12/1984, Fédération française des sociétés de protection de la nature).
2 – L’invocabilité d’une directive à l’encontre d’un acte administratif individuel : l’exemple de l’arrêt SA Rothmans international France et SA Philip Morris France
Progressivement, le Conseil d’Etat va admettre qu’un acte administratif individuel contraire aux objectifs d’une directive peut être annulé s’il prend pour base une réglementation nationale elle-même contraire aux objectifs de la directive. Ainsi, cette norme ne peut plus servir de fondement à la mesure individuelle contestée et c’est pour absence de base légale que l’acte individuel sera annulé.
Ces principes ont, d’abord, été appliqués aux mesures individuelles prises sur la base d’un règlement qui a transposé incorrectement une directive (CE, 8/07/1991, Palazzi). Des principes valables s’il s’agit d’un autre règlement. Cette solution est reprise par le juge administratif en l’espèce, avec une particularité toutefois. Plus précisément, le Conseil d’Etat admet la possibilité d’obtenir l’annulation d’un acte administratif individuel pris sur la base d’un règlement lui-même pris sur la base d’une loi incompatible avec les objectifs d’une directive non transposée. Ainsi, les décisions implicites de rejet attaquées, en l’espèce, se basent sur le décret du 31/12/1976, mais ce décret a été pris sur le fondement de la loi du 24/05/1976 qui est, elle-même, incompatible avec les objectifs de la directive du 19/12/1972. Elle ne peut donc servir de base légale au décret qui ne peut lui-même servir de fondement aux décisions attaquées. Ces dernières sont donc annulées pour défaut de base légale.
Ces principes seront, par la suite, appliqués à l’hypothèse où la norme nationale qui sert de fondement à l’acte individuel est une jurisprudence (CE, ass., 6/02/1998, Tête), de sorte qu’à ce moment-là, si le principe de la jurisprudence Cohn-Bendit était maintenu en droit, il était, dans les faits, privé de sa substance. C’est donc logiquement que le juge administratif suprême a mis le droit en accord avec les faits en abandonnant formellement la jurisprudence Cohn-Bendit. Il admet, en effet, désormais, que tout justiciable peut se prévaloir, à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif non réglementaire, des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive, lorsque l’État n’a pas pris, dans les délais impartis par celle-ci, les mesures de transposition nécessaires (CE, ass., 30/10/2009, Mme. Perreux).
En l’espèce, le décret et la loi servant de fondement aux décisions implicites de rejet voient leur application écartée du fait de leur contrariété avec la directive du 19/12/1972. Cette situation est la résultante de la jurisprudence sur l’effet direct des directives, mais également de celle relative à l’autorité des normes internationales en droit interne.
II – La primauté de la directive du 19 décembre 1972 sur la loi du 24 mai 1976
Le Conseil d’Etat écarte, en l’espèce, l’application de la loi du 24/05/1976 au motif qu’elle est contraire aux objectifs définis par la directive du 19/12/1972. Ce faisant, la Haute juridiction reconnaît aux directives communautaires une autorité supérieure à celle des lois, bien que la loi soit, ici, postérieure. Cette solution est la résultante d’une évolution jurisprudentielle qui a, d’abord, vu la Conseil d’Etat refuser de reconnaître aux normes internationales une autorité supérieure à celle des lois postérieures (A) avant de donner son plein effet à la règle posée par l’article 55 de la Constitution de 1958 (B) au terme duquel « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie. »
A – Une solution impossible en 1978 : l'absence de primauté des normes internationales sur les lois postérieures
C’est en 1968 que le juge administratif suprême prend une décision qui fit date en son temps : le refus de faire primer les traités internationaux sur les lois postérieures (1). Une position qui le conduira à s’isoler par rapport aux autres juridictions qui, elles, distingueront contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité (2).
1 – L’absence initiale de supériorité des traités sur la loi postérieure et contraire devant le Conseil d’Etat
A l’origine, le Conseil d’Etat faisait la distinction entre les lois antérieures et les lois postérieures aux traités internationaux. Concernant les lois antérieures, la solution était simple : le juge administratif considérait que le traité primait sur la loi française et cette dernière était regardée comme abrogée privant l’acte administratif de base juridique qui pouvait, alors, être annulé.
En revanche, dans le cas des lois postérieures et contraires aux traités, la Haute juridiction refusait de faire primer le traité au motif que cela revenait à opérer un contrôle de constitutionnalité des lois (CE, sect., 1°/03/1968, Syndicat général des fabricants de semoules de France). Le juge administratif considérait, en effet, qu’en adoptant une loi contraire à un traité, le législateur violait le traité, mais, dans le même temps, méconnaissait la règle posée par l’article 55 de la Constitution instituant la supériorité des traités sur les lois. Dès lors, pour le juge, faire primer un traité sur une loi postérieure et contraire revenait à opérer un contrôle de constitutionnalité des lois, compétence qu’il estime ne pas détenir (CE, sect. 06/11/1936, Arrighi).
Cette position va faire l’objet des critiques les plus vives de la part de la doctrine. Pour les auteurs, en effet, la règle qui est violée est le traité lui-même. La violation de la Constitution n’est, elle, qu’indirecte et limitée. Cette solution conduisait, de surcroît, à priver l’article 55 de la Constitution d’une partie importante de son effet devant les juridictions administratives. Aussi, les autres juridictions vont s’écarter de cette position en distinguant contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité.
2 – La distinction contrôle de constitutionnalité / contrôle de conventionalité devant les autres juridictions
C’est le Conseil constitutionnel qui, dans sa célèbre décision IVG du 15/01/1975, va systématiser cette distinction en qualifiant le contrôle de constitutionnalité d’absolu et définitif et le contrôle de conventionalité de relatif et contingent.
Les termes « absolu » et « relatif » font référence au champ d’application de la loi et du traité. Concrètement, une loi n’a à respecter un traité qu’à partir du moment où elle a le même champ d’application que lui. A partir du moment où leur champ d’application diffère, la suprématie du traité ne s’applique plus et la loi n’a plus à le respecter. Il faut donc vérifier, au cas par cas, l’identité ou la différence de champ d’application, chose que ne peut pas faire le Conseil constitutionnel qui juge l’affaire de façon abstraite et non par rapport à un cas particulier.
Les termes « définitif » et « contingent » ont trait à la condition de réciprocité. Ici aussi, une loi ne doit respecter un traité que dès lors que l’autre partie l’applique. A partir du moment où l’autre partie ne respecte pas cette condition, le législateur est délié du respect qu’il doit au traité. La suprématie des traités est donc variable dans le temps, ce qui nécessite un contrôle en continu. Or, le contrôle opéré par le Conseil constitutionnel est a priori : il intervient une fois pour toute avant la promulgation de la loi et sa décision est définitive.
Le contrôle de conventionnalité doit donc tenir compte d’éléments très variables et doit être opéré au cas par cas, chose que ne peuvent faire que les juridictions ordinaires, tant administratives que judiciaires. Ce sont elles qui peuvent, en effet, adapter leurs décisions au rapport hiérarchique existant entre le traité et la loi dans l’espèce considérée. A l’inverse, le Conseil constitutionnel, du fait de sa position dans la procédure de contrôle, ne le peut pas. Aussi, refuse-t-il, dans la décision IVG, d’opérer ce contrôle et en renvoie-t-il la charge aux juridictions ordinaires.
La Cour de cassation va décider, la même année, de suivre la voie tracée par le juge constitutionnel (C. Cass., 24/05/1975, Société des cafés Jacques Vabre). En revanche, le Conseil d’Etat persiste dans son attitude de refus quatre ans plus tard (C.E., ass., 22/10/1979, UDT). Il lui faudra ainsi encore dix ans pour appliquer de façon totale l’article 55 de la Constitution.
B – Une solution permise par la révolution de l'arrêt Nicolo
C’est par un arrêt majeur en droit administratif que le conseil d’Etat fait primer, pour la première fois, un traité sur une loi postérieure (1). Désormais, toutes les lois doivent être compatibles avec les traités. Cette jurisprudence sera, par la suite, étendue au droit communautaire dérivé, dont les directives (2)
1 – Le revirement de jurisprudence de 1989 : l’arrêt Nicolo
Ce revirement de jurisprudence a été fortement encouragé. La position du Conseil d’Etat devenait, en effet, intenable. N’importe quel Tribunal d’instance se reconnaissait le pouvoir d’écarter l’application d’une loi postérieure et contraire à un traité, quand la plus haute juridiction de l’ordre administratif se refusait à le faire. De plus, les juridictions internationales (Cour de justice de l’Union européenne, Cour européenne des droits de l’homme) pouvaient sanctionner ces mêmes lois et par la même sanctionner l’attitude du Conseil d’Etat.
C’est, donc, par un arrêt d’assemblée Nicolo du 20/10/1989, que le Conseil d’Etat fait, pour la première fois, primer un traité sur une loi postérieure. Dans cette affaire, le juge n’applique les lois en cause qu’après avoir relevé qu’elles ne sont pas incompatibles avec le traité de Rome. Désormais, lorsqu’une loi postérieure est contraire à un traité, le juge administratif en écarte l’application. L’acte administratif est, alors, directement contraire au traité et peut être annulé. Il faut insister sur le fait que la loi postérieure n’est pas annulée, elle est simplement écartée de l’affaire. Si l’autre partie n’applique plus le traité en question, par exemple, la loi pourra à nouveau s’appliquer. Cette jurisprudence va faire l’objet de multiples applications, parmi lesquelles celle qu’illustre l’arrêt du 28/02/1992.
2 – L’application de la jurisprudence Nicolo au droit communautaire dérivé
La jurisprudence Nicolo va, rapidement, être étendue au droit communautaire dérivé. D’abord pour les règlements communautaires (CE, 24/09/1990, Boisdet). Puis, les directives communautaires avec l’arrêt objet du présent propos. Ainsi, en l’espèce, la loi du 24/05/1976 est jugée incompatible avec les objectifs définis par la directive du 19/12/1972 au motif qu’elle prévoit des possibilités de fixation de prix de vente du tabac non prévues par la directive. Plus précisément, au terme de la directive, les seules législations nationales à pouvoir limiter ses effets sont les législations, de caractère général, destinées à enrayer la hausse des prix. Or, la loi de 1976 confère au gouvernement un pouvoir spécifique de fixation du prix des tabacs importés, indépendamment de la législation nationale sur le contrôle du niveau des prix. Le juge administratif suprême écarte donc l’application de la loi du 24/05/1976, ce qui prive, en cascade, de base légale le décret du 31/12/1976 et les décisions implicites de rejet contestées.
Si la jurisprudence Nicolo apparaît logique, les solutions relatives au droit communautaire dérivé peuvent, en revanche, susciter certaines réserves. Elles conduisent, en effet, à faire primer des règles adoptées par les exécutifs nationaux et l’exécutif européen sur des textes adoptés par les Parlements nationaux. Or, une chose est de faire primer un traité, souvent ratifié par la représentation nationale d’ailleurs, sur une loi, autre chose est de faire prévaloir un simple règlement ou une simple directive communautaires sur la norme par laquelle s’exprime la volonté générale.
CE, ass., 28/02/1992, SA Rothmans International France et SA Philip Morris France
Vu 1°), sous le n° 56 776, la requête sommaire et le mémoire complémentaire enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 3 février 1984 et 1er juin 1984, présentés pour la société anonyme Rothmans International France, dont le siège est ..., agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux en exercice, domiciliés audit siège ; la société requérante conclut à l'annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet, résultant du silence gardé par le ministre de l'économie, des finances et du budget sur sa demande de revalorisation du prix de vente des produits tabagiques au 1er septembre 1983 et subsidiairement à ce que le Conseil d'Etat saisisse la Cour de Justice des communautés européennes sur le fondement de l'article 177 du traité de Rome ;
Vu 2°), sous le n° 56 777, la requête sommaire et le mémoire complémentaire enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 3 février 1984 et 1er juin 1984, présentés pour la société anonyme Philip Morris France, dont le siège est ... à Neuilly-sur-Seine ; la société requérante conclut à l'annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet, résultant du silence gardé par le ministre de l'économie, des finances et du budget sur sa demande de revalorisation du prix de vente des produits tabagiques au 1er septembre 1983 et subsidiairement à ce que le Conseil d'Etat saisisse la Cour de Justice des communautés européennes sur le fondement de l'article 177 du traité de Rome ;
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu la constitution et notamment son article 55 ;
Vu l'ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 relative aux prix ;
Vu la loi n° 76-448 du 24 mai 1976 portant aménagement du monople des tabacs manufacturés ;
Vu le décret n° 76-1324 du 31 décembre 1976 relatif aux régimes économique et fiscal, dans les départements français continentaux, des tabacs manufacturés ;
Vu le traité instituant la communauté économique européenne signé le 25 mars 1957 et modifié le 14 septembre 1957, ensemble le décret du 28 janvier 1958 portant publication dudit traité ;
Vu la directive n° 72/464 du conseil des communautés européennes, en date du 19 décembre 1972 ;
Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Après avoir entendu :
- le rapport de M. Sanson, Maître des requêtes,
- les observations de la S.C.P. Masse-Dessen, Georges, Thouvenin, avocat de la société Rothmans International France et de la société anonyme Philip Morris France,
- les conclusions de Mme Laroque, Commissaire du gouvernement ;
Considérant que les requêtes enregistrées sous les numéros 56 776 et 56 777 présentent à juger des questions semblables ; qu'il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision ;
Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens des requêtes :
Considérant qu'aux termes du II de l'article 60 de l'ordonnance du 30 juin 1945 susvisée : "Les dispositions de la présente ordonnance ne sont pas applicables : a) A la nature des décisions relatives aux prix des produits de monopole qui reste celle prévue par les textes régissant ces produits ; toutefois, les lois, les décrets et arrêtés qui fixent les prix des produits de monopole doivent être contresignés par le ministre de l'économie nationale" ; qu'aux termes de l'article 3 de la loi susvisée du 24 mai 1976 portant aménagement du monopole des tabacs manufacturés : "la fabrication et la vente au détail des tabacs manufacturés sont réservés à l'Etat" ; qu'en vertu de son article 6 : " ... le prix de détail de chaque produit est unique pour l'ensemble du territoire. Il est fixé dans des conditions déterminées par le décret prévu à l'article 24" ; que l'article 10 de ce décret, en date du 31 décembre 1976, dispose : "Les prix de vente au détail des tabacs sont fixés par arrêté du ministre de l'économie et des finances" ; que ces dispositions, qui confèrent au ministre le pouvoir de fixer le prix de vente au détail du monopole public de la vente au détail des tabacs, maintiennent les décisions relatives à ce prix en dehors du champ d'application de l'ordonnance du 30 juin 1945 ;
Considérant que l'article 37 du traité instituant la communauté économique européenne stipule : "Les Etats membres aménagent progressivement les monopoles nationaux présentant un caractère commercial, de telle façon qu'à l'expiration de la période de transition soit assurée, dans les conditions d'approvisionnement et de débouchés, l'exclusion de toute discrimination entre les ressortissants des Etats membres" ; qu'aux termes de l'article 5-1 de la directive du conseil des communautés européennes en date du 19 décembre 1972 prise pour la mise en oeuvre, en ce qui concerne les tabacs manufacturés, de ces stipulations ainsi que de celles de l'article 30 du traité portant interdiction des restrictions quantitatives et de toutes mesures d'effet équivalent : "Les fabricants et importateurs déterminent librement les prix maxima de vente au détail de chacun de leurs produits. Cette disposition ne peut, toutefois, faire obstacle à l'application des législations nationales sur le contrôle du niveau des prix ou le respect des prix imposés" ; qu'ainsi que l'a jugé la cour de justice des communautés européennes dans ses arrêts de manquement des 21 juin 1983 et 13 juillet 1988, les seules dispositions dont l'article 5-1 de la directive réserve l'application sont celles des législations nationales de caractère général, destinées à enrayer la hausse des prix ; que les dispositions précitées de l'article 6 de la loi du 24 mai 1976 confèrent au gouvernement un pouvoir spécifique de fixation du prix des tabacs importés des pays membres de la communauté européenne, indépendamment de l'application de la législation nationale sur le contrôle du niveau des prix ; qu'elles permettent ainsi au gouvernement de fixer les prix de vente des tabacs importés dans des conditions non prévues par l'article 5-1 de la directive du 19 décembre 1972 et sont incompatibles avec les objectifs définis par cette directive ; qu'il suit de là que l'article 10 précité du décret du 31 décembre 1976, pris sur le fondement de l'article 6 de la loi du 24 mai 1976, dont il y a lieu d'écarter l'application, est lui-même dépourvu de base légale ; qu'il résulte de ce qui précède que le ministre de l'économie, des finances et du budget n'a pu légalement, en maintenant le prix des tabacs manufacturés à un niveau différent de celui qui avait été déterminé par les sociétés requérantes, rejeter implicitement les demandes de la société Rothmans International France et de la société anonyme Philip Morris France tendant à l'augmentation de 50 centimes du prix des produits importés ou distribués en gros par elles au 1er septembre 1983 ; que, dès lors, lesdites décisions doivent être annulées ;
DECIDE :
Article 1er : Les décisions implicites de rejet résultant du silence gardé pendant plus de quatre mois par le ministre de l'économie, des finances et du budget sur les demandes de la société Rothmans International France et de la société anonyme Philip Morris France tendant à l'augmentation de 0,50 F des prix des produits importés ou commercialisés en gros par elle en France au 1er septembre 1983 sont annulées.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Rothmans International France, à la société anonyme Philip Morris France et au ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et du budget.
