Introduction
Si la question de la propriété privée est intrinsèquement liée à une pensée politique libérale, défendue en France notamment depuis la Révolution française, le droit au respect des biens y semble étroitement lié. En France, l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 précise : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ».
Depuis le Traité de Londres, plusieurs États européens ont souhaité renforcer leurs liens et coopérations avec pour objectif d’assurer un dialogue de paix entre les nations du vieux continent, mais aussi la défense des droits et libertés qu’ils considèrent comme fondamentaux dans la culture européenne.
En ce qui concerne le droit au respect des biens et la propriété privée, ce n’est pas directement la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme qui évoque le sujet. En revanche, les États ont largement ratifié – un peu plus tardivement – le protocole additionnel n° 1 qui précise dans son article 1er :
« 1. Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
- Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes».
À la lumière de ces dispositions invoquant le droit au respect des biens de toute personne physique ou morale, il convient de s’arrêter sur les obligations des États en la matière (I), mais aussi les dérogations légitimement reconnues par la Cour (II).
I - Les obligations des États membres quant au respect des biens
Des conditions assez importantes doivent être réunies pour appliquer ces dispositions (A), desquelles découlent dès lors des obligations négatives et positives pour les États (B).
A - Les conditions d'applicabilité préalables de l'article 1er du protocole n°1
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) admettra l’application de l’article 1er pour certains biens (1), tandis qu’elle refusera l’application de ces dispositions pour d’autres (2).
1 - Les biens autorisant l’application de l’article 1er
Il est important de préciser, tout d’abord, que la Cour n’est pas liée aux qualifications internes en la matière. Elle décide ainsi de manière très autonome ce qui peut constituer un bien au sens de l’article 1er. La jurisprudence de la Cour vient ainsi préciser les biens qui sont protégés en conséquence. Elle précise notamment que l’application de ces dispositions n’est possible que pour les biens actuels d’une personne (CEDH, 13 juin 1979, Aff. Marckx c./ Belgique, n° 6833/74). Mais l’article 1er peut également s’appliquer à des intérêts patrimoniaux résultant d’une « espérance légitime ». Pour la Cour, cette espérance patrimoniale correspond à celle qui se fonde sur une disposition ou un acte juridique. C’est notamment le cas dans l’espérance donnée par un certificat d’urbanisme positif, remis en cause par la suite, sur la foi duquel les requérants ont décidé d’acquérir un terrain (CEDH, 29 nov. 1991, Aff. Pine Valley Developments Ltd c/ Irlande, n° 12742/87). De la même façon, une dette fondée sur une décision de justice suffisamment établie doit être considérée comme un bien (CEDH, 4 sept. 2002, Aff. Bourdov c./ Russie, n° 59498/00) ; il en est de même pour des aspects de propriété intellectuelle, pour une part ou une action de société ayant une certaine valeur (CEDH, 7 novembre 2002, Aff. Olczak c./ Pologne, n° 30417/96) ; c’est également le cas pour une clientèle professionnelle dès lors qu’elle a été constituée dans le cadre et grâce au travail du requérant (CEDH, Aff. Olbertz c./ Allemagne, n° 37592/97).
2 - Les biens excluant l’application de l’article 1er
A contrario et d’une manière assez fidèle à ce qui peut se pratiquer en droit français, la Cour rejette l’application de l’article 1er pour certains éléments qu’elle ne peut considérer comme des biens. Il en va ainsi des embryons humains auxquels ces dispositions ne sont évidemment pas applicables (CEDH, 27 août 2015, Aff. Parrillo c./ Italie, n° 46470/11). Les dispositions relatives à la protection des biens ne sont pas non plus applicables à un « revenu futur » (CEDH, 11 avril 2006, Aff. Levanen c./ Finlande, n° 34600/03). De la même façon, un bail social autorisant la requérante à occuper un appartement, mais pas le droit de l’acquérir à la suite de jugements des juridictions internes, ne pouvait être assimilé à un bien (CEDH, 9 juillet 2015, Aff. Tchokontio Happi c/ France, n° 65829/12).
Enfin, l’espérance légitime évoquée précédemment ne peut être reconnue lorsqu’un requérant s’appuie sur de simples déclarations politiques gouvernementales (CEDH, 24 juin 2008, Aff. Bata c./ République Tchèque, n° 43775/05).
B - Les obligations négatives et positives découlant de l'article 1er du protocole n° 1
L’article 1er du protocole n° 1 de la CESDH entrainent des obligations négatives (1) et positives (2) pour les États signataires.
1 - Les obligations négatives
Ces dispositions imposent évidemment que les États membres s’abstiennent de toute ingérence dans le droit au respect des biens de leurs concitoyens. En fonction des situations, la Cour de Strasbourg retiendra des qualifications d’atteinte aux biens ou de privation de propriété. La Cour condamne, par exemple, l’expropriation de fait dont ont été victimes les requérants en raison de l’intégration de leur terrain à une zone militaire sans aucun acte juridique formel et précis déclarant le transfert de la propriété privée (CEDH, 27 mai 2010, Aff. Sarica et Dilaver c./ Turquie, n° 11765/05). La CEDH met également en cause la privation du droit de propriété d’un requérant qui s’était vu saisir le matériel informatique qu’il utilisait à titre professionnel pendant près de sept mois et dans le cadre d’une procédure pénale qui ne le visait pas directement (CEDH, 12 octobre 2020, Aff. Pendov c./ Bulgarie, n° 44229/11). La frontière entre obligations négatives et positives est parfois également assez mince. La Cour n’hésite pas à reconnaitre, de plus en plus, des obligations positives dans ce cadre.
2 - Les obligations positives
Pour la Cour, l’article 1er du protocole n°1 ne s’entend pas uniquement en ce qu’il impose aux États de s’abstenir de toute ingérence en la matière. Elle exige un certain nombre d’interventions positives de protection du droit au respect des biens. La jurisprudence met en avant ces obligations positives, notamment dans l’affaire concernant la destruction de maisons d’habitation résultant d’activités dangereuses menées par l’État et ayant conduit à une importante explosion de gaz. La CEDH considère, dans cette affaire, que l’État membre en question n’a pas pris toutes les mesures pour sauvegarder les biens des requérants (CEDH, 30 novembre 2004, Aff. Oneryildiz c./ Turquie, n° 48939/99). D’une manière générale, ce type d’obligations positives n’est exigé que dans les limites du raisonnable appréciées en fonction des circonstances (CEDH, 29 sept. 2008, Aff. Budayeva c./ Russie, n° 15339/02 et a.).
II - Les dérogations légitimes en matière de droit au respect des biens
L’article 1er du protocole n°1 et les juges de Strasbourg autorisent des dérogations au droit au respect des biens. Il s’agit à la fois de simples restrictions au droit de propriété (A), mais aussi sous certaines conditions d’une plus large privation du droit de propriété (B).
A - L'autorisation de simples restrictions au droit de propriété
L’alinéa 2 de l’article 1er du protocole n°1 prévoit les conditions de restrictions à ce droit garanti dans le cadre de la CEDH (1). De son côté, la jurisprudence apporte aussi un certain nombre de précisions (2).
1 - L’alinéa 2 de l’article 1er du protocole n° 1
L’alinéa 2 des dispositions précitées prévoit effectivement la possibilité pour les États membres, de déroger au droit au respect des biens pour « mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ». Ce type de restrictions couvre finalement un large éventail de situations, sous condition qu’un objectif d’intérêt général soit relevé et qu’elles s’appuient sur des textes législatifs suffisamment précis (CEDH, 27 juin 2006, Aff. Mazelie c./ France, n° 5356/04).
La Cour exerce, par ailleurs, un important contrôle de proportionnalité sur les mesures restrictives de propriété réduisant la marge d’appréciation des États membres par rapport à ce qui pouvait se pratiquer il y a quelques dizaines d’années (CEDH, 16 octobre 2018, Aff. Zhidov c./ Russie, n° 54490/10).
2 - Des précisions jurisprudentielles considérables
Les juges de Strasbourg viennent préciser les situations dérogatoires qu’elle entend accepter dans le cadre de l’article 1er du protocole n°1. Il peut notamment s’agir de réglementations législatives qui permettent l’encadrement du prix des loyers mis en location, tel que cela peut se faire dans de grandes villes françaises, qui sont aussi amenées aujourd’hui à encadrer les locations de tourisme de type « AirBnb » (sur le sujet : CEDH, 19 juin 2006, Aff. Hutten-Czapska c./ Pologne, n° 35014/97). Il peut également s’agir de l’encadrement des constructions par le droit de l’urbanisme ou de la destruction de bâtiments construits illégalement par les requérants (CEDH, 21 juillet 2016, Aff. Ivanova et Cherkezov c./ Bulgarie, n° 46577/15).
Enfin, la question des contributions, impôts ou amendes est importante même si elle demeure assez « logique ». En effet, le droit au respect des biens et la propriété privée ne saurait empêcher les États de mettre en œuvre de telles contributions (CEDH, 31 mars 2009, Aff. Faccio c./ Italie).
B - L'autorisation d'une plus large privation du droit de propriété
L’alinéa 1er de l’article 1er du protocole n°1 prévoit les conditions de privation du droit de propriété garanti dans le cadre de la CEDH (1). De son côté, la jurisprudence apporte aussi un certain nombre de précisions sur ce sujet (2).
1 - L’alinéa 1er de l’article 1er du protocole n° 1
Le premier alinéa des dispositions précitées prévoit la possibilité pour les États membres de priver les personnes physiques ou morales de leur propriété malgré le droit au respect de leurs biens garanti par la Convention. Elles précisent toutefois que cela n’est possible « que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ». Il est donc tout à fait possible de priver un justiciable de sa propriété, mais sous certaines conditions. La légitimité d’une telle mesure de privation doit être justifiée par l’utilité publique, seule cause légitime (CEDH, 19 février 2009, n° 2334/03) et avoir lieu dans les conditions définies précisément par un ou plusieurs textes législatifs.
Les exemples de telles mesures sont assez nombreux et on ne peut plus classiques : expropriation, nationalisation, confiscation des propriétés privées. La jurisprudence de la Cour vient étayer de telles mesures à travers des illustrations particulièrement intéressantes.
2 - Des précisions jurisprudentielles considérables
Là aussi, les juges de Strasbourg viennent préciser les situations dérogatoires qu’elle entend accepter dans ce cadre. Les situations d’expropriation pour cause d’utilité publique – ces causes peuvent être variées, à l’image d’une exigence de prévention des risques naturels et technologiques – apparaissent légitimes à la condition d’une indemnisation suffisante (CEDH, 29 mars 2006, Aff. Scordino c./ Italie, n° 36813/97). La seule perspective dans laquelle un État peut surseoir à cette indemnisation est celle des circonstances exceptionnelles. La CEDH laisse également une marge d’appréciation considérable aux États membres en ce qui concerne la confiscation de biens dont l’origine est présumée illicite ou dont l’usage serait délictueux (CEDH, 12 décembre 2001, Aff. Philipps c./ Royaume-Uni, n° 41087/98). La question de la confiscation de biens appartenant à des ressortissants russes – dans le cadre des actions relatives au conflit russo-ukrainien – dans plusieurs États européens devrait donner de nouvelles illustrations en la matière.
