Introduction

La Seconde Guerre mondiale a durement frappé l’Europe et apparaît sans nul doute comme l’un des conflits les plus inhumains du XXe siècle. Les violences, les discriminations et l’extermination de civils dans les « camps de la mort » en témoignent aisément. Une fois libérés, plusieurs États européens ont souhaité renforcer leurs liens et coopérations avec pour objectif premier d’assurer un dialogue de paix entre les nations du vieux continent. Le Traité de Londres (5 mai 1949) a débuté cette démarche autour de la protection des droits de l’Homme sur le continent Européen. La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), véritable organisation juridictionnelle, protège aujourd’hui les droits qui figurent dans la Convention et ses protocoles.

Dans le droit français, la question du respect de la vie privée est prise en compte depuis le début des années 1970. En effet, le Code civil prévoit que « chacun a droit au respect de sa vie privée » (art. 9 alinéa 1er). Ce droit a également valeur constitutionnelle. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, de son côté, vient conforter cet impératif. Il s’agit finalement, pour les juges de Strasbourg, de protéger efficacement les individus contre les ingérences des pouvoirs publics dans la sphère privée au niveau du continent.

À cet égard, l’article 8 de la Convention prévoit que : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

Il convient d’étudier les obligations découlant de cet article 8 (I), avant d’évoquer aussi les dérogations qui sont acceptées dans ce cadre par la Cour (II).

I - Les obligations découlant de l'article 8 de la Convention

Les obligations découlant de l’article 8 de la Convention sont extrêmement larges, avec des attributions finalement classiques (A) et d’autres relativement novatrices (B).

A - Une large application du droit au respect de la vie privée

L’application du droit au respect de la vie privée est finalement très extensible, notamment du fait d’une notion qui reste floue (1). En découlent de nombreuses illustrations tout à fait variées, mais finalement classiques (2).

1 - La « vie privée » : une notion floue et extensible

La notion de « vie privée » reste souvent floue en ce qu’elle n’est pas susceptible d’une définition complète et reprenant exhaustivement l’ensemble de ses composantes. La Cour de Strasbourg peut donc parfois se heurter à cette difficulté, qui juridiquement n’est pas exclusive de cette notion. Mais la notion de « vie privée » peut également être plus ou moins large d’un État membre à un autre, la culture des pays pouvant varier également sur l’appréhension de cette question. Pour remédier à ces difficultés, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg entend donner une définition très englobante de la notion de vie privée, qui se prolonge au-delà du seul cercle intime, personnel et familial plus traditionnellement retenu.

Cette lecture n’est pas sans permettre aux juges de la CEDH d’intervenir sur un certain nombre d’ingérences dans ce domaine, mais de s’attacher aussi à d’autres aspects plus ou moins classiques en la matière.

2 - Illustrations variées et classiques du droit à la vie privée

Il est difficile d’illustrer de manière exhaustive l’ensemble des composantes du droit au respect de la vie privée, tant les jurisprudences sont nombreuses. Ce qu’il faut rappeler, c’est que la CEDH ne met pas de côté la définition traditionnelle et la protection assez classique de la vie privée. En ce sens, elle protège ce qu’on appelle classiquement l’intimité de la vie familiale et des autres relations personnelles. En premier lieu, la Cour reconnait comme principe le « droit à vivre ensemble » afin de pouvoir développer des relations familiales normales (CEDH, 13 juin 1979, Aff. Marckx c./ Belgique, n° 6833/74). Elle a d’ailleurs eu l’occasion de dire – et elle le défend de plus en plus – que ce droit concerne également des formes très variées de familles, y compris les couples homosexuels ou les familles monoparentales (CEDH, 24 janvier 2017, Aff. Paradiso c./ Italie, n° 25358/12). La question de la protection des liens familiaux concerne également les détenus qui doivent se voir maintenir un contact avec leur famille la plus proche (CEDH, 28 août 2019, Aff. Chaldayev c./ Russie, n° 33172/16). La question de la vie familiale rentre également en ligne de compte, mais de manière assez variable, en matière d’immigration et de regroupement familial.

La CEDH protège également la vie privée en tant qu’intimité plus personnelle encore. Cela comporte notamment la protection de l’identité sociale et physique de l’individu (CEDH, 4 décembre 2008, Aff. Marper c/ Royaume-Uni, n° 30562/04 et a.) dans toute son étendue (données médicales, orientation sexuelle, handicap, etc). Le droit à l’image est aussi pris en compte par la Cour dans cette protection (v. par exemple : CEDH, 17 octobre 2019, Aff. Lopez Ribalda et autres c./ Espagne, n° 1874/13 et a.), prenant en compte les vulnérabilités en fonction des individus (par exemple, la Cour sera plus stricte pour les mineurs). La Cour veille donc à ce que l’État protège ces enjeux, à travers des dispositions pénales et civiles efficaces.

B - Les obligations novatrices de la CEDH en matière de vie privée

Le Conseil de l’Europe a une vision extensible du droit au respect de la vie privée, ce qui conduit la CEDH à veiller au respect d’un certain nombre d’obligations novatrices par les États membres. Il en est ainsi des questions relatives à la protection du domicile (1), ou encore à la protection de la correspondance (2).

1 - La protection du « domicile »

L’alinéa 1er de l’article 8 protège notamment le domicile. Au nom du respect de la vie privée, ce lieu apparait dans la sphère intime des individus. La Cour a eu l’occasion de préciser qu’était considérée comme telle une habitation qui témoignait de liens suffisants et continus avec la personne, sans même forcément en être le locataire ou le propriétaire (CEDH, 18 février 2005, Aff. Prokopovitch c./ Russie, n° 58255/00 ; CEDH, 17 janvier 2014, Aff. Winterstein et a. c./ France, n° 27013/07). Le cabinet d’un avocat est également considéré comme tel, du fait notamment d’un certain nombre de dossiers renfermant des éléments confidentiels protégés par le secret professionnel.

Ce domicile doit donc être protégé d’un certain nombre d’ingérences que la CEDH condamne ou non selon les situations. On peut notamment évoquer l’affaire du transfert des habitants d’un petit village du land de Brandebourg, par décision des autorités allemandes en raison de l’extension d’une exploitation de lignite dans la région (CEDH, Aff. Noack et a. c./ Allemagne, n° 46346/99). On peut également citer l’impossibilité pour des personnes déplacées à l’occasion d’un conflit de regagner leurs domiciles respectifs (CEDH, 16 juin 2015, Aff. Chiragov c/ Arménie, n° 13216/05). Il en va de même pour les visites domiciliaires d’agents publics même en l’absence de perquisition ou saisie (CEDH, 16 août 2019, Aff. Halabi c./ France, n° 665554/14). La Cour laisse, malgré tout, une certaine marge d’appréciation aux États membres et permet un certain nombre d’ingérences, dans des conditions strictes que nous évoquerons plus tard.

2 - La protection de la « correspondance »

Comme le domicile, la question de la « correspondance » est éminemment importante dans le cadre de l’application de l’article 8. Il s’agit en réalité de protéger, grâce à une certaine confidentialité, les communications entre plusieurs personnes. La Cour veille à ce que cette notion de « correspondance » soit, elle aussi, assez large : il en va ainsi des courriers privés et professionnels (CEDH, 16 déc. 1992, Niemietz c./ Allemagne, n° 13710/88) ; mais la correspondance, c’est aussi les messages et données issues des smartphones (CEDH, 17 déc. 2020, Aff. Saber c./ Norvège) ; ou encore, les appels passés, y compris depuis une prison (CEDH, 22 mai 2008, Aff. Petrov c./ Bulgarie, n° 15197/02). Sur ces questions, les autorités nationales doivent être attentives à ne pas porter atteinte au respect de la correspondance et à la vie privée.

La question de la communication des personnes détenues apparait centrale dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Dans ce domaine, la Cour a notamment reconnu comme obligation positive pesant sur les États membres, l’obligation de permettre à un détenu de correspondre avec une juridiction (CEDH, 24 fév. 2009, Aff. Gagiu c./ Roumanie, n° 63258/00). D’autre part, un certain contrôle de la correspondance des détenus peut être admis, mais il doit rester raisonnable (v. notamment, CEDH, 1975, Aff. Golder c./ Royaume-Uni). La destruction du courrier ou son interception sont, en revanche, condamnables (CEDH, 30 août 1990, Aff. McCallum c./ Royaume-Uni, n° 9511/81 ; CEDH, 05 décembre 2006, Aff. Fazil Ahmet Tamer c./ Turquie).

Mais dans les prisons comme ailleurs, des dérogations sont acceptées dans le strict cadre prévu par la Convention (CEDH, 25 mars 1983, Silver et a. c./ Royaume-Uni, n° 5947/72).

II - Les dérogations acceptées par la CEDH dans le cadre de la Convention

Pour déroger aux obligations découlant du respect du droit à la vie privée, il convient de respecter un certain nombre de conditions (A), dans des situations spécifiquement énumérées par la Convention (B).

A - Les conditions de dérogation à l'article 8

Des conditions préalables aux dérogations doivent d’abord être remplies, dans l’esprit du texte de l’article 8. Une dérogation doit être prévue par la loi dans un but légitime (1), mais aussi apparaitre comme strictement nécessaire dans une société démocratique (2). La Cour s’y attache avant d’entrer plus spécifiquement dans le type d’ingérences acceptées.

1 - Une dérogation prévue par la loi, dans un but légitime

La place du législateur est effectivement importante dans toute société démocratique. En cela, la France longtemps défendeur du légicentrisme qui martelait la loi toute puissante symbolisant l’expression de la volonté générale, y reste attaché. C’est ainsi aux Parlements des États membres qu’il revient d’adopter les ingérences « exceptionnelles » dans le droit d’une personne au respect de sa vie privée, et non aux seuls pouvoirs exécutifs. De longue date, la Cour affirme donc que toute ingérence d’une autorité publique doit être plus généralement prévue par la loi (CEDH, 19 novembre 2020, Aff. Müller c./ Allemagne, n° 24173/18). Ce texte législatif ne doit d’ailleurs laisser aucune place à l’ambiguïté, puisqu’il doit être suffisamment clair et précis. Il doit effectivement prévoir en des termes suffisamment compréhensibles, en quelles circonstances et dans quelles situations précises, l’autorité publique peut porter atteinte à ce droit.

De la même façon, l’article 8 prévoit que toute ingérence doit remplir avant tout un but légitime, c’est-à-dire être justifié par l’intérêt général ou tout autre intérêt national « supérieur ». La Convention vient d’ailleurs lister précisément les buts légitimant ces ingérences et nous y reviendrons par la suite. Elle y ajoute le caractère nécessaire dans une société démocratique.

2 - Une dérogation nécessaire dans une société démocratique

Le 2ème alinéa de l’article 8 de la Convention prévoit effectivement que l’ingérence légitime et prévue par la loi doit « [constituer] une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire ». Sur cette question, la Cour est ainsi attentive à mettre en exergue les intérêts du requérant, du justiciable, avec les intérêts de l’État membre et l’objectif poursuivi. Pour les juges de Strasbourg, le vocable « nécessaire » rime avec l’impériosité d’une mesure, pas tellement son utilité ou son opportunité.

Dans son affaire Piechowicz c./ Pologne en 2012, par exemple, la Cour de Strasbourg a l’occasion de développer et d’affirmer son raisonnement sur cette condition importante : « Quant au critère ‘’nécessaire dans une société démocratique’’, la Cour rappelle que la notion de « nécessité » au sens de l'article 8 signifie que l'ingérence doit correspondre à un besoin social impérieux et, en particulier, doit rester proportionnée au but légitime poursuivi. Pour apprécier si une ingérence était ‘’nécessaire’’, la Cour tiendra compte de la marge d'appréciation laissée aux autorités de l’État mais il incombe à l’État défendeur de démontrer l'existence du besoin social impérieux à l'origine de l'ingérence » (traduction de l’arrêt : CEDH, 17 juillet 2012, Aff. Piechowicz c./ Pologne, n° 200071/07).

B - Les situations spécifiquement prévues pour déroger à l'article 8

La Convention et la Cour acceptent les ingérences, en respect des conditions précédemment invoquées, pour toute une série de motifs d’intérêt général des États membres (1), mais aussi pour la protection des droits et libertés d’autrui (2).

1 - L’ingérence justifiée par l’intérêt général

L’alinéa 2 de l’article 8 insiste sur les enjeux suivants : « la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale ». C’est à l’État membre de démontrer, par des preuves suffisantes, qu’une ingérence contestée poursuivait bien un but légitime listé dans cet article de la Convention (CEDH, 23 février 2016, Aff. Mozer c./ République de Moldavie et Russie, n° 11138/10). La Cour procède réellement à un examen au cas par cas, en fonction des situations et d’une certaine proportionnalité des mesures d’ingérence. Le bien-être économique est invoqué, par exemple, pour justifier certaines mesures restrictives en matière d’immigration (CEDH, 21 juin 1988, Aff. Berrehab c./ Pays-Bas, n° 10730/84).

Ces objectifs sont assez classiques puisqu’ils sont classiquement repris dans la Convention pour déroger plus largement au droit de la CEDH. La protection des droits et libertés d’autrui vient compléter ces buts légitimes très variés.

2 - L’ingérence justifiée par la protection des droits et libertés d’autrui

L’alinéa 2 de l’article 8 prévoit également que « constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à (…) la protection des droits et libertés d’autrui ». C’est un élément important qui laisse à penser qu’une ingérence d’un État membre dans le droit au respect de la vie privée peut être justifiée par la protection d’un autre droit ou liberté qui pourrait, en termes d’enjeux, apparaître plus « important ». Si cette justification reste plus marginale, la jurisprudence donne tout de même quelques exemples.

Ainsi, la Cour reconnaît comme une ingérence légitime l’ordre de démolition d’une maison d’habitation pour des raisons environnementales. Elle considère alors que la protection des droits et libertés d’autrui – le droit à la santé, à la protection de l’environnement – justifie cela (CEDH, 4 novembre 2020, Aff. Kaminskas c./ Lituanie, n° 44817/18).