Introduction
Depuis le Traité de Londres (5 mai 1949), la « consolidation de la paix », la préservation des « valeurs spirituelles et morales », la défense du « progrès social et économique » sont des objectifs considérables du Conseil de l’Europe. La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) est amenée à protéger une série de libertés et droits fondamentaux contenus dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés (CESDH) signée et ratifiée par plusieurs États membres du continent européen.
Pour le Pr. Renucci, « la liberté d’expression , mais aussi la liberté de pensée, de conscience et de religion, sans oublier le droit de réunion et d’association, font l’objet, à juste titre, d’une attention toute particulière » (J.-F. RENUCCI, Droit européen des droits de l’Homme, 8e Ed., LGDJ, 2019, p. 185). Les juges de Strasbourg s’appuient ainsi, avec un certain intérêt, sur l’article 10 de la Convention qui vient garantir que :
« Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».
Il apparait intéressant de s’interroger sur le large contenu de cette liberté d’expression dans le cadre de la CEDH (I), de même que les limites qui peuvent légalement y être apportées par les États membres (II).
I - Les obligations découlant de l'article 10 de la Convention
La liberté d’expression comprend des obligations concernant plus spécifiquement la liberté d’opinion (A) et la liberté en matière d’informations (B).
A - La liberté d'opinion : partie intégrante de la liberté d'expression
La liberté d’opinion, contenue dans l’article 10 sur la liberté d’expression, comprend un certain nombre d’obligations positives (1) et négatives (2) qui s’appliquent aux États membres en la matière.
1 - Des obligations positives pour les États membres
D’une manière générale, la jurisprudence de la CEDH met en avant l’indispensable intervention des États membres en vue de protéger l’exercice de la liberté d’expression considéré comme « l’un des fondements d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun » (CEDH, 7 déc. 1976, Aff. Handyside c./ Royaume-Uni, n° 5493/72).
Pour les juges de Strasbourg, les États membres du Conseil de l’Europe doivent mettre en œuvre un environnement favorable au débat public et notamment à la participation de l’ensemble des individus, y compris les minorités. La CEDH considère ainsi que chacun doit pouvoir exprimer ses opinions politiques ou ses croyances sans crainte, même si celles-ci demeurent choquantes ou heurtent une partie de la population. La Cour reconnait notamment que la Turquie n’a pas pris les mesures nécessaires pour protéger la liberté d’expression, d’opinion et le droit à la vie d’un journaliste menacé par des groupuscules nationalistes après un article publié dans un journal national (CEDH, Aff. Dink c./ Turquie, n° 54508/12).
2 - Des obligations négatives pour les États membres
De la même façon, les États membres ne doivent pas porter atteinte à cette liberté d’expression, notamment dans sa composante relative à la liberté d’opinion. De la même façon, il s’agit pour la CEDH de sanctionner les États où on porterait atteinte à des opinions même choquantes ou peu « désirables ».
La jurisprudence de la Cour fait notamment état d’une condamnation d’individus ayant publié un message en faveur de la défense du Maréchal Pétain dans un grand journal quotidien national. Pour les juges de Strasbourg, cette condamnation pour apologie de crime de guerre est considérée comme une atteinte illégale à la liberté d’expression et d’opinion car, même si les propos ont pu notamment choquer la communauté juive, les membres d’une association légalement autorisée dans le pays doivent pouvoir s’exprimer y compris dans la presse nationale (CEDH, 23 sept. 1998, Aff. Lehideux et Isorni c./ France, n° 24662/94). De la même façon, la condamnation pénale d’un couple qui a brûlé une photo du couple royal espagnol est considérée par la Cour comme une violation de l’article 10 (CEDH, 13 mars 2018, Stern Taulas et Roura Capellera c./ Espagne, n° 5168/15).
B - La liberté d'information : partie intégrante de la liberté d'expression
La liberté en matière d’information, contenue dans l’article 10 sur la liberté d’expression, comprend un certain nombre d’obligations positives (1) et négatives (2) qui s’appliquent aux États membres en la matière.
1 - Des obligations positives pour les États membres
La Cour est attentive à ce que les États membres permettent que soit assurée une information dans toute son étendue, notamment eu égard au développement des nouvelles technologies. Au-delà de la presse qui a une importance historique toute particulière, il s’agit également de toute publication à des fins d’informations (site web, réseaux sociaux, ouvrages, photographies, …). À ce titre, la CEDH considère que l’article 10 s’applique à diverses formes d’expressions telles que le théâtre ou la publication de photographies (v. notamment : CEDH, 3 mai 2007, Aff. Ulusoy et autres c./ Turquie, n° 34797/03 ; CEDH, 7 février 2012, Aff. Axel Springer c./ Allemagne, n° 39954/08).
Parmi les obligations de nature à assurer un climat serein pour les acteurs de l’information, la Cour est plus particulièrement attentive à la protection des « sources » d’information qui permet de garantir à la fois l’indépendance de la presse et son rôle démocratique indispensable. Plusieurs affaires rappellent ces principes et obligations pesant sur les États membres (CEDH, 27 novembre 2007, Aff. Tillack c./ Belgique, n° 20477/05 ; CEDH, 27 mars 1996, Aff. Goodwin c./ Royaume-Uni, n° 17488/90). De la même façon, les juges de Strasbourg veillent à ce que les États membres assurent un service de radiotélévision « équilibré, informatif et pluraliste » représentant ainsi un panel large d’opinions variées (CEDH, 17 sept. 2009, Manole c./ Moldavie, n° 13396/02).
2 - Des obligations négatives pour les États membres
Les juges de la CEDH sont également attentifs à ce que les États membres ne portent pas atteinte à ce droit à l’information et à cette liberté d’information qui constitue l’un des volets de la liberté d’expression. La Cour est attentive à ce que ce droit s’applique aux articles relatifs aux candidats à une élection nationale ou locale. La condamnation d’un journal par un État membre, pour des critiques formulées journalistiquement à l’encontre de certains candidats, est considérée comme une violation de l’article 10 (CEDH, 21 février 2017, Aff. Orlovskaya Iskra c./ Russie, n° 42911/08).
La Cour condamne également l’État dont les autorités judiciaires ont placé un journaliste en détention afin qu’il divulgue ses sources d’informations dans le cadre d’une enquête pénale. Les juges de Strasbourg considèrent, à juste titre, que cela pourrait dissuader de futures sources à donner des informations importantes et précises à la presse (CEDH, 22 février 2008, Aff. Voskuil c./ Pays-Bas, n°64752/01). Il en va de même pour les perquisitions dans les locaux professionnels des journalistes avec ce même objectif (CEDH, 25 février 2003, Aff. Roemen et Schmit c./ Luxembourg, n° 51772/99). Rappelons d’ailleurs qu’en France, ce type d’actes est particulièrement limité par le Code de procédure pénale.
II - Les atteintes autorisées par la CEDH à l'encontre de la liberté d'expression
Comme il est habituel de le constater, si la CEDH défend des droits, elle permet aussi fidèlement au texte de la Convention d’y déroger sous certaines conditions. Il est donc intéressant d’étudier les ingérences assez classiques dans la liberté d’expression, c’est-à-dire les atteintes par les États membres à son encontre, qui sont autorisées par la CEDH (A), mais aussi quelques illustrations d’ingérences qui ne manquent pas de faire débat (B).
A - Des ingérences et atteintes autorisées selon des critères précis
Les juges de Strasbourg vont être attentifs à ce que les ingérences soient justifiées par des buts légitimes prévus par le 2e paragraphe de l’article 10 de la Convention (1), tout en veillant à la proportionnalité de la mesure (2).
1 - Des motifs légitimes prévus par l’article 10 §2
L’article 10 §2 prévoit effectivement un certain nombre de motifs qui autorisent les ingérences, les sanctions ou les limitations de la liberté d’expression de la part des États membres. Tout d’abord, la CEDH s’attache à ce que toute ingérence soit « prévue par la loi », de manière suffisamment claire et précise (CEDH, 29 avril 2019, Aff. Cangi c./ Turquie, n° 24973/15). Toute disposition législative interne en ce sens doit également constituer « des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».
Les buts sont donc nombreux et légitimés par des intérêts nationaux impérieux. De ce point de vue, la Cour peut ne retenir qu’un seul but légitime et en rejeter d’autres (CEDH, 23 avril 2015, Aff. Morice c./ France, n° 29369/10).
2 - La nécessaire proportionnalité de la mesure
La Cour apprécie également la nature et la lourdeur des sanctions ou ingérences, mais aussi la proportionnalité des mesures à l’encontre de la liberté d’expression. Les juges qualifient ainsi de « censure » une mesure de suspension de parution d’un journal qui apparait injustifiée (CEDH, 6 octobre 2010, Aff. Gözel et Özer c./ Turquie, n° 43453/04). Aussi, ils vont considérer que l’injonction qui interdit l’exposition d’un tableau et la publication de photos est disproportionnée au but poursuivi dès lors qu’elle n’est pas limitée dans le temps et dans l’espace (CEDH, 25 avril 2007, Aff. Vereinigung Bildender Künstler c./ Autriche, n° 68354/01).
Enfin, la CEDH est généralement attentive à ce que la mesure prise par un État membre soit la moins attentatoire possible, ici à la liberté d’expression. La mesure ne peut être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique que si aucune mesure portant moins gravement atteinte à la liberté n’est possible (CEDH, 30 avril 2009, Aff. Glor c./ Suisse, n° 13444/04).
B - Illustrations de quelques ingérences sujettes à débat
Très tôt, la CEDH est confrontée à quelques ingérences qui font débat. C’est notamment le cas de la répression des expressions racistes et négationnistes (1), mais aussi de la limitation de l’expression des fonctionnaires et des élus (2).
1 - La répression des propos racistes et négationnistes
La liberté d’expression peut aussi constituer une menace pour d’autres droits, valeurs et libertés défendus par la Cour européenne des droits de l’Homme. De ce point de vue, les juges « marchent sur des œufs » lorsqu’il est question de propos racistes, homophobes, antisémites, révisionnistes ou encore négationnistes. Si la CEDH a une conception très large de la liberté d’expression, l’objectif n’est pas d’arriver jusqu’à une liberté totale entendue dans le cadre du 1er amendement de la Constitution américaine. Rapidement, le Conseil de l’Europe a eu à se pencher sur l’encadrement de certains propos par la législation des États membres.
Ainsi, il apparait opportun pour les juges de considérer que tout détournement de la liberté d’expression doit être considéré comme un abus de droit (CEDH, 24 décembre 2003, Aff. Garaudy c./ France, n° 65831/01 : « La contestation de crimes contre l’humanité apparaît comme l’une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les Juifs et d’incitation à la haine à leur égard. La négation ou la révision de faits historiques de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l’ordre public. Portant atteinte aux droits d’autrui, de tels actes sont incompatibles avec la démocratie et les droits de l’homme et leurs auteurs visent incontestablement des objectifs du type de ceux prohibés par l’article 17 »). Dans cette affaire, un écrivain avait publié un livre aux propos négationnistes sur l’holocauste, ce qui lui valut plusieurs condamnations par les juridictions pénales françaises.
2 - L’encadrement de l’expression des fonctionnaires et élus
De la même façon, les États membres peuvent restreindre l’expression des fonctionnaires et des élus, sous certaines conditions. Évidemment, les objectifs légitimes mentionnés précédemment et les éléments de proportionnalité sont d’actualité pour ces personnalités « spécifiques ». La CEDH est toutefois peu encline à reconnaitre la légalité des restrictions portées à la liberté d’expression des fonctionnaires, même s’ils doivent faire preuve d’une certaine neutralité dans le cadre de leurs missions (CEDH, 25 septembre 1995, Aff. Vogt c./ Allemagne, n° 17851/91 ; CEDH, 26 avril 1995, Aff. Praeger c./ Autriche, n° 15974/90).
Enfin, les juges sont attentifs à éviter une atteinte trop large à la liberté d’expression des élus pour lesquels elle apparait particulièrement nécessaire en démocratie. Toutefois, les propos diffamatoires ou attentatoires sont, sous certaines conditions, légitimement et légalement sanctionnés. C’est ainsi que la CEDH ne s’oppose pas à la sanction d’un député français condamnée pour outrage après avoir qualifié des magistrats de « juges rouges » dans le cadre d’un meeting politique : « Eu égard en particulier à la nature des propos qui ne méritent pas la protection accrue revenant aux prises de position politiques, la Cour estime que la condamnation du requérant pour outrage et la sanction qui lui a été infligée n’étaient pas disproportionnées aux buts légitimes visés. L’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression était donc nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation d’autrui et pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » (CEDH, 9 janvier 2018, Aff. Meslot c./ France, n° 50538/12).
