Introduction
Durant la Seconde guerre mondiale, les discriminations et les stigmatisations à l’encontre des personnes de religion juive ont été particulièrement nombreuses et institutionnalisées. Le continent européen a donc été marqué par cette période et les pouvoirs publics ont agi en conséquence après la Libération. Le Traité de Londres (5 mai 1949) est ainsi venu défendre à la fois la « consolidation de la paix », mais aussi la préservation des « valeurs spirituelles et morales », la défense du « progrès social et économique » qui sont des objectifs considérables du Conseil de l’Europe. La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) est amenée à protéger une série de libertés et droits fondamentaux contenus dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés (CESDH) signée et ratifiée par plusieurs États membres du continent européen.
Parmi les droits et libertés garantis par la Convention, l’on retrouve la liberté de pensée, de conscience et de religion, prévue à l’article 9 de la Convention, qui est finalement assez proche de la liberté d’expression mentionnée à l’article 10. Le Pr. Renucci considère cette liberté comme « une liberté essentielle » (J.-F. RENUCCI, Droit européen des droits de l’Homme, 8e Ed., LGDJ, 2019, p. 222).
Sur ce sujet pleinement d’actualité, les juges de Strasbourg s’appuient ainsi sur l’article 9 de la Convention qui vient garantir que :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
- La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
Au-delà, l’article 14 de la Convention réprime les discriminations notamment pour des questions religieuses, tandis que le protocole n° 1 – en son art. 2 – prévoit la libre éducation religieuse que doit assurer l’État aux enfants en fonction du souhait de leurs parents.
Il faudra donc s’intéresser aux obligations découlant de l’article 9 de la Convention pour les États membres (I) avant d’évoquer les éventuelles atteintes et limitations qu’ils peuvent légalement apporter à cette liberté essentielle (II).
I - Les obligations découlant de l'article 9 de la Convention pour les États membres
L’article 9 de la Convention prévoit notamment un certain nombre d’obligations pour maintenir à la fois la libre appartenance à une religion et des convictions libres (A), mais aussi pour la manifestation et l’expression de sa religion ou de ses convictions (B).
A - Les obligations en matière de libre appartenance religieuse et de convictions
Pour assurer la libre appartenance religieuse et le libre choix de ses convictions, la CEDH retient un certain nombre d’obligations positives (1) et négatives (2) qui s’appliquent aux États membres en la matière.
1 - Des obligations positives pour les États membres
Les États membres doivent mettre en œuvre des conditions à même de garantir à chacun la liberté de croire ou de ne pas croire dans n’importe quelle conviction qu’elle soit religieuse ou philosophique. Il s’agit, pour la Cour, d’un droit absolu et inconditionnel ; il s’applique ainsi à des religions et pratiques plus ou moins anciennes, mais aussi à des pratiques spirituelles plus modernes et méconnues. À ce titre, la jurisprudence de la CEDH est marquée par l’application des droits garantis à l’article 9 au bouddhisme (CEDH, 7 déc. 2010, Aff. Jakobski c./ Pologne, n° 18429/06), aux confessions chrétiennes (CEDH, 9 décembre 2010, Aff. Savez Crkava c./ Croatie, n° 7798/08), au judaïsme (CEDH, 24 sept. 2012, Aff. Francesco Sessa c./ Italie, n° 28790/08), à l’islam (CEDH, 15 sept. 2017, Aff. Metodiev c./ Bulgarie, n° 58088/08), mais aussi à l’église mormone par exemple (CEDH, 4 mars 2014, Aff. Église de J-C des Saints des derniers jours c./ Royaume-Uni, n° 7552/09). De même, l’article 9 s’applique à certaines idées ou doctrines philosophiques et l’État doit assurer cette liberté notamment en ce qui concerne l’opposition à l’avortement (CEDH, 10 sept. 1997, n°30936/96) ou encore au mariage pour tous (CEDH, 27 mai 2013, Aff. Eweida c./ Royaume-Uni, n° 48420/10 et a.).
2 - Des obligations négatives pour les États membres
De ce point de vue, les juges de Strasbourg considèrent que l’État membre qui tente de faire changer de convictions certains individus demeure dans l’illégalité et viole les droits et libertés de l’article 9 de la Convention. Il en est ainsi pour le licenciement d’une directrice d’école de confession évangéliste : la Cour « souligne l'importance primordiale du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion et du fait que l'État ne peut dicter à l'individu ce qu'il doit croire ou prendre des mesures visant à le faire changer de convictions par la contrainte » (CEDH, 12 avril 2007, Aff. Ivanova c./ Bulgarie, n° 52435/99). Dans ce domaine, l’affaire des « crucifix italiens » a eu un certain retentissement, puisque la Cour a également pu considérer que « l'exposition obligatoire d'un symbole d'une confession donnée (…) en particulier dans les salles de classe, restreint le droit des parents d'éduquer leurs enfants selon leurs convictions ainsi que le droit des enfants scolarisés de croire ou de ne pas croire ». Elle s’est ensuite ravisée dans un arrêt de Grande chambre, après avoir suscité l’émoi d’une société italienne encore très marquée par la religion chrétienne (sur le sujet : CEDH, 3 novembre 2009, Aff. Lautsi c./ Italie ; CEDH [GC], 18 mars 2011, Aff. Lautsi et autres c. Italie, n° 30814/06). La jurisprudence de la Cour fait pourtant régulièrement écho à la nécessité de refuser toute imposition d’une religion d’État et l’obligation de permettre l’athéisme (CEDH, 25 mai 1993, Aff. Kokkinakis c./ Grèce, n° 14307/88).
B - Les obligations en matière de libre manifestation de sa religion et de ses convictions
Pour assurer la libre manifestation de sa religion et de ses opinions, la CEDH retient un certain nombre d’obligations positives (1) et négatives (2) qui s’appliquent aux États membres en la matière.
1 - Des obligations positives pour les États membres
Pour cette seconde composante de la liberté de pensée, de conscience et de religion, les États membres ont également l’obligation de permettre la manifestation des religions, convictions ou croyances évoquées précédemment. À ce titre, ils doivent notamment garantir un climat serein quant à la manifestation de ces différentes convictions dans le domaine privé, mais aussi en public (CEDH commission, 12 mars 1981, n° 8160/70). La manifestation est entendue, au sens de l’article 9, comme un acte suffisamment lié à la conviction religieuse ou philosophique : actes de culte, acte relevant traditionnellement d’une pratique de la religion, démonstration d’une conviction, enseignement, …
La CEDH est attentive à ce que, de ce point de vue, les requérants n’aient pas à démontrer que leur manifestation est bien attachée à celle d’une conviction ou d’une religion. La jurisprudence de Strasbourg fourmille de plusieurs cas dans ce domaine et considère, par exemple, que la pratique minoritaire du niqab parmi les femmes musulmanes ne peut être invoquée par l’État membre pour exclure l’application de la liberté à cette manifestation religieuse (CEDH, 1er juillet 2014, Aff. SAS c./ France, n° 43835/11).
2 - Des obligations négatives pour les États membres
De la même façon, la Cour s’attache à ce qu’il ne soit pas porté une atteinte disproportionnée à cette liberté de manifester ses convictions, sauf dans les cas de restriction que nous évoquerons par la suite et qui, prévus par le texte, en font une liberté toute relative. D’une manière très générale, il ressort de la jurisprudence de la CEDH que les États membres ne peuvent porter atteinte à cette liberté de manifestation de la religion en prison dès lors qu’elle ne trouble pas l’organisation (CEDH, 25 mai 1993, Aff. Kokkinakis c./ Grèce, n° 14307/88) ; les États membres ne peuvent non plus interdire la diffusion des convictions sur les réseaux sociaux et la tentative de convaincre de nouveaux fidèles. Les juges sont toutefois attentifs au respect des droits d’autrui, notamment celui de ne pas croire, qui ne doit pas être menacé par ce qui s’apparenterait à du « prosélytisme » (CEDH, 24 février 1998, Aff. Larissis c./ Grèce, n° 23372/94). D’ailleurs, la Cour garantit aussi le droit de ne pas révéler, c’est-à-dire de ne pas manifester, ses convictions religieuses ou philosophiques ; à tout le moins, un État membre ne peut contraindre l’individu sur ce terrain (CEDH, 21 mai 2008, Aff. Alexandridis c./ Grèce, n° 19516/06).
II - Les atteintes et limitations autorisées à l'encontre des libertés garanties par l'article 9
Si la liberté de pensée, de conscience et de religion est très largement défendue par les juges de Strasbourg, il n’en demeure pas moins que le texte autorise certaines ingérences et limitations de la part des États membres (A). Il faut notamment s’intéresser à la question toute particulière de la laïcité au sein de certains États membres du Conseil de l’Europe (B).
A - Des ingérences autorisées selon des objectifs précis
Comme nous l’avons vu, la liberté de croire ou de ne pas croire, de même que la liberté de manifester ses convictions peuvent être restreintes par les États membres, mais uniquement pour des motifs prévus à l’article 9§2 (1) témoignant de leur légitimité et de leur proportionnalité (2).
1 - Des motifs légitimes prévus à l’article 9 §2
La Cour se borne à veiller que les buts et objectifs légitimes des restrictions tels que prévu au deuxième paragraphe de l’article 9 de la Convention soient respectés par les États membres : ces ingérences sont ainsi « prévues par la loi [et] constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Le vocable de « sécurité publique » a d’ailleurs été préféré à celui de « sécurité nationale » plus habituellement employé, marquant l’importance de cette liberté dans toute société démocratique. L’objectif est notamment que les États membres n’invoquent pas trop facilement la question de la sécurité de la nation pour restreindre l’exercice d’une religion en particulier.
La Cour autorise notamment les États membres à contrôler, dans un cadre législatif établi, si un mouvement ou une association poursuit, à des fins religieuses, des activités qui seraient susceptibles de porter atteinte à l’ordre public (CEDH, 27 mars 2002, Aff. Église métropolitaine de Bessarabie c./ Moldavie, n° 45701/99).
2 - La nécessaire proportionnalité de toute ingérence
Il apparait, comme toujours dans le droit de la CEDH, que toute mesure restrictive doit être absolument nécessaire et proportionnée, sans quoi l’État membre risque la condamnation par les juges de Strasbourg. Les motifs retenus doivent également apparaitre comme « pertinents et suffisants », témoignant ainsi d’une certaine bonne foi de l’État membre en question. Ils ne doivent en aucun cas être détournés pour maltraiter ou stigmatiser une communauté religieuse en particulier.
Du point de vue de la proportionnalité, la Cour veille toujours à ce que « le but légitime recherché ne puisse être atteint par une autre mesure moins contraignante et plus respectueuse du droit fondamental », ce que l’État membre ne doit pas manquer de démontrer (CEDH, 12 juin 2014, Aff. Centre biblique de la République de Tchouvachie c./ Russie, n° 33203/08). Cela n’empêche pas les juges de laisser une certaine marge d’appréciation aux États membres en tenant également compte de certaines particularités, de valeurs locales et de l’histoire nationale. Le traitement des symboles religieux apparait ainsi assez différent entre la France, de tradition laïque depuis un siècle et l’Italie, pays où la religion chrétienne reste fondamentale.
B - La cohabitation de la liberté de religion et du principe de la laïcité
La laïcité n’est pas exclusive de la liberté de conscience ou de religion, elle est au contraire – au côté de la neutralité – des garanties et principes importants en France notamment (1) et suscite une certaine reconnaissance par la Cour (2).
1 - Laïcité et neutralité : des principes importants notamment en France
Depuis le début des années 1900, notamment la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’État, la France reconnait comme un principe fort celui de la laïcité. Dans la Constitution du 4 octobre 1958, la laïcité est d’ailleurs reconnue comme un principe constitutionnel (art. 1er). De leur côté, le juge administratif et le législateur sont également attentifs à l’application du principe de neutralité, notamment pour les agents publics.
À certains égards, la laïcité pourrait s’entendre comme une restriction des religions plus précisément dans l’espace public. Pourtant, sa vision première – celle défendue notamment par Aristide Briand, à l’origine de la loi de 1905 – est de permettre à chacun de croire ou de ne pas croire sans être stigmatisé. Pour le Conseil constitutionnel, « le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes » (CC, 21 février 2013, n° 2012-297 QPC). De même, la neutralité vise à n’imposer à personne une quelconque religion ou croyance. Elles semblent donc se concilier à merveille avec la liberté de pensée, de conscience et de religion défendue par la Cour européenne de Strasbourg. Elle reconnait ainsi largement ces principes dans sa jurisprudence, au-delà même de la seule tradition française.
2 - La reconnaissance de ces principes par la CEDH
En France, la question de l’interdiction du port de signes religieux à l’école avec la loi de 2004 a été particulièrement sensible (L. n° 2004-228 du 15 mars 2004). D’une manière plus générale, la CEDH a reconnu la légitimité d’une telle restriction au nom de la marge de manœuvre dont bénéficient les États et du bien-fondé du principe de laïcité. Dans l’affaire Kalaç contre Turquie, la Cour ne donne pas le bénéfice de l’article 9 à un magistrat militaire de l’armée de l’air qui par ses agissements « intégristes » a porté atteinte à la discipline militaire et à la laïcité alors reconnue largement dans le pays (CEDH, 1er juillet 1997, Aff. Kalaç c./ Turquie, n° 20704/92 : « En embrassant une carrière militaire, M. Kalaç se pliait, de son plein gré, au système de discipline militaire. Ce système implique, par nature, la possibilité d’apporter à certains droits et libertés des membres des forces armées des limitations ne pouvant être imposées aux civils (…). Les États peuvent adopter pour leurs armées des règlements disciplinaires interdisant tel ou tel comportement, notamment une attitude qui va à l’encontre de l’ordre établi répondant aux nécessités du service militaire. Il n’est pas contesté que le requérant, dans les limites apportées par les exigences de la vie militaire, a pu s’acquitter des obligations qui constituent les formes habituelles par lesquelles un musulman pratique sa religion. Ainsi, il disposait notamment de la possibilité de prier cinq fois par jour et d’accomplir les autres devoirs religieux, notamment celui d’observer le jeûne du ramadan et de se rendre aux prières du vendredi à la mosquée. L’arrêté du Conseil supérieur militaire ne se fonde d’ailleurs pas sur les opinions et convictions religieuses du colonel Kalaç ou sur la manière dont il remplissait ses devoirs religieux, mais sur son comportement et ses agissements (…). Ceux-ci, selon les autorités turques, portaient atteinte à la discipline militaire et au principe de laïcité »). Il en va de même, plutôt pour des questions d’hygiène que de laïcité, en ce qui concerne le refus d’accueillir des élèves portant le voile dans des cours d’éducation physique et sportive en France (CEDH, 4 mars 2009, Aff. Dogru c./ France, n° 27058/05). Le « vivre ensemble » est également invoqué en ce qui concerne le port de tenue dissimulant le visage dans l’espace public, interdit en France par la loi du 11 octobre 2010.
