Introduction

Depuis le Traité de Londres (5 mai 1949), la « consolidation de la paix », la préservation des « valeurs spirituelles et morales », la défense du « progrès social et économique » sont des objectifs considérables du Conseil de l’Europe. La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) est amenée à protéger les libertés et droits fondamentaux contenus dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés (CESDH) signée et ratifiée par plusieurs États membres du continent européen.

Pour le Pr. Jean-François RENUCCI, « on peut considérer que font partie du noyau dur des droits de l’Homme le droit à la vie, l’interdiction des mauvais traitements, l’interdiction de l’esclavage et de la servitude, la non-rétroactivité de la loi pénale, ainsi que l’interdiction des discriminations. Il s’agit là de droits intangibles qui revêtent une importance toute particulière dans le dispositif européen de protection des droits fondamentaux » (J.-F. RENUCCI, Droit européen des droits de l’Homme, 8e Ed., LGDJ, 2019, p. 69). En effet, la création du Conseil de l’Europe rime avec la fin de la Seconde Guerre mondiale où la vie a été largement menacée sur le continent ; à la fois, de par les conflits armés, mais également de par les exactions commises un peu partout durant cette période.

L’article 2 de la Convention vient ainsi garantir que :

« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

  1. a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
  2. b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
  3. c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

Ce droit européen « à la vie » irrigue régulièrement les études de notre droit interne (v. par exemple : A.-L. Youhnovski Sagon, Le droit de la vie humaine. Contribution à l'étude des relations entre la vie humaine et le droit, Dalloz, Nouvelles bibliothèque des thèses, 2023). Il apparait inévitable de se questionner sur le contenu concret de ce « droit à la vie », pour les États et pour les justiciables. Il sera ainsi intéressant de voir à la fois les obligations directes découlant de ce droit à la vie (I), mais aussi les obligations négatives (II).

I - Les obligations positives découlant de l'article 2 : protéger la vie

Les obligations positives qui incombent à l’État, pour garantir le droit à la vie, sont avant tout des obligations préventives (A), mais aussi des obligations procédurales (B).

A - Des obligations préventives pour préserver la vie

Le droit à la vie emporte des obligations préventives très variées (1) et pose également la question particulière de la protection de la vie des enfants et de l’interruption volontaire de grossesse (2).

1 - Des obligations préventives très variées

L’alinéa 1er de l’article 2 de la CEDH intime aux États membres de prendre toutes les mesures préventives nécessaires à la protection du droit à la vie. Cela ne manque pas d’engendrer des interventions étatiques tout à fait variées dans des domaines qui apparaissent comme les corolaires du droit à la vie.  Un État membre doit ainsi adopter des réglementations et sécuriser les lieux à risques (CEDH, 2 juin 2014, Aff. Oruk c./ Turquie, n° 33647/04 ; CEDH, 18 juin 2013, Aff. Banel c./ Lituanie, n° 14326/11). Pour autant, l’État n’est pas tenu à une obligation de résultat qui serait risquée dans certaines circonstances (CEDH, 2 décembre 2008, Aff. Furdik c/ Slovaquie, n° 42994/05). Au titre du droit à la vie, la Cour protège également le droit à la protection de la santé qui incombe aux États membres, lesquels doivent veiller à la prévention et à la protection de la santé des justiciables en matière environnementale (CEDH, 28 février 2012, Aff. Kolyadenko c./ Russie, n° 17423/05 et a.) ou, plus généralement, sont astreints à un certain nombre d’obligations de soins et de prise en charge avec une certaine marge d’appréciation (CEDH, 19 déc. 2017, Aff. Lopes de Sousa Fernandes c./ Portugal, n° 56080/13). De la même façon, la Cour veille à ce que les États membres assurent – dans une certaine mesure – la protection des personnes contre l’usage d’une force meurtrière. Le recours à la force doit ainsi être rendu strictement nécessaire et apparaitre comme le dernier recours, notamment en matière de légitime défense (CEDH, 25 août 2009, Aff. Giuliani c/ Italie, n° 23458/02) ou d’utilisation de leurs armes par les forces de police (CEDH, 18 sept. 2014, Aff. Blkakaj c/ Croatie, n° 74448/12). L’idée de la Cour est à la fois que les États mettent en place un véritable système de lutte contre la criminalité, mais aussi d’éviter que les atteintes à la vie soient trop facilement la conséquence de ce système. Pour autant, elle prend en compte le contexte difficile dans lequel s’exercent ces activités. La question de l’euthanasie ou de la fin de vie commence également à pointer dans la jurisprudence de la Cour (CEDH, 5 juin 2015, Aff. Lambert c./ France, n° 46043/14), de même d’ailleurs que la question de l’avortement.

2 - La question de la vie de l’enfant et l’avortement

L’article 2 de la Convention reste particulièrement flou sur cette question, dès lors que ses termes ne précisent pas réellement les limites textuelles et temporelles du droit à la vie. En effet, il n’est pas précisé si les enfants à naitre sont concernés par ce droit à la vie, bien que cet argument soit invoqué par les milieux traditionalistes et conservateurs pour réclamer l’encadrement de l’avortement. Cette question reste aujourd’hui sensible dans bon nombre de pays du continent européen qui n’ont d’ailleurs pas tous, en la matière, la même législation. La CEDH reste donc, pour le moment, particulièrement souple sur cette question, dans un sens ou dans l’autre d’ailleurs.

Pour la Cour, « la position des organes de la Convention, au regard des dimensions juridiques, médicales, philosophiques, éthiques ou religieuses de la définition de la personne humaine, a pris en considération les différentes approches nationales du problème. Ce choix s’est traduit par la prise en compte de la diversité des conceptions quant au point de départ de la vie, des cultures juridiques et des standards de protection nationaux, laissant place à un large pouvoir discrétionnaire de l’État en la matière qu’exprime fort bien l’avis du Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies auprès de la Commission européenne : ‘’Les instances communautaires doivent aborder ces questions éthiques en tenant compte des divergences morales et philosophiques reflétées par l’extrême diversité des règles juridiques applicables à la recherche sur l’embryon humain (...). Il serait non seulement juridiquement délicat d’imposer en ce domaine une harmonisation des législations nationales mais, du fait de l’absence de consensus, il serait également inopportun de vouloir édicter une morale unique, exclusive de toutes les autres’’ (…). Il en résulte que le point de départ du droit à la vie relève de la marge d’appréciation des États dont la Cour tend à considérer qu’elle doit leur être reconnue dans ce domaine, même dans le cadre d’une interprétation évolutive de la Convention, qui est un instrument vivant, à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles » (CEDH, 8 juillet 2004, Aff. Vo c./ France, n° 53924/00). L’embryon reste donc peu concerné, dans la plupart des États légalisant l’avortement, par le droit à la vie garanti par la Convention. La protection de la vie des enfants, une fois qu’ils sont nés, ne fait quant à elle aucun doute et bénéficie d’une certaine singularité compte-tenu de la fragilité des personnes concernées. Il incombe alors aux États de les protéger sans doute encore davantage que les adultes.

B - Des obligations procédurales pour garantir une réparation en cas de violation du droit à la vie

Des obligations doivent garantir, dans le cadre du droit à la vie, une enquête suffisante et indépendante en cas de besoin (1), mais aussi des mécanismes de mise en cause de la responsabilité devant le pouvoir judiciaire des États membres (2).

1 - L’existence d’une procédure d’enquête indépendante

Pour que les obligations découlant du droit à la vie soient correctement mises en œuvre et protégées, il va de soi qu’il faut permettre une enquête indépendante lorsqu’elles n’ont pas été respectées. Il s’agira de comprendre les causes, de sanctionner ce non-respect et d’engager éventuellement la responsabilité de l’État comme nous l’évoquerons ci-dessous.

La Cour veille à ce que les États membres mènent des enquêtes minutieuses pour toutes les violences à l’encontre d’individus dès lors que cela provoque des blessures potentiellement mortelles, voire même le décès de la victime. C’est notamment le cas pour les affaires relatives aux violences domestiques, un sujet particulièrement d’actualité (CEDH, 9 juin 2009, Opuz c./ Turquie, n° 33401/02). Les enquêteurs doivent afficher une certaine indépendance, y compris dans les affaires où des acteurs étatiques sont mis en cause, par exemple les policiers (CEDH, 20 mars 2016, Aff. Armani da Silva c./ Royaume-Uni, n° 5878/08). Les autorités d’enquêtes ne peuvent pas, par exemple, avoir de lien hiérarchique avec les suspects (CEDH, 26 avril 2011, Enukidze G. c./ Géorgie, n° 25091/07). L’enquête doit également, d’une manière générale, permettre de déterminer si l’usage de la force était opportun, mais aussi permettre le cas échéant d’identifier les responsables et d’engager des sanctions à leur encontre.

2 - L’existence de mécanisme à même d’engager la responsabilité

Évidemment, il va donc de soi que la responsabilité de l’État membre peut être engagée en cas d’atteinte au droit à la vie. La Convention, dont l’article 2 sur le droit à la vie, impose ainsi aux États membres de s’assurer qu’ils disposent de voies de recours permettant de fournir aux victimes de blessures potentiellement mortelles ou en cas de décès à leurs ayants-droits, une réparation adéquate de leurs préjudices (CEDH, 19 déc. 2017, Aff. Lopes de Sousa Fernandes c./ Portugal, n° 56080/13).

La Cour porte d’ailleurs une attention particulière à la place des proches dans le cadre des obligations procédurales, afin qu’ils puissent accéder à la phase d’enquête mentionnée précédemment, puis recourir à une procédure d’indemnisation ensuite. La CEDH sanctionne donc l’État membre qui n’a pas permis au frère d’une victime, dans le cadre d’une procédure pénale, de se porter partie civile devant les tribunaux. Pour la Cour, « dans des circonstances comme celles de l’espèce, où le requérant était l’unique membre de la famille et l’unique héritier de son défunt frère, et où, ainsi qu’il ressort des éléments disponibles au dossier, il avait entretenu une relation étroite avec celui-ci, la Cour considère qu’en ne prévoyant aucune voie de recours qui aurait permis à l’intéressé de prétendre à une réparation pécuniaire du dommage moral qu’il a pu subir, l’État défendeur a failli à son obligation de mettre en place un système judiciaire capable de fournir une ‘’réparation adéquate’’ au sens de l’article 2 de la Convention. (…) Malgré le caractère efficace de la procédure pénale menée en l’espèce, qui a permis d’établir les faits et qui a abouti à la condamnation du meurtrier, la Cour estime que l’absence de toute possibilité d’obtenir un dédommagement moral a méconnu l’obligation de l’État de mettre en place un système judiciaire effectif qui fournisse une réponse appropriée aux proches de la victime en cas de décès. Il y a dès lors eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural » (CEDH, 21 octobre 2020, Aff. Vanyo Todorov c./ Bulgarie, n° 31434/15).

II - Les obligations négatives découlant de l'article 2 : ne pas porter atteinte à la vie

Les obligations négatives incombant aux États membres s’entendent avant tout par les interdictions diverses de mettre fin à la vie (A), malgré des dérogations légitimement reconnues et délimitées (B).

A - Les interdictions de mettre fin intentionnellement à la vie

Si elle subsistait comme une exception durant longtemps, la peine de mort semble entrer aujourd’hui dans les obligations négatives de la plupart des États membres (1). Il en va de même pour la peine de mort que l’on pourrait qualifier « d’indirecte », c’est-à-dire via l’expulsion ou l’extradition, depuis le continent européen, de personnes qui risquent la peine de mort dans leur pays d’origine (2).

1 - La question de la peine de mort : une évolution notable contre la peine capitale

L’article 2 de la Convention prévoit initialement une exception pour la peine de mort, puisque le texte précise : « Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi ».

Malgré tout, l’évolution des États membres sur cette question – notamment la France, en 1981 – pousse le Conseil de l’Europe à s’opposer de plus en plus à ce « châtiment suprême ». C’est ainsi que deux protocoles viennent progressivement reconnaitre l’abolition de la peine de mort. Si le protocole n° 6 laisse une possibilité de recourir à la peine capitale en temps de guerre, le protocole n° 13 – plus récent – ne laisse plus guère de place à aucune justification. Ce dernier est ratifié aujourd’hui par la quasi-totalité des pays membres, à l’exception de l’Azerbaïdjan qui ne l’a pas signé et de l’Arménie. Il est à noter aussi que la Russie, qui a été exclue récemment du Conseil, ne l’avait pas signé et ratifié non plus. Ces protocoles constituent, à n’en pas douter, une avancée considérable qui marque une extension du droit à la vie au cœur même du pouvoir judiciaire des États membres. La peine capitale qui pouvait être légitimée autrefois ne l’est plus à l’heure actuelle dans les différents systèmes judiciaires nationaux du vieux continent.

2 - La question de l’extradition ou d’expulsion de ressortissants de pays où ils risquent la peine de mort

Si la peine de mort est pleinement rejetée aujourd’hui au sein du Conseil de l’Europe et de la plupart des États membres, la CEDH entend aller plus loin encore sur le sujet dans ce que l’on pourrait appeler une « quête d’universalité ». Un raisonnement semblable existait déjà devant les juridictions administratives françaises, puisque l’arrêt Koné marquait l’interdiction par le Conseil d’État d’extrader un étranger lorsque le but de cette requête du pays d’origine demeurait politique (CE, 3 juillet 1996, Koné, Lebon).

Pour la Cour, c’est sur la question de la peine de mort que ce raisonnement doit également être appliqué. À ce titre, l’extradition ou l’expulsion depuis un État membre d’un ressortissant étranger dans son pays d’origine où il court un réel risque de subir la peine capitale violerait les obligations qui découlent de l’article 2 de la Convention. La jurisprudence de la Cour en donne quelques exemples, notamment la question de l’expulsion depuis la Suède d’un ressortissant iranien demandeur d’asile et reconverti au christianisme, dès lors risquerait de subir de violentes persécutions dans son pays d’origine à son retour (CEDH, 23 mars 2016, Aff. FG c./ Suède, n° 43611/11).

B - Les dérogations à l'interdiction de mettre fin à la vie : des causes légitimes

La Convention prévoit évidemment des exceptions à cette interdiction de porter intentionnellement atteinte à la vie. Ces exceptions se retrouvent à l’article 15, pour les circonstances exceptionnelles de guerre (1), mais aussi plus largement à l’article 2 pour l’application de ce que l’on appelle finalement la « violence légitime » dévolue à l’État dans ses prérogatives (2).

1 - Les exceptions de l’article 15 : le temps exceptionnel de la guerre

Le premier alinéa de l’article 15 de la Convention prévoit qu’en « cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international ». Toutefois, le 2ème alinéa du même article précise que « la disposition précédente n’autorise aucune dérogation à l’article 2, sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre ».

Évidemment il fallait, pour les rédacteurs de la Convention, prévoir ce cas extrême qui est toujours possible sur notre continent. D’ailleurs, la guerre y est aujourd’hui présente en Ukraine, elle-même membre du Conseil de l’Europe. Il est évident et rassurant que ces circonstances soient tout à fait exceptionnelles. La jurisprudence de la CEDH n’en fait d’ailleurs, pour ainsi dire, pas état à l’heure actuelle.  Les exceptions de l’article 2 sont, somme toute, beaucoup plus classiques.

2 - Les exceptions de l’article 2 : des pouvoirs régaliens de l’État

L’article 2 prévoit plusieurs exceptions à cette interdiction, au nom du droit à la vie, de donner intentionnellement la mort à un justiciable. Il s’agit effectivement de perspectives assez traditionnelles, d’une violence pour laquelle l’État a seul le monopole. Un recours à la violence qui, en outre, doit être justifié pour demeurer légal.

Il s’agit notamment « d’assurer la défense de toute personne contre la violence illégale », c’est-à-dire – pour un citoyen (légitime défense) ou les forces de l’ordre – porter atteinte à la vie d’une personne qui menaçait illégalement d’autres personnes notamment d’un crime. On peut citer l’exemple d’un terroriste armé qui veut s’en prendre à la population et que la police élimine pour empêcher un véritable « massacre ». Aussi, il peut s’agir de la situation où il est procédé à « une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue » (v. notamment : CEDH, 17 avril 2014, Guerdner et autres c./ France, n° 68780/10). La Convention prévoit aussi le cas où l’État doit faire face aux violences particulièrement graves et exceptionnelles d’une émeute ou d’une insurrection. Évidemment, la Convention et la Cour émettent comme limite – dans le cadre de ces différentes exceptions – l’absolue nécessité de ce recours à la force et la preuve qui doit en être rapportée minutieusement par l’État en cause (CEDH, 24 mars 2011, Aff. Giuliani et Gaggio c./ Italie, n° 23458/02).