Introduction
Les rapports entre droit constitutionnel français et droit de l’Union européenne (UE) sont « marqués par un clair-obscur », selon les mots de Baptiste Bonnet, Professeur à l’Université de Saint-Etienne.
En théorie la suprématie constitutionnelle est claire sur le droit de l’UE. En effet, la Ve République est une Constitution moniste, c’est à dire que le droit interne et le droit international forment un seul ordre juridique, ce dernier étant directement applicable dans l’ordre interne. Dans cet ordre juridique la norme suprême est la Constitution, qui prime ainsi sur les autres normes de droit international, y compris de droit de l’UE. En pratique la situation est plus nuancée. Tout d’abord la Constitution de la Ve République possède des articles spécifiquement dédiés au droit européen (article 88-1 notamment), semblant ainsi reconnaitre la spécificité de ce droit. De plus la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a clairement affirmé la suprématie du droit de l’Union sur toute norme interne, y compris de nature constitutionnelle. Enfin le Conseil constitutionnel a développé une jurisprudence assez fournie permettant de dépasser le conflit lié à la hiérarchie des normes et de ménager la suprématie constitutionnelle et la primauté du droit de l’Union européenne.
Historiquement, il est à noter que les fondements de l’UE sont antérieurs à la Constitution de 1958. En effet, le traité de Paris, instituant la communauté européenne du charbon et de l’acier, date de 1951 tandis que le traité de Rome, instituant la Communauté économique européenne, a été signé en 1957. Dans sa version de 1958 la Constitution ne faisait pas référence aux Communautés européennes. Ce n’est que suite à une révision Constitutionnelle permettant la ratification du traité de Maastricht de 1992 que des articles spécifiques à l’UE ont été insérés dans la Constitution (articles 88-1 à 88-7 réunis au sein d’un Titre XV « De l’Union européenne »). Suite à sa décision relative au traité de Maastricht, le Conseil constitutionnel été amené à se prononcer sur toutes les révisions des traités européens, sauf pour le traité de Nice. De manière similaire au traité de Maastricht, dans ses décisions relatives au traité d’Amsterdam puis au traité de Lisbonne, le Conseil constitutionnel a préconisé une révision de la Constitution du fait de dispositions anticonstitutionnelles de ces traités.
Le présent sujet amène à se questionner sur la problématique suivante : Comment dépasser le conflit entre suprématie constitutionnelle et primauté du droit de l’Union dans les rapports entre droit constitutionnel français et droit de l’UE ?
Dans une première partie nous étudierons les raisons du conflit entre droit constitutionnel et droit de l’UE, conflit lié à la conception française de la hiérarchie des normes (I). Dans une seconde partie nous nous pencherons sur le dépassement de ce conflit du fait de la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de primauté du droit de l’Union (II).
I - Suprématie constitutionnelle et primauté du droit de l'Union européenne : un conflit théorique lié à la hiérarchie des normes
Dans la tradition juridique française la Constitution de 1958 est considérée comme une Constitution moniste à primauté du droit interne, ce qui indique clairement une primauté des dispositions constitutionnelles sur les normes de droit international (A). Toutefois il est intéressant de noter que la Constitution consacre désormais plusieurs articles au droit de l’UE, ce qui semble a minima reconnaitre à ce dernier une spécificité (B).
A - Une primauté théorique de la Constitution sur le droit international
Si l’on s’intéresse à la conception classique de la Constitution de 1958 et aux dispositions constitutionnelles relatives au droit international, dont fait partie le droit européen, il apparait que la hiérarchie des normes est claire : la Constitution prime sur le droit international (1). De plus il faut souligner que le Conseil constitutionnel refuse de contrôler la conformité d’une loi à un acte de droit international (2).
1 - La Constitution française : une Constitution moniste à primauté du droit interne
Pour analyser la primauté de principe de la Constitution française il faut rappeler que cette dernière est une Constitution moniste. Cela implique que l’ordre interne et l’ordre international ne forment qu’un seul ordre juridique et que le droit international est d’application directe en droit interne, sans avoir besoin de recourir à un acte de transposition. Il faut également rappeler que le droit européen est, en principe, considéré comme du droit international classique, même si sa spécificité est reconnue par la Constitution.
Pour autant ces dispositions spécifiques au droit de l’Union ne figuraient pas dans la Constitution en 1958. Il est ainsi intéressant de s’intéresser aux dispositions constitutionnelles relatives au droit international général pour comprendre la primauté constitutionnelle. Ainsi, l’article 54 de la Constitution dispose que « si le Conseil constitutionnel […] a déclaré qu'un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l'autorisation de ratifier ou d'approuver l'engagement international en cause ne peut intervenir qu'après révision de la Constitution ». Cet article est complété par l’article 55 qui précise que les traités ont une autorité supérieure à celle de la loi. Il faut également citer les alinéas 14 et 15 du Préambule de la Constitution de 1946. Le premier dispose que « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international » tandis que selon le second « sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l'organisation et à la défense de la paix ». L’interprétation classique de ces différents articles est que la Constitution française est une Constitution moniste à primauté du droit interne. Pour compléter ce panorama sur les rapports entre la Constitution et le droit international il faut rappeler que la position traditionnelle du Conseil constitutionnel est de ne pas se pencher sur la conformité de la loi aux conventions internationales.
2 - Le refus du Conseil constitutionnel d’exercer un contrôle de conventionnalité de la loi
Le Conseil constitutionnel se refuse à contrôler la conventionnalité de la loi, c’est à dire sa conformité à un traité international. Il se borne à effectuer un contrôle de constitutionnalité, c’est à dire la conformité de la loi à la Constitution. Cette position a été affirmée par le Conseil constitutionnel dans sa décision IVG du 15 janvier 1975 où il se déclare incompétent pour juger de la conformité d’une loi française à un traité. La Cour de cassation a par la suite affirmé qu’il appartenait au juge d’effectuer le contrôle de conventionnalité, et d’écarter le cas échant l’application d’une loi contraire à un traité international (arrêt Jacques Vabre, 24 mai 1975). Dans cet arrêt la Cour de cassation reconnait d’ailleurs la primauté du droit de l’Union sur la loi française. Cette position a été rejointe par le Conseil d’État en 1989 avec l’arrêt Nicolo.
Il est à noter que ces juridictions françaises ont eu l’occasion d’affirmer la supériorité de la Constitution sur le droit de l’UE dans l’ordre interne, dans la droite ligne de l’interprétation classique de la hiérarchie des normes en droit français. En effet le Conseil d’État a affirmé notamment dans les arrêts Saran du 30 octobre 1998 et SNIP du 3 décembre 2001 que le droit de l’Union ne peut remettre en cause la suprématie de la Constitution dans l’ordre interne. La Cour de cassation, dans son arrêt Fraisse du 2 juin 2000 reconnaît également la suprématie de la Constitution dans l’ordre juridique français. Le Conseil constitutionnel a, nous le verrons, développé à propos du droit de l’Union une jurisprudence plus nuancée dont l’objectif est de surmonter le conflit a priori insoluble de la primauté réciproque entre Constitution nationale et droit de l’UE. La base de cette jurisprudence est l’insertion dans la Constitution de dispositions spécifiques au droit de l’UE.
B - La reconnaissance par la Constitution française du droit de l'Union
Avec l’ajout d’un titre XV, et notamment de l’article 88-1, le constituant vient graver dans le marbre constitutionnel la participation de la France à l’Union européenne (1). L’ajout de disposions spécifiques à l’Union semble acter la spécificité de l’ordre juridique européen, distinguant de facto droit européen et droit international général (2).
1 - Le contenu du titre spécifique à l’UE : la constitutionnalisation de la participation de la France à l’Union européenne
Le premier article du Titre XV de la Constitution « De l’Union européenne » est le 88-1 qui affirme la participation de la France à l’UE en ces termes : « La République participe à l'Union européenne constituée d'États qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l'Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, tels qu'ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ».
Les articles suivants, 88-2 et 88-3 concernent des sujets plus spécifiques, mandat d’arrêt européen et vote des citoyens de l’UE aux élections municipales. Les article 88-4, 88-6 et 88-7 évoquent le rôle du Parlement vis à vis du droit de l’Union. Enfin selon l’article 88-5 « tout projet de loi autorisant la ratification d'un traité relatif à l'adhésion d'un État à l'Union européenne est soumis au référendum par le Président de la République […] ».
Ces différentes dispositions ont permis d’élargir le socle de dispositions permettant l’intégration du droit de l’UE dans l’ordre interne au-delà des seuls articles concernant le droit international général. Ce faisant la Constitution reconnait la spécificité du droit de l’Union par rapport à ce dernier.
2 - Les raisons de la création d’un titre spécifique à l’UE : la reconnaissance par la Constitution de la spécificité de l’ordre juridique européen
Les alinéas 14 et 15 du préambule de la Constitution de 1946 ainsi que les articles 54 et 55 de la Constitution de 1958 sont imprégnés par le principe de droit international pacta sunt servanda, c’est à dire que l’État s’engage à respecter les conventions internationales auxquelles il a souscrit. Cette règle s’applique au droit de l’Union comme aux autres engagement de droit international.
Néanmoins le choix a été fait d’aller au-delà du principe pacta sunt servanda et d’insérer dans la Constitution des dispositions spécifiques à l’Union européenne au travers du titre XV. Ce faisant la Constitution française semble reconnaitre la spécificité du droit de l’Union qui forme un ordre juridique sui generis, distinct de l’ordre international et nécessitant par conséquence des dispositions spécifiques.
La volonté d’intégrer la spécificité du droit de l’UE dans la Constitution peut aussi se lire comme une réponse à la proclamation récurrente par ce dernier de sa primauté. En effet la CJUE avait indiqué dès 1964, dans sa décision Costa c/ Enel, que « le traité de la CEE a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres [...] et qui s’impose à leur juridiction ». La Cour consacre avec cet arrêt le principe de primauté du droit communautaire, c’est à dire l’ « impossibilité pour les États de faire prévaloir, contre [le droit communautaire], une mesure unilatérale ultérieure ». La CJUE a réitéré cette position dans plusieurs arrêts postérieurs tels que les arrêts Fratelli Variola SpA du 10 octobre 1973 ou Simmenthal du 9 mars 1978. Dès l’arrêt Costa c/ Enel la CJUE conçoit la primauté du droit européen comme s’étendant aux normes constitutionnelles. Cette position a été explicitement réaffirmée à plusieurs reprises par la CJUE, notamment dans la décision Handelsgesellschaft du 17 décembre 1970 dans lequel la Cour avait précisé que « le droit constitutionnel des États doit plier devant le droit communautaire ».
Le Conseil constitutionnel a su se saisir des dispositions spécifiques à l’UE désormais présentes dans la Constitution pour développer une pratique visant à concilier les primautés respectives du droit de l’Union et de la Constitution.
II - Le juge constitutionnel comme garant en pratique de la compatibilité du droit de l'Union et du droit constitutionnel
Le rôle du Conseil constitutionnel est fondamental en matière de conciliation entre droit constitutionnel et droit de l’Union. Le Conseil a ainsi consacré le respect du droit de l’UE comme une obligation de nature constitutionnelle (A). Cette volonté de conciliation du Conseil s’opère en bonne intelligence avec les juridictions européennes dans le but d’éviter un conflit de primauté (B).
A - Le respect du droit de l'UE : une obligation constitutionnelle consacrée par le Conseil constitutionnel
Pour étudier la jurisprudence du Conseil constitutionnel il est utile de distinguer celle antérieure à l’ajout dans la Constitution de l’article 88-1, dont l’objectif est plutôt de définir les cas où une révision de la Constitution est nécessaire avant d’adopter un acte de droit de l’Union (1), de celle postérieure à 1992, dont l’objectif est de consacrer la primauté du droit de l’UE dans l’ordre interne tout en encadrant les conditions d’exercice de cette primauté (2).
1 - En l’absence d’article 88-1 une jurisprudence du Conseil constitutionnel clarifiant les conditions de révision de la Constitution en cas de contradiction avec le droit de l’UE
Dès 1970 et 1976, dans deux décisions « Ressources propres » et « Décision du Conseil des communautés européennes relative à l’élection de l’Assemblée des Communautés au suffrage universel direct », le Conseil constitutionnel s’est penché sur la conformité à la Constitution d’actes de droit primaire européen. En se basant sur l’article 54 de la Constitution le Conseil a estimé qu’une révision de la Constitution en vue de la ratification de tels actes de droit primaire était nécessaire dans certains cas : si l’acte en question contient des dispositions contraires à la Constitution, s’il remet en cause les droits et libertés constitutionnellement garantis par la Constitution, s’il porte atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale.
Cette décision est intéressante sur le plan de la conciliation entre droit de l’UE et droit constitutionnel : le Conseil constitutionnel opère en effet ici une clarification des cas dans lesquels la Constitution doit être révisée, conformément à l’article 54. Pour autant le Conseil constitutionnel ne fait pas référence au principe de primauté et ne peut pas s’appuyer sur l’article 88-1, inséré postérieurement dans la Constitution.
En effet c’est une décision du Conseil constitutionnel de 1992, « Traité sur l’Union européenne », qui a conduit à la révision de la Constitution et à l’ajout du titre XV. En se basant sur les acquis des jurisprudences de 1970 et 1976 le Conseil a considéré dans cette décision que certaines dispositions du traité de Maastricht portaient atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale. Par conséquent la Constitution devait être révisée pour permettre de ratifier ce traité, ce qui a notamment donné lieu à l’ajout du nouvel article 88-1. C’est en se basant sur cet article que le Conseil constitutionnel a développé, à partir de 2004, une jurisprudence permettant de prendre en compte le principe de primauté dans l’ordre juridique interne.
2 - Une jurisprudence du Conseil constitutionnel basée sur l’article 88-1 consacrant et encadrant la primauté du droit de l’UE en droit constitutionnel français
L’article 88-1 de la Constitution (« La République participe à l'Union européenne constituée d'États qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences […] ») ne donne à première vue, aucune indication sur les rapports de primauté entre droit constitutionnel et droit européen. Le Conseil constitutionnel s’est pourtant basé à plusieurs reprises sur cet article pour clarifier les rapports entre droit constitutionnel et droit de l’Union.
Le Conseil constitutionnel a tout d’abord reconnu dans un décision du 10 juin 2004, « Loi pour la confiance dans l'économie numérique », que la transposition des directives européennes était une exigence de nature constitutionnelle. Le Conseil jugera plus tard que la mise en œuvre d’un règlement européen était également une exigence constitutionnelle (décision « Loi relative à la protection des données personnelles », 2018).
Par la suite, dans sa décision du 19 novembre 2004 « Traité établissant une Constitution pour l'Europe », le Conseil constitutionnel a affirmé que l’article 88-1 a « consacré l'existence d'un ordre juridique intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international ». Pour le Conseil, « tout en confirmant la place de la Constitution au sommet de l’ordre juridique interne, ces dispositions constitutionnelles permettent à la France de participer à la création et au développement d’une organisation européenne permanente, dotée de la personnalité juridique et investie de pouvoirs de décision par l’effet de transferts de compétence consentis par les États membres ». Le Conseil ajoute enfin que « la portée du principe de primauté du droit de l’Union » résulte de l’article 88-1. Le Conseil donne ainsi à la primauté du droit de l’UE une valeur constitutionnelle par le truchement de l’article 88-1 de la Constitution tout en rappelant la place de la Constitution au sommet de la hiérarchie des normes.
Une décision du 30 novembre 2006 « Loi relative au secteur de l'énergie », a déclaré inconstitutionnelle une loi transposant une directive au motif que la loi de transposition était contraire à la directive. Une telle décision n’aurait pas été possible sans l’apport de la jurisprudence de 2004 donnant valeur constitutionnelle au principe de primauté du droit de l’UE.
Le Conseil constitutionnel a précisé, dans une décision du 17 décembre 2010 « M. Kamel D. » réaffirmée dans une décision du 25 octobre 2019 « Sté Air France », que la transposition d’une directive en droit français ou le respect d’un règlement européen ne peuvent aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf si le constituant y a consenti. Si un tel principe n’est pas mis en cause le Conseil se déclare incompétent pour contrôler la constitutionnalité d’une loi qui se contente de tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive ou des dispositions d’un règlement. Le Conseil constitutionnel donne ici des limites de nature constitutionnelles à l’application du droit de l’Union dans l’ordre interne.
Le Conseil d’État a, dans la lignée de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, également invoqué l’article 88-1 de la Constitution à propos d’un conflit entre norme constitutionnelle et norme européenne dans son arrêt Arcelor de 2007.
Enfin notons que le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent pour contrôler la conformité d’un traité international avec le droit de l’Union (décision du 31 juillet 2017 « CETA »).
L’objectif de ces diverses décisions du Conseil constitutionnel est de reconnaitre la primauté du droit de l’Union tout en ménageant la suprématie constitutionnelle pour éviter un conflit lié à la hiérarchie des normes. Une telle conciliation nécessite un dialogue entre juge constitutionnel interne et juge européen.
B - Une volonté réciproque de l'ordre juridique français et de l'ordre juridique européen de concilier deux primautés concurrentes
Le Conseil constitutionnel, par sa jurisprudence, a réussi une forme de conciliation entre deux primautés a priori incompatibles (1). À cet égard la QPC offre un exemple frappant de cette volonté de conciliation au travers d’un dialogue des juges (2).
1 - Une jurisprudence du Conseil constitutionnel consacrant la primauté de droit de l’UE tout en ménageant la place de la Constitution comme norme suprême de l’ordre juridique interne
Le Conseil constitutionnel a ainsi fait une utilisation de l’article 88-1 qui lui permet de s’extraire du débat entre primauté du droit de l’Union et suprématie constitutionnelle. La primauté du droit de l’UE est reconnue et intégrée dans la Constitution française tout en étant limitée dans certains cas par le concept de principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. La jurisprudence du Conseil depuis 2004 permet de ménager les deux primautés concurrentes en ne les confrontant pas frontalement. De plus, symboliquement, la Constitution conserve sa place de norme suprême puisque c’est elle qui consacre la primauté du droit européen dans l’ordre interne.
La Constitution française doit désormais être comprise et interprétée à l’aune de la participation de la France à l’UE, consacrée par l’article 88-1 et par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En retour le droit de l’Union voit sa primauté reconnue par la norme suprême de l’ordre interne tout en voyant son application potentiellement limitée par l’identité constitutionnelle de la France. Le Conseil semble ainsi inviter à envisager les rapports entre droit constitutionnel et droit européen selon une logique d’interaction et d’intégration plutôt que de conflit frontal.
Quelques critiques peuvent cependant être opposées à cette jurisprudence du Conseil constitutionnel. D’une part rien ne prouve que l’objectif initial de l’article 88-1, au moment de son ajout à la Constitution, était de donner valeur constitutionnelle au principe de primauté du droit de l’UE. Le Conseil constitutionnel a ainsi eu une interprétation assez extensive de cet article, qui ne mentionne pas explicitement la primauté ou la hiérarchie des normes. D’autre part les limites constitutionnelles à la primauté, au travers du concept de principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, peuvent sembler assez floues dans leur contenu. Ce concept est-il similaire à celui de « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale », également évoqué par le Conseil dans des jurisprudence antérieures ? De plus il apparait compliqué de dresser une liste des principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France. En définitive le Conseil constitutionnel semble s’en tenir à une appréciation casuistique de tels principes.
Le Conseil constitutionnel, nous l’avons vu, a fait évoluer sa jurisprudence avec la volonté de parvenir à une conciliation entre droit constitutionnel et droit européen. En retour la CJUE a également fait preuve d’une certaine flexibilité pour parvenir à cette conciliation comme le montre l’exemple de la QPC.
2 - La QPC comme exemple de conciliation entre droit constitutionnel et droit de l’UE
En application de l’article 267 TFUE la CJUE peut statuer à titre préjudiciel à propos de l’interprétation des traités ou des actes pris par les institutions européennes. D’après cet article les juridictions nationales peuvent poser une telle question à la Cour si elles estiment que cela est nécessaire pour rendre leur jugement. En revanche les juridictions nationales sont tenues de saisir la Cour si leur décision n’est pas susceptible de recours en droit interne. Ce caractère obligatoire permet, selon la CJUE, de garantir une application uniforme du droit de l’Union.
La QPC peut être interprétée comme présentant un risque d’incompatibilité avec les dispositions de l’article 267 TFUE. En effet elle instaure un renvoi prioritaire devant une autre juridiction interne et non pas devant la CJUE. C’est en tout cas l’interprétation d’un avocat général exposée dans un arrêt de la CJUE du 22 juin 2010. Celui-ci estime que : « […] lorsque le droit national limite ou défère le pouvoir d'appréciation des juridictions nationales de saisir la Cour de questions préjudicielles en application de l'article 267 TFUE, nous considérons que le principe de primauté qui est la pierre angulaire du droit de l'Union, devrait être appliqué […] ». La Commission européenne a également émis des doute à propos de la QPC en analysant ce mécanisme comme pouvant être contraire à la jurisprudence Simmenthal du 9 mars 1978.
Pour autant la CJUE n’a jamais condamnée la QPC, l’arrêt du 22 juin 2010 faisant le choix de valider ce mécanisme au regard du droit de l’UE. Si la Cour avait choisi de considérer la QPC comme contraire au droit européen cela aurait pu créer un conflit entre ordre juridique interne et ordre juridique européen. La Cour semble ainsi avoir fait preuve d’une certaine souplesse dans l’application de l’article 267 TFUE pour éviter ce conflit. Cette position conciliante de la CJUE s’explique en partie par la décision du Conseil constitutionnel du 12 mai 2010 dans laquelle ce dernier affirme que la transmission par le juge d’une QPC dans l’ordre interne ne fait pas obstacle à la possibilité de « suspendre immédiatement tout éventuel effet de la loi incompatible avec le droit de l'Union, assurer la préservation des droits que les justiciables tiennent des engagements internationaux et européens de la France […] ». Le Conseil ajoute que « le juge saisi d'un litige dans lequel est invoquée l'incompatibilité d'une loi avec le droit de l'Union européenne [peut faire] à tout moment, ce qui est nécessaire pour empêcher que des dispositions législatives [fassent] obstacle à la pleine efficacité des normes de l’Union ». Il précise ensuite que les dispositions relatives à la QPC « ne privent pas davantage les juridictions administratives et judiciaires, y compris lorsqu'elles transmettent une question prioritaire de constitutionnalité, de la faculté ou, lorsque leurs décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, de l'obligation de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle en application de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ».
Il apparait ainsi que le Conseil constitutionnel, présumant d’un conflit à venir à propos de l’article 267 TFUE, a choisi de prendre les devants en adoptant une décision soulignant la compatibilité de la QPC avec l’article 267 TFUE. La CJUE a, semble-t-il, pris en compte cette analyse en choisissant de ne pas déclarer la QPC incompatible avec le droit de l’Union dans une décision postérieure. C’est par ce dialogue des juges qu’un conflit frontal entre ordre interne et ordre européen à propos de la QPC a pu être évité. La position du Conseil constitutionnel conduit néanmoins à mettre en cause le caractère strictement prioritaire de la QPC, puisque sa transmission dans l’ordre interne n’empêche pas la saisie de la CJUE.
