Introduction
Le bicamérisme ou bicaméralisme - c’est selon la préférence terminologique de chacun - provient en France d’une très lointaine tradition républicaine comme monarchique. La chambre basse, que ce soit sous l’appellation de Chambre des députés ou Assemblée nationale, ne fait l’objet d’aucune contestation dans le cadre d’un régime démocratique. Le Sénat, lui, se trouve être souvent à la croisée d’oppositions quant à l’existence même d’une seconde chambre, que ce soit en 1969 lors du référendum perdu par de Gaulle et qui visait à le modifier en profondeur dans sa composition comme dans ses fonctions ou lorsqu’au tournant de l’an 2000, le Premier ministre, Lionel Jospin, l’avait qualifié d’« anomalie démocratique ».
Le Sénat a toujours dépassé ces contestations, jusqu’à septembre 2011 où s’est produite la grande alternance politique voyant la majorité sénatoriale et le Plateau échapper à la droite au bénéfice, pour la première fois sous la Cinquième République, de la gauche ; événement politique majeur certes et tout aussi majeur d’un point de vue institutionnel, puisqu’il n’a pas manqué de renforcer l’institution même du Sénat en démontrant la possibilité d’une alternance.
C’est la grande institution républicaine, attachée aux libertés et aux grands principes démocratiques fondés sous les Républiques précédentes, caractère qui est la marque de fabrique du Sénat et révèle l’attachement constitutionnel à la Haute Assemblée, malgré la diversité des modes de scrutin entre elle et l’Assemblée nationale ; cette dernière l’étant pour cinq ans au scrutin majoritaire uninominal direct à deux tours, quand la seconde l’est pour trois années, certes au suffrage universel, mais indirect à deux ou trois degrés et selon un système électoral panachant représentation proportionnelle et scrutin majoritaire.
Ce mode de scrutin pose parfois la question de la légitimité électorale du Sénat car il apparaît comme moins représentatif des électeurs que l’Assemblée nationale et comme procédant, par conséquent, moins du suffrage populaire que celle-ci. Ce renouvellement plus fréquent explique parfois le décalage politique avec la composition de l’Assemblée. Ces éléments expliquent à la fois que les deux chambres, pour être parlementaires, jouissent de prérogatives proches, mais parfois propres.
L’étude portera donc, en premier lieu, sur les éléments de convergence (I), à savoir la production des normes constitutionnelles et législatives pour envisager, en second lieu, l’activité parlementaire de contrôle du gouvernement (II) au moyen du contrôle effectif de la politique gouvernementale jusqu’à la remise en question de l’existence même du gouvernement. Expliquer le rôle et la fonction de chacune des chambres revient ainsi à démontrer l’utilité de chacune et du système même du bicaméralisme.
I - Les éléments de convergence entre les assemblées propres à l’activité parlementaire
Il revient aux deux assemblées parlementaires de produire les normes constitutionnelles (A) et législatives (B). Si les propositions de lois n’ont toujours que peu de perspectives d’adoption et ce, malgré la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, l’action des deux chambres est fondamentale en ce sens qu’elles doivent débattre, discuter et amender les futures lois lors de l’examen des projets de lois. C’est dans ce sens - constitutionnel et législatif - à travers leurs procédures d’adoption que seront étudiées les normes ci-dessous envisagées.
A - L’adoption de normes de nature constitutionnelle
L’adoption des normes constitutionnelles constitue la première des prérogatives des chambres parlementaires et aussi bien le Sénat que l’Assemblée nationale doivent se prononcer en la matière.
L’initiative leur revient en cas de révision de la Constitution, concurremment avec le président de la République sur proposition du Premier ministre aux termes de l’article 89 de la Constitution du 4 octobre 1958. Le même article rappelle que « le projet ou la proposition de révision doit être voté par les deux assemblées en termes identiques ». Cela signifie, en d’autres termes, que le Sénat jouit d’un droit de veto en matière constitutionnelle puisqu’au cas où, en effet, il refuserait de se prononcer sur le projet de révision ou émettrait un vote négatif, ledit projet serait écarté et abandonné. Trois types d’interventions du Sénat sont à évoquer de façon à mesurer l’importance et l’étendue de l’action menée par le Sénat en l’espèce.
En 1984, le Sénat a refusé de voter le projet de révision constitutionnelle tendant à modifier l’article 11 de la Constitution pour permette au président de la République de consulter le peuple sur les textes mettant en cause les garanties fondamentales des libertés publiques. Il est vrai que ce refus intervenait dans le cadre de l’affaire du service public national de l’Education unifié visant à regrouper écoles privées et écoles publiques sous une même bannière et sous la direction de l’Etat par l’Education nationale. L’affaire était plus politique - l’opposition d’alors U.D.F - R.P.R face à la majorité socialiste et au gouvernement de Pierre Mauroy sous la présidence de François Mitterrand - que constitutionnelle ou institutionnelle.
De plus, le Sénat a « eu à l’usure » le gouvernement en modifiant le projet gouvernemental de révision relatif à l’exception d’inconstitutionnalité que le gouvernement finît par abandonner, constatant le bouleversement opéré sur celui-ci. La technique choisie fut donc payante en termes politiques.
Enfin, le projet du gouvernement de 1992 conséquent à l’adoption du traité de Maastricht a été voté à la condition de la prise en compte par le gouvernement d’amendements sénatoriaux. Plus constructive que la précédente, cette technique constitue une belle illustration de la coopération possible entre les chambres et le gouvernement et particulièrement avec le Sénat.
Du point de vue de la procédure, le vote des assemblées requiert la majorité simple, c’est-à-dire celle des suffrages exprimés ; puis implique soit une ratification populaire par référendum, soit selon la volonté du président de la République d’une votation en Congrès à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés et pour les seuls projets de révision. Avec une adoption du projet de révision numériquement faible, les représentants du peuple peuvent faire savoir au président de la République que ledit projet ne sera pas adopté en Congrès et qu’il vaut mieux l’abandonner, comme ce fut le cas pour celui du 6 septembre 1973 modifiant l’article 6 de la Constitution visant à l’adoption du quinquennat présidentiel ou, au contraire, qu’il sera adopté mais d’une courte tête, comme ce fut le cas pour la loi de révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui ouvrît la voie à un savant marchandage politique entre la majorité parlementaire et les radicaux de gauche.
Les assemblées parlementaires, une fois envisagées leurs prérogatives constitutionnelles, jouissent aussi d’un pouvoir d’adoption des normes législatives sur lequel il convient désormais de se pencher.
B - L’adoption de normes de nature législative
Aux termes de l’article 45 de la Constitution, les lois doivent être votées en termes identiques par les deux assemblées, bien qu’il soit à préciser que le Sénat ne peut empêcher le gouvernement qui dispose d’une majorité parlementaire de conduire la politique législative qu’il a défini dans la mesure où son recrutement se veut moins démocratique que celui de l’Assemblée nationale.
Ainsi, est ouverte la possibilité pour le gouvernement, en pareille occurrence, de convoquer une commission mixte paritaire, prévue par l’article 45 de la Constitution, dont le rôle consiste en l’élaboration d’un texte de compromis pour les deux chambres et qui verra son adoption facilitée lors du vote parlementaire, notamment par la faculuté reconnue au gouvernement de donner le dernier mot à l’Assemblée nationale. Par ce trait caractéristique, la Cinquième République se définit comme un régime fondé sur un bicamérisme inégalitaire.
Dans le même sens, chacune des deux assemblées peut subir des pressions de la part du gouvernement par le biais de l’usage du vote bloqué, tel que défini à l’article 44.3 de la Constitution (« Si le gouvernement le demande , l’assemblée saisie se prononce par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le gouvernement »), tout comme cette pression peut ne s’exercer qu’à l’encontre de l’Assemblée nationale au moyen de l’engagement de responsabilité de l’article 49.3 de la Constitution, réduit depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 à un projet de loi de finances, de financement de la Sécurité Sociale ou d’un autre projet ou proposition de loi par session, réduit certes mais toujours bien présent et opérant.
Les lois organiques comme les lois de finances font l’objet de dispositions particulières selon, respectivement, les articles 46 et 47 de la Constitution.
Les premières nécessitent des délais spéciaux que détaille l’article en cause (six semaines sauf déclaration de la procédure législative accélérée soit quinze jours) et, en cas de désaccord entre les deux assemblées, elles requièrent formellement, en dernière lecture à l’Assemblée nationale, la majorité absolue de ses membres. Le troisième alinéa de l’article 46 de la Constitution indique que, de la même façon, les lois organiques relatives au Sénat doivent être adoptées dans les mêmes termes par les deux assemblées.
Quant aux lois de finances et de financement de la Sécurité Sociale, la Constitution prévoit des délais et des procédures d’adoption particuliers : précisément, en cas de non adoption par l’Assemblée sous quarante jours après le dépôt du projet pour les premières, le gouvernement saisit le Sénat, lequel doit statuer sous quinze jours, et toujours dans un cas identique et devant la même chambre pour les secondes, le gouvernement saisit alors le Sénat, lequel doit statuer sous quinze jours si l’Assemblée n’a pas précédemment voté ledit projet sous vingt jours.
Ces délais permettent à la fois de faire peser une épée de Damoclès au-dessus des chambres parlementaires car la nécessité budgétaire doit faire la loi financière et cet équilibre bicaméral permet un double examen du projet et donc une plus grande rigueur dans son élaboration, une meilleure vérification et une amélioration sensible des travaux gouvernementaux. Dès lors, le bicaméralisme a déjà fait ses preuves.
Mais, on ne saurait s’arrêter en si bon chemin, car il reste encore à examiner les compétences parlementaires pesant sur le gouvernement en matière de contrôle de ce dernier à la fois sur sa politique elle-même et sur son existence même.
II - Le contrôle parlementaire du gouvernement
Deux voies bien distinctes permettent d’opérer le contrôle du gouvernement. D’une part, la première voie consiste en un procédé de contrôle parlementaire classique de l’action gouvernementale selon plusieurs modalités, procédé qui place sur un pied d’égalité les deux chambres (A). D’autre part, la deuxième voie est ouverte seulement à l’Assemblée nationale et vise à remettre en cause l’existence politique même du gouvernement, le contraignant à la démission au cas d’absence de majorité parlementaire lui étant favorable : c’est le non moins classique engagement de responsabilité devant la représentation nationale (B).
A - Le contrôle parlementaire de la politique gouvernementale
Le nouvel article 24 de la Constitution, tel qu’issu de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, est fondateur et fondamental en matière de contrôle parlementaire de l’action gouvernementale. Il en jette les bases en disposant que « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du gouvernement. Il évalue les politiques publiques ». Son rôle est ici explicitement défini et délimité. En indiquant en son deuxième alinéa qu’il comprend l’Assemblée nationale et le Sénat, il pose le principe d’un contrôle parlementaire du gouvernement égal entre les deux chambres.
La révision constitutionnelle de 2008 n’est pas pour rien dans la revalorisation parlementaire de cette activité de contrôle, d’une part, par la situation de cette mission dans le corps de la Constitution, à savoir en tête du titre IV consacré au Parlement - ce qui est une manière d’en indiquer le caractère primordial et premier – et, d’autre part, par l’éventail des compétences ouvertes aux parlementaires.
Un recensement est ici nécessaire pour en mesurer l’ampleur : le vote de résolutions parlementaires du nouvel article 34-1, le contrôle parlementaire du gouvernement en matière de conditions relatives à une intervention militaire extérieure selon le nouvel article 35, la prorogation autorisée par le Parlement de l’état de siège du nouvel article 36, l’intervention des commissions permanentes dans chaque chambre dans le cadre du contrôle d’un déroulé conforme aux règles constitutionnelles d’adoption de la loi selon l’article 43, le droit d’amendement de l’article 44, l’assistance technique et d’expertise qu’apporte la Cour des Comptes au Parlement aux termes du nouvel article 47-2, le temps déterminé par les assemblées elles-mêmes au contrôle de l’activité gouvernementale selon l’article 48 alinéa 4, les diverses questions des parlementaires au gouvernement et les réponses de ce dernier selon l’alinéa 6 de l’article 48 et la constitution de commissions d’enquête par les assemblées dont les règles d’organisation et de fonctionnement sont déterminées par une loi organique et les conditions de création fixées par les règlements de chaque assemblée selon l’article 51-2. Il faut y ajouter les traditionnelles ratifications parlementaires de traités internationaux telles que définies à l’article 53, ainsi que la possibilité de saisine parlementaire du Conseil constitutionnel à fins de vérification de conformité de la loi à la Constitution postulée par l’article 54.
Chacun peut le constater, l’éventail des prérogatives en matière de contrôle parlementaire de l’action gouvernementale, surtout depuis la dernière révision constitutionnelle, est très large et conséquent. Il n’est pas certain pour autant que cette densité soit gage de qualité et d’effectivité dudit contrôle.
L’avantage de ce contrôle est au moins d’être permanent, régulier, banal ou classique au sens de celui exercé sur le processus législatif commun, mais aussi plus ponctuel puisque consacré au contrôle budgétaire, des lois de finances et de financement de la Sécurité Sociale comme celui du contrôle des comptes publics effectué par la Cour des Comptes. Une telle charge de travail et l’étendue de l’activité justifient l’existence de deux assemblées parlementaires et l’utilité de chacune à elles seules.
Au-delà du contrôle parlementaire classique, c’est-à-dire permanent, de l’activité gouvernementale, une autre voie se fait jour : celle de la remise en cause de l’existence même du gouvernement.
B - La remise en cause de l’existence même du gouvernement
Dans le cadre de ce procédé éminemment parlementaire - la mise en cause par le Parlement de la responsabilité du gouvernement - le bicamérisme inégalitaire refait surface. En effet, bien qu’il puisse demander au Sénat l’approbation d’une déclaration de politique générale (article 49 alinéa 4 de la Constitution), le gouvernement ne peut voir sa responsabilité engagée devant le Sénat.
Seule l’Assemblée nationale peut le faire, ce qui est on ne peut plus classique et concevable en régime parlementaire et les article 49 et 50 de la Constitution sont là pour en attester. L’article 49.2 fixe les conditions à réunir pour que soit effective une telle mise en cause : rassembler la majorité des membres de l’Assemblée en cas de motion de censure, recevable si signée par un dixième de ses membres et faisant intervenir un vote seulement quarante-huit heures après le dépôt de la motion en question. Seuls les votes favorables seront recensés.
L’origine de cette mise en cause de la responsabilité gouvernementale peut certes provenir des députés. Mais, elle peut trouver aussi son origine dans la volonté du gouvernement de peser dans le débat nécessaire à son maintien au moyen de l’engagement de sa responsabilité, tel que défini à l’article 49-3 de la Constitution, sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la Sécurité Sociale ou d’un autre projet ou proposition de loi par session.
A la vérité, le gouvernement ne prend guère de risque au regard de l’histoire constitutionnelle de la Cinquième République tant l’adoption d’un tel engagement de responsabilité est rare. Néanmoins, cet engagement peut être sectoriel, c’est-à-dire sur un texte précis, ou, au contraire, global puisque faisant suite à une déclaration de politique générale indique l’article 49-1 de la Constitution. On le sait, vu le comportement moutonnier, grégaire et quelque peu « godillot » de la majorité parlementaire, ce type de contrôle parlementaire sur l’existence gouvernementale n’a pas apporté la preuve de son efficacité, une seule motion de censure ayant été adoptée à ce jour en 1962.
Ce dernier aspect occulte, il est vrai, le Sénat, mais évoquer ce mécanisme, c’est souligner le caractère indispensable de l’Assemblée nationale, plus légitime en l’espèce et en creux, et faire un éloge discret du bicaméralisme et de son utilité car il loue les efforts d’une chambre haute, dégagée des contingences et des passions politiques quotidiennes pour mieux valoriser l’action parlementaire dans ses dimensions de production législative, de contrôle de l’action gouvernementale et d’évaluation des politiques publiques.
Longtemps contesté mais désormais bien admis - encore qu’il pourrait dans l’avenir être appelé à évoluer dans sa composition - le Sénat fait figure d’institution devenue incontournable et complétant l’action de l’Assemblée nationale. « Grand conseil des communes de France », chambre de réflexion et de distanciation politique, productrice de rapports et à l’origine de commissions aux conclusions souvent essentielles, le Sénat a su s’imposer aux côtés de l’Assemblée et composer un Parlement bicaméral dont la nécessité n’est plus remise en cause.
Il est devenu le gardien des libertés républicaines aux cotés du Conseil constitutionnel. Il a enfin bénéficié, comme l’Assemblée nationale, d’une revalorisation sans pareille et d’un accroissement de prérogatives comme jamais sous la Cinquième République depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, et ces quelques lignes n’avaient pas d’autre ambition que de démontrer à la fois la nécessité et l’utilité de ce bicamérisme, fut-il inégalitaire.
