Introduction
Comme le note le constitutionnaliste français Eugène Pierre dès 1887 à propos du règlement des assemblées « le règlement joue un rôle qu’il a joué dans tous les temps, qu’il jouera éternellement, le rôle d’un arsenal où chaque parti vient puiser tour à tour des moyens de combat ». Cette citation illustre le rôle du règlement des assemblées comme défenseur des droits des parlementaires et du principe d’indépendance du pouvoir législatif. Néanmoins l’autonomie normative interne dont peut faire preuve le Parlement n’est pas sans limite et doit respecter un certain nombre d’exigences constitutionnelles.
Le règlement des assemblées fait référence aux textes adoptés par chaque chambre du Parlement (Assemblée nationale et Sénat) pour fixer leur organisation interne et leur fonctionnement. Conformément à l’article 61 alinéa 1 de la Constitution de 1958 les règlements des assemblées doivent être conformes à la Constitution. La Constitution dispose également que les règles dans un certain nombre de domaines doivent être fixées par le règlement des assemblées, par exemple en matière d’organisation des séances du Parlement (article 28), d’encadrement du droit d’amendement (article 44), de détermination des droits des groupes parlementaires (article 51-1) ou encore d’organisation des commissions d’enquête parlementaires (article 51-2). Nous nous interrogerons dans le cadre du présent sujet sur l’autorité juridique du règlement des assemblées, c’est à dire à leur force normative et contraignante ainsi qu’à leur valeur dans la hiérarchie des normes.
D’un point de vue historique, les règlements des assemblées ne sont pas apparus en 1958 avec la Ve République puisqu’ils existaient sous les régimes antérieurs. Cependant leur portée juridique variait en fonction des régimes politiques et était soumise à une certaine incertitude. Sous l’Ancien Régime, les États généraux disposaient par exemple de règles de fonctionnement, mais celles-ci étaient largement dépendantes du pouvoir royal. La Révolution française a marqué une rupture en instituant des chambres législatives dotées de règlements internes, visant à organiser les débats et les procédures parlementaires de manière autonome. Sous les régimes parlementaires du XIXᵉ siècle (monarchie de Juillet et IIIᵉ République notamment), les règlements des assemblées ont acquis une importance croissante, bien que leur portée juridique restait relativement limitée en raison de la suprématie de la loi votée par le Parlement. La IVᵉ République a poursuivi cette tendance en renforçant l’organisation interne des assemblées. La Constitution de la Ve République apporte néanmoins une innovation en instaurant dans son article 61 alinéa 1 un contrôle du Conseil constitutionnel sur le règlement des assemblées, garantissant ainsi leur conformité avec la Constitution. Désormais, chaque assemblée (Assemblée nationale et Sénat) adopte son propre règlement, mais celui-ci doit respecter la Constitution et les lois organiques. Ce contrôle permet d’assurer la conformité des règlements parlementaires aux principes fondamentaux du droit et d’éviter tout abus dans l’organisation interne du pouvoir législatif. On observe ainsi historiquement une montée en puissance de l’autorité juridique des règlements des assemblées, qui ne peuvent néanmoins s’affranchir des autres sources du droit constitutionnel.
Nous nous interrogerons dans cette dissertation pour déterminer dans quelle mesure le règlement des assemblées parlementaires constitue-t-il une norme juridique autonome et contraignante au sein de l’ordre constitutionnel français.
Pour répondre à cette problématique nous étudierons tout d’abord la nature et la valeur juridique des règlements des assemblées parlementaires (I), avant d’analyser leurs limites juridiques et les contrôles exercés sur leur application (II).
I - La nature et la valeur juridique des règlements des assemblées parlementaires
Les règlements des assemblées parlementaires sont des textes normatifs qui organisent le fonctionnement interne de l’Assemblée nationale et du Sénat. Leur nature juridique spécifique leur confère une place particulière dans la hiérarchie des normes, oscillant entre autonomie et encadrement constitutionnel. En effet si l’autonomie normative des assemblées pour décider de leur règlement intérieur est reconnue par la Constitution (A), ils demeurent soumis à la hiérarchie des normes et doivent respecter les normes supérieures (B).
A - Une autonomie normative règlementaire reconnue par la Constitution au profit des assemblées
L’autonomie des règlements des assemblées découle directement du principe de séparation des pouvoirs et de la nécessité d’un fonctionnement interne propre au Parlement. Les assemblées sont ainsi dotées d’un pouvoir réglementaire propre (1), ce qui permet aux parlementaires d’élaborer et d’adopter librement leur règlement (2).
1 - Un pouvoir réglementaire propre aux assemblées
La Constitution de 1958 consacre expressément l’existence des règlements des assemblées parlementaires. Selon l’article 61, alinéa 1, chaque chambre adopte son propre règlement pour organiser son travail. Cette disposition reflète le principe d’autonomie parlementaire, qui garantit aux assemblées la maîtrise de leur propre fonctionnement, indépendamment du pouvoir exécutif. Le règlement des assemblées couvre notamment l’organisation des séances et des débats, y compris les modalités de prise de parole et de vote, les règles relatives aux commissions parlementaires, leur composition et leur fonctionnement ou encore le statut des parlementaires, notamment en matière de discipline et de sanctions internes. Ce pouvoir réglementaire spécifique du Parlement constitue une exception au principe général de l’article 21 de la Constitution, selon lequel le pouvoir réglementaire appartient normalement au Premier ministre.
2 - Une élaboration et une adoption sous le contrôle des parlementaires
L’élaboration et l’adoption des règlements des assemblées sont des processus entièrement internes au Parlement. Chaque chambre discute et vote son propre règlement, sans intervention du gouvernement. D’un point de vue procédural, les règlements sont adoptés selon une procédure distincte des lois ordinaires. Ils sont tout d’abord d’initiative uniquement parlementaire (y compris pour les modifications à un règlement existant). Ils sont ensuite adoptés uniquement par le chambre concernée (à la majorité des membres de la chambre en question). Enfin ils ne sont pas promulgués par le Président de la République (contrairement aux lois, ce qui marque leur caractère autonome). Cette indépendance vis à vis du pouvoir exécutif dans l’adoption des règlements garantit aux assemblées la liberté d’organiser leur travail sans ingérence extérieure.
B - La place des règlements des assemblées dans la hiérarchie des normes
Si les règlements des assemblées sont dotés d’une autonomie certaine, ils restent soumis à des règles supérieures, notamment la Constitution et les lois organiques (1). Ils sont de plus soumis au contrôle du Conseil constitutionnel (2).
1 - Une valeur infra-constitutionnelle mais supra-législative
Les règlements parlementaires ont une valeur juridique inférieure à à la Constitution et aux lois organiques, qu’ils doivent respecter strictement. Ils ont par contre une autorité supérieure aux lois ordinaires, dans la mesure où ces dernières ne peuvent pas modifier directement l’organisation et le fonctionnement des assemblées. Cela signifie que le législateur ne peut pas imposer de nouvelles règles aux assemblées via une loi ordinaire, sauf en modifiant la Constitution ou une loi organique. Pour autant cette valeur supra-législative ne signifie pas que les règlements des assemblées peuvent intervenir dans les domaines dévolus à la loi par l’article 34 de la Constitution. Ainsi, les règlements des assemblées constituent une catégorie particulière de norme, autonome mais encadrée.
2 - Un contrôle spécifique par le Conseil constitutionnel
L’autorité juridique des règlements des assemblées est renforcée par un mécanisme de contrôle obligatoire exercé par le Conseil constitutionnel. En vertu de l’article 61 alinéa 1 de la Constitution, tout règlement adopté par une assemblée doit être soumis au Conseil constitutionnel avant son entrée en vigueur. Ce contrôle vise à vérifier la conformité du règlement à la Constitution et aux lois organiques, en annulant toute disposition contraire. Il permet également de garantir l’équilibre des pouvoirs, en évitant que les assemblées ne s’arrogent des compétences qui ne leur reviennent pas. Le Conseil constitutionnel joue un rôle déterminant pour définir la portée juridique du règlement des assemblées en ayant la possibilité de censurer certaines dispositions de ces textes (par exemple les règlements des assemblées ne peuvent empiéter sur des prérogatives du gouvernement ou porter atteinte aux droits des parlementaires). Le contrôle du Conseil constitutionnel institué par l’article 61 a ainsi pour objectif de permettre de concilier l’autonomie normative des assemblées en matière de règlement et leur nécessaire conformité avec l’ordre constitutionnel.
II - Les limites juridiques et le contrôle des règlements des assemblées
Les règlements des assemblées parlementaires sont donc des normes autonomes, essentielles à l’organisation du travail parlementaire. Cependant, cette autonomie n’est pas absolue : leur élaboration et leur application sont strictement encadrées par la Constitution et contrôlées par le Conseil constitutionnel. En effet, bien que les règlements des assemblées parlementaires bénéficient d’une autonomie certaine, ils ne sont pas des normes totalement souveraines. Leur autorité juridique est encadrée par des principes constitutionnels (A) et soumise à des mécanismes de contrôle juridictionnel (B). Ces limitations visent à préserver l’équilibre institutionnel et à garantir la conformité des règlements aux normes supérieures.
A - Un encadrement constitutionnel strict
L’autonomie des règlements des assemblées a une nature conditionnelle du fait de leur soumission aux normes constitutionnelles et aux lois organiques qui fixent des principes fondamentaux du fonctionnement parlementaire (1). Ces règlements ont de plus l’obligation de ne pas empiéter sur les prérogatives du pouvoir exécutif (2).
1 - L’obligation de conformité aux normes supérieures
Les règlements des assemblées ne peuvent pas modifier certaines règles qui relèvent exclusivement du domaine législatif ou constitutionnel. Cette limitation découle de plusieurs dispositions de la Constitution. L’article 34 de la Constitution d’abord, qui définit les matières relevant exclusivement du domaine de la loi, empêche les règlements d’empiéter sur ces sujets. Par exemple, le statut des parlementaires, leur indemnité ou encore les modalités du référendum relèvent de la loi et non du règlement interne. L’article 46 ensuite, encadre les lois organiques, qui définissent des règles relatives à l’organisation et au fonctionnement des pouvoirs publics, y compris les assemblées. Ces lois organiques s’imposent aux règlements parlementaires. L’article 61 enfin, qui soumet les règlements à un contrôle constitutionnel préalable, empêchant ainsi leur entrée en vigueur s’ils contredisent la Constitution ou les lois organiques. Ainsi, les règlements des assemblées ne sont pas une source de droit totalement autonome : ils doivent respecter un cadre normatif rigoureux qui limite leur portée.
2 - L’impossibilité d’empiéter sur les prérogatives du pouvoir exécutif
Un autre principe fondamental limite le pouvoir normatif des assemblées : le respect des compétences du pouvoir exécutif. Là encore plusieurs articles de la Constitution permettent de donner corps à ce principe. Il s’agit en premier lieu de l’article 20 en vertu duquel, le gouvernement « détermine et conduit la politique de la nation ». Dès lors, les règlements des assemblées ne peuvent pas restreindre les prérogatives du gouvernement dans l’élaboration et la conduite des politiques publiques. L’article 21 attribue le pouvoir réglementaire au Premier ministre, ce qui signifie que les règlements des assemblées ne peuvent pas intervenir dans le champ réglementaire général, réservé à l’exécutif. D’autre part l’article 49 encadre les procédures de responsabilité gouvernementale devant le Parlement, telles que la motion de censure et l’engagement de la responsabilité du gouvernement, que les règlements des assemblées ne peuvent pas modifier. De manière générale ces limitations garantissent que les règlements parlementaires restent des instruments d’organisation interne et n’interfèrent pas avec les autres pouvoirs publics.
B - Un contrôle juridictionnel garant de l'équilibre institutionnel
Au-delà des limites constitutionnelles, plusieurs mécanismes de contrôle assurent le respect du cadre juridique par les règlements des assemblées. Ce contrôle peut découler de l’action a priori du Conseil constitutionnel agissant en tant que juge de la conformité des règlements (1) mais aussi, de manière plus indirecte et a posteriori, de l’action des juridictions administratives dans leur activité de contrôle de l’application du règlement (2).
1 - Le rôle du Conseil constitutionnel comme juge de la conformité des règlements
L’autorité juridique des règlements des assemblées est strictement contrôlée par le Conseil constitutionnel, conformément à l’article 61, alinéa 1 de la Constitution. Avant leur entrée en vigueur, les règlements doivent obligatoirement être soumis au Conseil constitutionnel, qui vérifie leur conformité à la Constitution et aux lois organiques. Le Conseil constitutionnel peut censurer une disposition du règlement si elle dépasse les compétences des assemblées ou viole un principe constitutionnel. Ce contrôle permet d’éviter toute dérive et d’assurer que les règlements respectent l’État de droit.
Pour donner un exemple jurisprudentiel, dans sa décision du 21 février 1996, le Conseil constitutionnel a censuré une disposition du règlement de l’Assemblée nationale qui restreignait les pouvoirs d’amendement des parlementaires, considérant qu’elle portait atteinte à l’exercice effectif du droit d’amendement, garanti par la Constitution. Ainsi, le Conseil constitutionnel joue un rôle fondamental en empêchant les règlements de devenir des outils d’abus de pouvoir.
2 - Un contrôle indirect par l’application du règlement
Outre le contrôle a priori du Conseil constitutionnel, d’autres formes de contrôle peuvent s’exercer a posteriori lors de l’application des règlements parlementaires. Les juridictions administratives et constitutionnelles peuvent être saisies en cas de contestation de l’application d’un règlement parlementaire qui violerait des droits fondamentaux ou des principes constitutionnels. Le juge administratif peut intervenir dans certains cas, notamment lorsque des actes pris en application du règlement parlementaire affectent des situations individuelles (par exemple, une sanction disciplinaire contre un parlementaire). Les pratiques parlementaires elles-mêmes évoluent, sous l’influence des décisions du Conseil constitutionnel et des revendications des parlementaires. Certaines règles internes peuvent être assouplies ou modifiées pour garantir une meilleure application du droit parlementaire. Ce contrôle indirect assure que les règlements des assemblées ne soient pas appliqués de manière arbitraire et qu’ils respectent l’équilibre des pouvoirs. Par ailleurs, la polarisation de plus en plus importante des opinions et des débats parmi les députés entraine un recours de plus en plus fréquent aux règles de discipline et aux sanctions prévues aux articles 71 à 73 du règlement de l’Assemblée nationale.
En définitive, l’autorité juridique des règlements des assemblées parlementaires repose sur un équilibre subtil entre autonomie et contrôle. D’un côté, ces règlements permettent aux chambres législatives d’organiser librement leur fonctionnement interne, conformément au principe de séparation des pouvoirs. De l’autre, ils restent soumis à des règles strictes et à un contrôle constitutionnel rigoureux, afin de garantir leur conformité aux principes fondamentaux du droit constitutionnel et le respect de la hiérarchie des normes. In fine les règlements des assemblées demeurent avant tout des outils d’organisation interne, encadrés par la Constitution et soumis à un contrôle juridictionnel garant de l’équilibre institutionnel.
