Introduction
« Tout nous conduit donc à instituer une deuxième Chambre dont, pour l'essentiel, nos Conseils généraux et municipaux éliront les membres. Cette Chambre complétera la première en l'amenant, s'il y a lieu, soit à réviser ses propres projets, soit à en examiner d'autres, et en faisant valoir dans la confection des lois ce facteur d'ordre administratif qu'un collège purement politique a forcément tendance à négliger », expliquait déjà le Général de Gaulle, dans son discours de Bayeux, le 16 juin 1946. Ces quelques mots seront plus concrètement mis en œuvre dans la Constitution de 1958, même si l’existence d’une seconde chambre au sein du Parlement ne correspond pas – il faut le rappeler – à une singularité récente, ni purement française.
En effet, le Pr. Bertrand MATTHIEU insiste sur l’existence d’un système bicaméral qui n’est pas lié au type de régime politique comme on pourrait trop souvent le croire (B. MATTHIEU et Ph. ARDANT, Droit constitutionnel et institutions politiques, 27e Ed., LGDJ, p. 204 et s.). En effet, si les États-Unis – par exemple – adoptent ce système afin que soient représentés les États fédéraux, tandis que l’existence d’une seconde chambre correspondait davantage en Angleterre à une représentation aristocratique, le bicamérisme se retrouve aussi dans certains États unitaires comme la France. Dans notre pays, seule la Seconde république (1848-1852) refusa l’existence d’un tel parlementarisme. La Constitution du 5 fructidor an III a ainsi mis en œuvre une deuxième chambre. De même, les lois constitutionnelles de 1875 (notamment celle du 24 février) sont venues consacrer l’existence du Sénat dans un fonctionnement assez proche de l’actuelle institution, mais qui sera largement réformée à la fin du 19e siècle pour le rendre plus « démocratique ». Le Sénat change aussi de nom sous la IVe République pour s’appeler « Conseil de la République », sans d’ailleurs que lui soient octroyés trop de prérogatives. Aujourd’hui, le Palais du Luxembourg est une institution largement reconnue : il est notamment composé de 348 membres élus indirectement pour six ans. Il est renouvelé par moitié tous les trois ans, à l’heure actuelle.
De nombreux juristes et politologues s’intéressent à la nécessité de maintenir le Sénat dans notre fonctionnement institutionnel moderne. Cette nécessité ne créée pourtant que peu de doutes dans le fonctionnement de la Ve République (I), même si l’institution doit faire face à de considérables contestations (II).
I - La nécessité et l’utilité du Sénat dans le fonctionnement de la Ve République
La nécessité et l’utilité du Sénat se déduisent très intelligemment dans le fonctionnement de la Ve République. En effet, la Constitution du 4 octobre 1958 fait apparaître un Parlement composé de deux chambres complémentaires (A), tout en consacrant la spécificité de l’institution sénatoriale qui fait aussi sa richesse (B).
A - Deux chambres complémentaires formant le Parlement
Le Sénat et l’Assemblée nationale apparaissent comme deux chambres complémentaires : la chambre haute est ainsi co-législateur dans le cadre de pouvoirs assez traditionnels (1), certains voyant également dans le Sénat une tempérance face aux excès de l’Assemblée (2).
1 - Le Sénat : un co-législateur
La chambre haute apparaît effectivement comme un co-législateur de l’Assemblée nationale puisqu’elle intervient pleinement dans ce rôle. En effet, l’alinéa 1er de l’article 45 de la Constitution du 4 octobre 1958 prévoit que « tout projet ou proposition de loi est examiné successivement dans les deux Assemblées du Parlement en vue de l'adoption d'un texte identique. (…) tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu'il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis ». Le Général de Gaulle évoquait dès 1946, dans le célèbre discours de Bayeux, ce rôle tout à fait complémentaire du Sénat dans la procédure législative.
Une « navette parlementaire » est donc prévue entre les deux chambres sur tout texte de loi. Les trois derniers alinéas de l’article 45 précise à ce sujet : « Lorsque, par suite d'un désaccord entre les deux Assemblées, un projet ou une proposition de loi n'a pu être adopté après deux lectures par chaque Assemblée ou, si le Gouvernement a décidé d'engager la procédure accélérée sans que les Conférences des présidents s'y soient conjointement opposées, après une seule lecture par chacune d'entre elles, le Premier ministre ou, pour une proposition de loi, les présidents des deux assemblées agissant conjointement, ont la faculté de provoquer la réunion d'une commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion. Le texte élaboré par la commission mixte peut être soumis par le Gouvernement pour approbation aux deux Assemblées. Aucun amendement n'est recevable sauf accord du Gouvernement. Si la commission mixte ne parvient pas à l'adoption d'un texte commun ou si ce texte n'est pas adopté dans les conditions prévues à l'alinéa précédent, le Gouvernement peut, après une nouvelle lecture par l'Assemblée nationale et par le Sénat, demander à l'Assemblée nationale de statuer définitivement. En ce cas, l'Assemblée nationale peut reprendre soit le texte élaboré par la commission mixte, soit le dernier texte voté par elle, modifié le cas échéant par un ou plusieurs des amendements adoptés par le Sénat ». Aussi, le Sénat constitue le Congrès pour les révisions constitutionnelles (art. 89), pour la mise en accusation du président de la République (article 68) avec l’Assemblée nationale.
Très souvent, la chambre haute apparaît comme apportant une réelle tempérance aux excès politiques de l’Assemblée nationale.
2 - Une tempérance face aux excès de l’Assemblée
En effet, par son histoire même, la chambre haute apparaît comme une chambre des « sages ». Historiquement, cette institution jugée plutôt conservatrice n’était accessible qu’à des politiciens ou personnages aguerris de la chose publique et plus âgés. En effet, sous la IIIe République, seules les candidatures d’hommes âgés de plus de 40 ans (art. 3 de la loi constitutionnelle du 24 février 1875) étaient recevables. Au début, certains élus étaient également nommés à vie. Si ces nominations à vie ont rapidement disparu et si le mandat de sénateurs est aujourd’hui accessible à des personnes de 24 ans, les effectifs de la chambre demeurent statistiquement plutôt âgés. En 2017, la moyenne d’âge des sénateurs reste de 61 ans.
Le Sénat apparaît comme une chambre plutôt conservatrice, moins en proie aux tumultes et aux échanges politiciens parfois virulents qui peuvent exister lors des séances organisées à l’Assemblée nationale. Il faut dire aussi que le Sénat ne peut être dissous par l’exécutif, ni ne peut engager une motion de censure à l’encontre du gouvernement. Mais la chambre haute apparaît également plus spécifique en plusieurs points.
B - La spécificité : richesse de l’institution sénatoriale
Le Sénat est effectivement doté d’un certain nombre de spécificités et d’une mission particulière : si l’Assemblée est élue directement, le Sénat est élu indirectement par des grands électeurs (1), tout en apparaissant comme la représentation spécifique des territoires français (2).
1 - Le Sénat : des membres élus au suffrage indirect
La chambre haute apparaît spécifique quant à la procédure de désignation de ses membres. En effet, si les députés sont élus directement par le peuple, au suffrage universel direct, les sénateurs le sont dans le cadre d’un suffrage indirect qui apparaît plus méconnu et beaucoup moins médiatisé que d’autres élections (article 24 de la Constitution du 4 octobre 1958).
Le Sénat est effectivement élu « indirectement » par un collège de grands électeurs, comme était d’ailleurs élu le Président de la République avant la révision de 1962 présentée par de Gaulle aux français. Ce collège de grands électeurs – dont le vote est obligatoire sous peine d’amende – est principalement composé d’élus au sein des conseils municipaux, départementaux et régionaux. Le nombre de sénateurs par département est défini en fonction de seuils de population, dans le cadre d’une loi organique : d’une douzaine de sénateurs pour Paris, à cinq pour la Moselle ou un seul pour le Territoire de Belfort, par exemple. Il faut dire que le Sénat assure une représentation particulière des territoires qui explique aussi ce mode d’élection.
2 - Le Sénat : une représentation spécifique des territoires
L’alinéa 4 de l’article 24 de la Constitution du 4 octobre 1958 rappelle que le Sénat « assure la représentation des collectivités territoriales de la République », ce qui explique aussi que les élus locaux soient chargés d’élire les sénateurs.
Le rôle du Sénat dans l'élaboration des projets de loi ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales a été pleinement consacré à travers la révision constitutionnelle du 28 mars 2003. Ce texte lui reconnaît une priorité d'examen pour ce type de textes au même titre que la priorité de l'Assemblée nationale pour les projets de loi de finances (article 39 de la Constitution du 4 octobre 1958).
Les sénateurs sont donc un véritable relai pour les élus locaux qui leur font part de leurs préoccupations territoriales. De nombreux rapports d’informations ou questions au gouvernement des sénateurs portent d’ailleurs sur des problématiques de ce type. Maurice Duverger évoque cette représentation à travers l’expression les « élus du seigle et de la châtaigne ». Cela n’empêche pas que la nécessité et l’utilité du Sénat soient contestées.
II - La nécessité et l’utilité du Sénat face à de nombreuses contestations
La nécessité et l’utilité du Sénat sont contestées depuis plusieurs années. Certains participent notamment à l’expression de revendications favorables à l’existence d’un Parlement monocaméral (A), tandis que d’autres plaident davantage en faveur d’une modernisation du Sénat (B).
A - L’expression de revendications monocamérales
Plusieurs revendications monocamérales sont présentées par des politiciens opposés à l’existence d’une chambre haute (1), alors même que la suppression du Sénat divise le peuple français (2).
1 - Des politiques à l’origine de telles revendications
L’existence même d’une seconde chambre a pu être menacée à plusieurs reprises dans notre histoire récente. Ce fût le cas en 1946, le Parlement prévu par le premier projet de Constitution étant monocaméral, le Sénat de la IIIe République était supprimé purement et simplement. Son existence est maintenue grâce au rejet de ce projet par référendum et dans la Constitution du 27 octobre 1946, les constituants actent le retour d’une seconde chambre : le Conseil de la République. Dans la Constitution du 4 octobre 1958, l’existence du Sénat réapparait avec des compétences renouvelées qui tranchent avec le rôle effacé de la deuxième chambre dans le précédent régime.
Malgré cette réapparition dans la Constitution de la Ve République, le Général de Gaulle lui-même à son origine n’hésite pas à protester contre un Sénat qui s’oppose à certaines de ses politiques. Plus récemment, une partie de la gauche française n’hésita pas non plus à critiquer l’existence même d’une seconde chambre : ce fût le cas de Lionel Jospin, en 1998, ou encore de Jean-Luc Mélenchon et Benoit Hamon dans leurs programmes présidentiels de 2017.
Pour autant, ces revendications monocamérales sont peu soutenues par les français.
2 - Un projet monocaméral peu soutenu par le peuple
Le premier projet de Constitution du 19 avril 1946 prévoyait un Parlement monocaméral avec une seule chambre des députés. L’échec du référendum (53% de NON) sur ce projet a démontré le peu de soutien dont bénéficiait déjà une telle hypothèse monocamérale. En 2015, seuls 21% des français souhaitaient sa suppression (sondage IFOP février 2015). En 2017, un autre sondage enregistre une progression de cette volonté réunissant 23% des français (IFOP 2017).
Les Français se montrent davantage favorables à une réforme en profondeur de l’institution sénatoriale qu’à sa suppression pure et simple. C’est le cas de 57% des français selon le même sondage IFOP diffusé en février 2015. D’aucuns se demanderont si la crise des gilets jaunes – où s’est déchainé un sentiment de « détestation » des politiques – n’a pas accentué cette proportion de français ou celle favorable à sa suppression.
B - Les critiques en faveur d’une modernisation du Sénat
Ces revendications monocamérales, de même que la volonté de moderniser le Sénat, sont le résultat de différentes critiques : le caractère insuffisamment démocratique de l’institution (1) et l’idée ancienne d’une autre représentation notamment celle des corps constitués (2).
1 - La volonté de renforcer le caractère démocratique de l’institution
Le Sénat rassemble de nombreuses critiques à son encontre : ralentissement et complexification de la procédure législative, scrutin indirect, coûts importants de fonctionnement, alternance politique rare, moyenne d’âge des sénateurs toujours très élevée etc. En effet, les partisans de sa suppression ou de sa modernisation mettent en avant tous ces éléments qui ne semblent pas plaider en sa faveur.
Il est vrai qu’il faut s’arrêter sur certains aspects « démocratiques » du Sénat qui peuvent interroger. L’alternance politique est rare depuis le début de la Ve République : depuis 1958, le Sénat a toujours été majoritairement composé d’élus de droite ou de centre-droit. Seule la période de 2011 à 2014 fait exception à la règle avec un Sénat qui passe d’une courte avance à une majorité de gauche. Il en va de même pour la désignation indirecte de ses membres qui ne permet pas au peuple d’élire directement les sénateurs. La complexification de la procédure législative est aussi largement mise en avant et elle ne permet pas que le peuple soit totalement au fait de cette procédure, tandis que l’examen des textes législatifs demeure parfois particulièrement lent.
Certains souhaitent aussi que la composition même de l’assemblée puisse évoluer vers une représentation qui va au-delà des collectivités territoriales.
2 - L’idée ancienne de la représentation des corps constitués
A la fin de son dernier mandat, le Général de Gaulle souhaitait déjà réformer le Sénat en le modernisant très largement. Le Président de la République souhaitait ainsi fusionner le Sénat et le Conseil économique et social mis en œuvre par la Constitution du 4 octobre 1958. Il reprend ainsi ce qu’il expliquait déjà dans le discours de Bayeux (1946). En effet, pour le Général, il apparaissait déjà normal que la deuxième chambre soit également composée « d'autre part, des représentants des organisations économiques, familiales, intellectuelles, pour que se fasse entendre, au-dedans même de l'État, la voix des grandes activités du pays ». Pour autant, l’opposition au Général de Gaulle arrivé en fin de « règne » fait échouer cette volonté de réforme qu’il propose en avril 1969.
Ce projet a pu réapparaitre à plusieurs reprises plus récemment, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) existant aujourd’hui n’ayant un rôle que très consultatif (article 70 de la Constitution de 1958, révisé notamment par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008). Le projet de révision de la présidence Macron pourrait évoquer cette réforme qui risquerait toutefois de froisser les élus du Sénat.
