Introduction

Chaque norme juridique, tout comme chaque procédure bien établie, comporte toujours en son sein une possibilité de dérogation. Autrement dit, le droit prévoit systématiquement des possibilités d’entorse à chaque règle posée. Cela s’explique par le fait que les normes juridiques sont élaborées pour fonctionner dans des circonstances normales. Mais, il peut arriver que des circonstances particulières justifient de déroger aux principes pour agir de manière efficace. En effet, le respect strict des règles de droit commun pourrait conduire soit à l’inaction, soit à une action tardive ou inadaptée aux évènements.

Ces considérations sont tout à fait applicables à la procédure législative d’urgence prévue par l’article 45 alinéa 2 de la Constitution du 4/10/1958. On y retrouve, en effet, la dérogation aux procédures classiques et la justification de cette dernière, à savoir l’urgence.

Lorsque les constituants ont rédigé ledit article 45, peu de responsables et de commentateurs l’ont contesté, alors pourtant que cette procédure était de nature à contraindre au plus haut point le travail du Parlement. Certes, cette procédure d’urgence existait sous la III° République, mais, avec la Constitution de 1958, sa maitrise passe du Parlement au Gouvernement. Autrement dit, le pouvoir exécutif peut seul contraindre le Parlement à accélérer le processus législatif, puisque tel est l’objet de l’article 45. L’on retrouve, là, l’une des illustrations du parlementarisme rationnalisé que les constituants de 1958 ont voulu mettre en place. Pourtant, cette procédure n’est pas exempte de critiques. Certes, confronté à des situations manifestement caractérisées par l’urgence, elle trouve une légitimité, car il s’agit d’agir vite et efficacement. Mais, la pratique depuis 1958 a démontré que le recours à cette procédure n’était pas toujours justifié par l’urgence. Ainsi s’explique que la révision constitutionnelle du 23/07/2008 ait réformé cet article. Désormais, le pouvoir législatif peut s’opposer à la procédure accélérée, nouvelle dénomination de la procédure d’urgence, décidée par le Gouvernement. Mais, l’efficacité d’un tel contre-pouvoir dépend étroitement des circonstances politiques. L’effort de rééquilibrage au profit du Parlement est donc, en la matière, tout relatif.

Il convient donc d’étudier, dans une première partie, la procédure législative d’urgence originelle (I), puis d’analyser, dans une seconde partie, la réforme opérée en 2008 qui, si elle était nécessaire, s’avère insuffisante (II).

I – La procédure législative d’urgence originelle : une illustration du parlementarisme rationnalisé

L’article 45 de la Constitution de 1958 illustre parfaitement ce que l’on a appelé le parlementarisme rationnalisé : il s’agit de donner plus de pouvoirs au Gouvernement afin d’intervenir dans le processus législatif et, ainsi, éviter tout risque de blocage. Ainsi, s’explique que la maitrise de la procédure législative d’urgence, procédure existant sous la III° République, soit transférée du Parlement au Gouvernement (A). Concrètement, cette procédure permet une accélération du processus législatif lorsque des circonstances, caractérisées par l’urgence, le justifient (B).

A – La rupture de 1958 : un pouvoir transféré du Parlement au Gouvernement

La procédure législative d’urgence existait sous la III° République, mais elle était entièrement sous le contrôle du Parlement (1). La volonté des constituants de 1958 de renforcer les moyens d’action de l’exécutif sur le processus législatif les a conduit à transférer cette prérogative au Gouvernement (2).

1 – Une procédure à la discrétion du Parlement sous la III° République

La III° République était caractérisée par les forts pouvoirs donnés au Parlement ; celui-ci disposait de toute la latitude nécessaire pour examiner les textes. Il pouvait, cependant, arriver que la procédure législative classique soit inadaptée face à des situations d’urgence. Ainsi, s’explique l’existence, déjà à l’époque, d’une procédure législative d’urgence. La seule différence notable, qui correspond tout à fait à l’idéologie politique dominante de ce régime, est que la maitrise du déclenchement de cette procédure était entièrement entre les mains du Parlement. Ainsi, seul ce dernier pouvait déclarer sur un texte l’urgence ou l’extrême-urgence en temps de guerre.

Concrètement, l’article 71 du Règlement de la Chambre des députés offrait au pouvoir législatif la possibilité de statuer sur un projet ou une proposition de loi « sans renvoi dans les bureaux, sans examen préalable de la commission, séance tenante s’il y a lieu ». L’objectif était le même que celui qui a présidé à la rédaction de l’actuel article 45 de la Constitution : accélérer l’examen et le vote de textes dont l’application rapide était commandée par des circonstances pressantes. Cette procédure est reprise en 1958, mais, conformément aux intentions des constituants, sa maitrise relève entièrement du Gouvernement.

2 – Une procédure entre les mains du Gouvernement sous la V° République

Depuis 1958, c’est donc le Gouvernement qui dispose du pouvoir d’enclencher la procédure législative d’urgence. Concrètement, l’initiative est prise, la plupart du temps, par le Premier ministre lui-même, mais il peut arriver qu’elle le soit par le secrétaire général du Gouvernement sur délégation ou même, mais c’est plus rare, par un simple ministre. Notons, toutefois, que sur des textes majeurs, c’est-à-dire ceux sur lesquels des engagements forts ont été pris lors des différentes campagnes électorales, il arrive que ce soit le chef de l’Etat lui-même qui prenne, sur le plan politique uniquement bien sûr, cette initiative. Toujours aussi concrètement, la procédure est enclenchée par l’envoi d’une lettre au Président de l’assemblée saisie en premier.

En ce qui concerne le champ d’application, cette procédure est applicable aussi bien aux projets qu’aux propositions de loi, bien que cela soit plus fréquent dans le premier cas. Elle est, aussi et surtout, applicable aux lois organiques. La seule limite s’imposant au Gouvernement est que la déclaration d’urgence ne peut intervenir lorsque le vote article par article devant la première chambre saisie a commencé.

Bien que le détenteur de cette prérogative ait changé en 1958, l’objectif de cette dernière reste le même : accélérer le processus législatif lorsque le pays est confronté à certaines circonstances.

B – La lettre de l’article 45 : une accélération du processus législatif justifiée par l’urgence

L’objet de l’article 45 de la Constitution, tel qu’il résulte de la lettre dudit article, est de permettre une accélération du processus législatif (1) lorsque l’urgence le justifie, c’est-à-dire lorsque des circonstances particulières nécessitent l’adoption et l’application rapides d’une loi (2).

1 – Une accélération du processus législatif …

Concrètement, lorsque le Gouvernement a déclaré l’urgence sur un projet ou une proposition de loi, la navette parlementaire s’interrompt au bout d’une seule lecture devant chaque assemblée et non de deux. À la suite de cela, une commission mixte paritaire peut être convoquée. Le processus classique d’élaboration de la loi reprend ensuite son cours. L’accélération du processus d’adoption de la loi est donc obtenue par la limitation du nombre de lecture devant chaque chambre, avant la potentielle réunion de la commission mixte paritaire. C’est là le seul effet de l’article 45. Cet effet peut, cependant, être démultiplié par l’utilisation par le Gouvernement des autres prérogatives dont il dispose en matière parlementaire, telles que son pouvoir, désormais partagé avec les assemblées depuis 2008, de maitrise de l’ordre du jour des chambres.

C’est là le processus suivi dans la majorité des cas où le Gouvernement a utilisé la procédure d’urgence. Mais, il peut arriver plus rarement que celui-ci ne réunisse pas la commission mixte paritaire si un accord entre les deux chambres est susceptible d’être conclu. Notons, toutefois, que, dans cette hypothèse, il ne s’agit en aucune façon d’un retrait de l’urgence. Il ne faut y voir qu’un simple engagement moral du Gouvernement vis-à-vis du Parlement, et non une décision dotée d’un effet juridique.

Cette procédure a été mise en place pour permettre d’accélérer le processus législatif lorsque des circonstances pressantes nécessitent l’adoption de lois pour régler une situation délicate.

2 – … justifiée par l’urgence

On l’a vu, l’utilisation de l’article 45 influe de manière très marquée sur la procédure législative classique. Une telle entorse aux règles classiques d’adoption des lois ne peut se justifier qu’en présence d’une impérieuse nécessité, caractérisée par l’urgence. C’est cette dernière notion qui donne toute sa légitimité à la procédure prévue par l’article 45. Il est, en effet, tout à fait concevable que face à des situations délicates à gérer, le Gouvernement puisse contraindre l’action du législateur afin que celui-ci agisse d’une manière rapide et adaptée à la situation en cause. En cela, la procédure législative d’urgence est tout à fait légitime, tout du moins dans la lettre du texte constitutionnel.

C’est ainsi que cette procédure a été utilisée dans des hypothèses où la situation politique française était marquée par une certaine instabilité, qu’il s’agisse de la Guerre d’Algérie, des évènements de Mai 1968, ou, plus récemment, des troubles en Nouvelle-Calédonie. L’urgence peut aussi être constituée par des circonstances moins sensibles : ce peut être le cas lorsqu’il s’agit d’adopter une réglementation avant des échéances électorales ou avant la date butoir de transposition d’une directive.

Ces différents exemples attestent qu’il existe une gradation dans la notion d’urgence. Il peut, cependant, arriver que cette différence ne soit pas de degré mais de nature : l’on veut dire par là que, parfois, les circonstances qui justifient le recours à la procédure de l’article 45 ne constituent en aucune façon une situation d’urgence. Le recours à cette procédure étant laissé à la seule appréciation du Gouvernement, celui-ci peut, alors, utiliser abusivement cette procédure sans aucun contrôle, si ce n’est une éventuelle sanction de nature politique. L’interprétation vient, alors, contredire la lettre de l’article 45. Ces abus, ainsi que les conséquences néfastes de l’accélération du processus législatif, ont justifié, en 2008, une réforme de cet article. Pour autant, celle-ci semble insuffisante.

II – La procédure accélérée : des changements nécessaires, mais insuffisants

Le recours à l’article 45 de la Constitution est, parfois, opéré dans des situations qui ne revêtent manifestement pas le caractère d’urgence. Par ailleurs, cette procédure entrave considérablement la qualité du travail législatif (A). Pour ces raisons, cette procédure, nouvellement dénommée procédure accélérée, a fait l’objet d’une réforme en 2008, une réforme qui reste, cependant, en-deçà de ce qu’il aurait fallu faire (B).

A – Entre inconvénients et abus du recours à l’article 45

La procédure de l’article 45 empêche le législateur de disposer du temps de réflexion nécessaire à la confection de la loi, expression de la volonté générale (1). Si, face à des situations d’urgence caractérisées, ces inconvénients peuvent s’expliquer et se justifier, il n’en va pas de même lorsque cette procédure est utilisée dans des hypothèses qui ne relèvent manifestement pas de l’urgence (2).

1 – Les inconvénients : la dénaturation du travail législatif

La confection de la loi suppose, tout à la fois, un dialogue entre les deux chambres et un temps de réflexion suffisant laissé aux députés et aux sénateurs. Or, la procédure de l’article 45 met à mal ces deux exigences. Ainsi, l’utilisation de cette procédure réduit considérablement le droit d’amendement des parlementaires. En effet, du fait de la convocation anticipée de la commission mixte paritaire, les amendements adoptés par la deuxième assemblée saisie ne sont pas examinés par la première chambre saisie, mais uniquement par la commission, soit uniquement sept représentants de la première assemblée.

Surtout, la qualité du travail législatif suppose le temps de la réflexion et une discussion entre les deux chambres. Ces objectifs sont atteints par la navette parlementaire qui permet aux députés et aux sénateurs de procéder à un dialogue constructif et de se laisser le temps d’un réexamen de chaque texte. Or, le recours à la procédure législative d’urgence, en permettant le recours à la commission mixte paritaire après une seule lecture par chaque assemblée, atteint les conditions même de la qualité du travail législatif. Ainsi, s’explique que les lois adoptées en urgence souffrent plus que les autres d’un manque d’intelligibilité, voire même d’un grief d’inconstitutionnalité.

On le voit la qualité du travail délibératif est mise à mal par le recours à l’article 45. Ces inconvénients se justifient d’autant moins que cette procédure est souvent utilisée hors d’une réelle situation d’urgence.

2 – Une utilisation abusive de l’article 45

Le recours à l’article 45 n’est pas rare. Ainsi, depuis 1988, 31 % des lois promulguées ont été adoptées sur la base de cette procédure. Cette proportion est encore plus importante si l’on ne retient que les textes politiques majeurs. Ainsi, s’explique que les délais d’adoption des lois, une fois l’urgence déclarée, soient relativement brefs. Ces conditions font du Parlement une simple chambre d’enregistrement.

La fréquence du recours à l’article 45 rend, alors, le nombre d’abus potentiellement plus importants. Ainsi, si l’adoption de certaines lois sur la base de cette procédure est justifiée par une réelle urgence, ce n’est pas le cas dans toutes les situations, loin de là. L’utilisation de l’urgence masque, en réalité, dans nombre d’hypothèses, un choix politique et tactique. En effet, le Gouvernement utilise l’urgence comme un outil de communication à destination des assemblées et des citoyens. Il s’agit, là, de marquer l’importance du vote d’un texte - c’est d’ailleurs pour cela que les textes politiques majeurs sont adoptés selon cette procédure - et de maitriser l’agenda politique par la mise en avant symbolique d’un texte. Par ailleurs, cette procédure permet de raccourcir le délai entre l’annonce d’une mesure et son vote, ce qui est de nature à affirmer, face aux citoyens, l’efficacité de l’action du Gouvernement. Ce type d’utilisation de l’article 45 est d’autant plus fréquent qu’il y a une domination de l’exécutif sur le Parlement, le premier utilisant sa position de force pour faire adopter le plus rapidement possible son programme par le second.

L’ensemble de ces considérations ont justifié une réforme de l’article 45, mais celle-ci reste en-deçà des attentes.

B – La révision constitutionnelle du 23/07/2008 : des avancées insuffisantes

C’est sur la base des recommandations du Comité de réflexion présidé par Edouard Balladur que l’article 45 a été réformé (loi constitutionnelle du 23 Juillet 2008). Pour autant, ces avancées dans le sens d’un rééquilibrage de la procédure au profit du Parlement (1) restent insuffisantes (2).

1 – Le Parlement : un contre-pouvoir

Si l’article 42 de la Constitution prévoit désormais des délais minimums offerts aux assemblées pour examiner les textes, cette disposition ne s’applique pas aux textes pour lesquels l’urgence a été déclarée. La procédure législative d’urgence est donc maintenue, mais elle est, dorénavant, encadrée.

Ainsi, la nouvelle rédaction de l’article 45 - qui d’ailleurs change la dénomination de la procédure en cause, puisque l’on parle désormais de procédure accélérée – fait du pouvoir législatif un contre-pouvoir. Concrètement, si le Gouvernement enclenche la procédure accélérée, les assemblées peuvent s’y opposer. Le Parlement est donc censé jouer le rôle d’un garde-fou en s’opposant à l’utilisation de ce type de procédure hors des cas de réelle urgence. Du point de vue procédural, ce sont les conférences des Présidents (six vice-présidents, présidents des commissions permanentes et spéciales, rapporteur général de la commission des finances, présidents de groupe) agissant conjointement qui pourront s’opposer au recours à la procédure de l’article 45.

Que faut-il penser de ces modifications ?

2 – Les lacunes de la réforme

Les deux premiers arguments qui méritent d’être relevés attestent d’un risque de recours plus fréquent à cette procédure. D’abord, le changement de nom de la procédure en cause ne fait plus référence à l’urgence. Ainsi, en ne mentionnant plus ce qui justifie le recours à l’article 45, on ne garde que les effets de la procédure et on oublie ce qui légitime une telle atteinte aux droits du Parlement. Autrement dit, il n’est plus nécessaire depuis 2008 qu’il y ait urgence pour aller vite ; il suffit simplement de vouloir aller vite. Ensuite, la mise en place de délais minimums d’examen des textes au profit des assemblées (art. 42) risque d’avoir l’effet inverse à celui souhaité. En effet, dès lors que le Gouvernement sera contraint par des délais plus longs, et ce de manière plus fréquente, il sera peut-être enclin à passer outre ces derniers par le recours plus systématique à la procédure accélérée.

Il faut, par ailleurs, noter que l’efficacité du rôle du Parlement en tant que contre-pouvoir sera fonction des circonstances. En effet, celui-ci ne pourra jouer pleinement son rôle en cas de prédominance de l’exécutif sur le législatif. Ce sera, notamment, le cas en période de fait majoritaire affirmé où la discipline de la majorité fera obstacle à l’utilisation de la nouvelle prérogative offerte au Parlement. L’action du pouvoir législatif en la matière ne pourra être pleinement efficace qu’en cas de volonté de ce dernier d’affirmer son indépendance. Autrement dit, l’effectivité du nouveau pouvoir du Parlement dépendra de la pratique que celui-ci en fera.

Et, l’on retrouve là le constat selon lequel l’équilibre entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif sous la V° République dépend tout aussi bien du texte de la Constitution que de sa pratique. En conséquence, faute d’un dispositif textuel plus précis, l’on en est réduit à souhaiter que le Gouvernement limite le recours à cette procédure aux cas nécessitant manifestement une action rapide et à espérer que le Parlement parvienne à s’affirmer d’avantage, condition indispensable pour que l’on puisse parler de véritable rupture. Faute d’une telle émancipation, la révision de 2008 constitue, s’agissant de l’article 45, une simple adaptation.