Introduction
« Ce qui se passe en ce moment en Algérie par rapport à la Métropole et dans la Métropole par rapport à l’Algérie peut conduire à une crise nationale extrêmement grave. Mais aussi, ce peut être le début d’une sorte de résurrection. (…) Voilà pourquoi, le moment m’a semblé venu où il pourrait m’être possible d’être utile encore une fois directement à la France ! », lançait Charles DE GAULLE, à l’occasion d’une conférence de presse exceptionnelle, le 15 mai 1958. Cette déclaration faisait alors suite à de nombreuses manifestations populaires dans l’Algérie encore française et à la création d’un Comité de salut public contre le pouvoir en place.
Le gouvernement de Pierre PFLIMLIN, investi le 13 mai 1958, ne résistera pas à la crise en Algérie, relayée par un débarquement militaire et la création d’un autre Comité de salut public en Corse, et démissionnera le 28 mai. Cette crise algérienne, qui menace le reste du territoire, est le dénouement d’une crise politique et institutionnelle plus profonde. En effet, la IVe République a connu pas moins d’une vingtaine de gouvernements différents depuis 1946, certains n’ayant pas duré plus de deux jours. Le vent de la décolonisation ne fait qu’attiser les braises …
Le général DE GAULLE, prêt à revenir au pouvoir après une véritable « traversée du désert », va finalement être appelé – soutenu par les militaires et les manifestants – par le Président de la République, René COTY. Si son retour inquiète et ne satisfait pas une partie des politiques, il est finalement investi par le Parlement, avec son gouvernement, le 1er juin 1958. Il appelle alors à une profonde recomposition de nos institutions. Deux lois constitutionnelles sont votées le 3 juin 1958 : l’une modifiant la procédure de révision de la Constitution, pour permettre au gouvernement du général DE GAULLE d’y travailler, l’autre sur les pleins pouvoirs au gouvernement en cette période exceptionnelle. Après quelques mois, la Constitution de la Ve République sera adoptée de manière pérenne. Mais la légalité du « coup de force » orchestré par le Général fut parfois remise en cause, notamment dans la doctrine juridique.
La légalité de cette prise du pouvoir est effectivement contestée (I), avant d’être pleinement constatée par la suite (II).
I - La légalité contestée de la prise du pouvoir
La légalité de cette « prise du pouvoir » par le Général fut contestée. La doctrine (Serge ARNÉ, La prise du pouvoir par le Maréchal Pétain (1940) et le Général de Gaulle (1958), Revue de droit public, 1969, p. 48) et certains politiques ne manqueront pas de faire une comparaison peu flatteuse avec les pleins pouvoirs octroyés à Pétain en juillet 1940 (A). La période transitoire mise en place engendra également un certain nombre d’inquiétudes (B).
A - Une comparaison avec la prise du pouvoir en 1940
Le contexte d’instabilité politique et de chaos (1), ainsi que l’émergence d’un homme providentiel (2) sont communs aux deux époques : 1940 et 1958.
1 - Un contexte de chaos communs aux deux époques
La période de juin et juillet 1940, comme celle de mai et juin 1958, est marquée par une crise nationale particulièrement importante.
Dans la première, l’invasion rapide du territoire par les troupes allemandes pousse le gouvernement de Paul Reynaud à démissionner. Un nouveau gouvernement est alors formé. Il se déplace de villes en villes vers le Sud de la France, avant de demander l’armistice à l’Allemagne nazie qui occupe la moitié nord du pays. La loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 fait part de cette situation dramatique en appelant à « sauver ce qui peut être sauvé ».
Dans la deuxième, la situation s’apparente plus à un début de guerre civile et la crise institutionnelle est au cœur du chaos. L’instabilité des gouvernements de la IVe République et la problématique de la décolonisation poussent les habitants de l’Algérie française à protester très largement contre le gouvernement qui apparaît favorable à des négociations avec les nationalistes algériens qui souhaitent l’indépendance. Les manifestations populaires obtiennent le soutien des militaires et la menace d’un putsch en métropole arrive aux oreilles du gouvernement. Dans son discours d’investiture, le Général de Gaulle parlera d’une menace de « dislocation » et de « guerre civile ». Ces deux situations, semblables, justifient l’appel à un homme providentiel et c’est précisément ce qui inquiète.
2 - L’émergence d’un homme providentiel
Les tensions et la dégradation de l’État, dans ces deux périodes, poussent les parlementaires et une majorité de français à soutenir l’émergence d’un homme providentiel. Dans les deux cas, il est tout trouvé pour accéder aux pouvoirs. En juin 1940, les français appellent le Maréchal Pétain, vainqueur de Verdun lors de la première guerre mondiale. Le gouvernement avait déjà fait appel à lui pour plusieurs situations délicates : mutineries en 1917, réforme de l’armée en 1935, réaffirmation des liens avec l’Espagne de Franco en 1939. En 1958, les français ne peuvent que faire appel « au plus illustre des français », c’est-à-dire à celui qui a participé à la reconnaissance de la France à la Libération et qui a appelé à la résistance dès le 18 juin 1940.
Toutefois, les abus qui ont suivi l’octroi des pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, avec l’émergence de l’autoritaire Régime de Vichy, renforce l’inquiétude qui a trait à l’émergence d’un nouvel homme providentiel en 1958. Me Tixier-Vignancourt, député d’extrême-droite, qui a aussi siégé en 1940, ne manque pas de comparer les deux situations « de l’intérieur » puisqu’il aura participé aux deux scrutins en tant que parlementaire. On craint ainsi les abus qui pourraient résulter de l’octroi de pouvoirs forts au Général de Gaulle. C’est ainsi qu’un journaliste demandera au Général, dans l’hypothèse où il serait appelé, s’il « garantirait les libertés publiques fondamentales ». De Gaulle se justifia alors en expliquant qu’il a participé à leur rétablissement à la Libération et qu’il ne s’agit pas « à soixante-sept ans, de commencer une carrière de dictateur ». Cette formule est restée célèbre …
Des pleins pouvoirs seront effectivement octroyés, mais au nouveau gouvernement formé par le Général de Gaulle et non à lui seul, ce qui n’empêchera pas les inquiétudes d’émerger.
B - Une période transitoire inquiétante
La période transitoire qui se met en place inquiète, de par les pleins pouvoirs qu’elle octroi à la fois avant (1) et après l’adoption de la nouvelle Constitution (2).
1 - Les pleins pouvoirs précédant l’adoption de la Constitution
La loi n° 58-520 du 3 juin 1958 relative aux pleins pouvoirs précisera en un article unique que « pendant une durée de six mois (…) le Gouvernement de la République investi le 1er juin 1958 prendra par décrets, dénommés ordonnances, les dispositions jugées nécessaires au redressement de la nation, qui pourront notamment abroger, modifier ou remplacer les dispositions législatives en vigueur ».
Cette loi permet effectivement au gouvernement d’agir le plus largement possible en faveur du redressement de la situation de crise que connaît le pays. Il n’a nul besoin de recourir ainsi au Parlement pour faire adopter les dispositions qu’il souhaite. La durée de ces pleins pouvoirs est davantage limitée que dans la loi du 10 juillet 1940 qui avait conduit à la mise en place du Régime de Vichy. En 1958, par précaution, les pouvoirs sont également octroyés au gouvernement de la République et non à un seul homme.
Cette période de pleins pouvoirs acceptée par le Parlement sera également renouvelée pour quelques mois afin de faciliter la mise en place de la nouvelle Constitution.
2 - Les pleins pouvoirs après l’adoption de la Constitution
La Constitution - qui entre en vigueur le 4 octobre 1958 - prévoit en ses articles 90, 91 et 92 la mise en place d’une nouvelle période transitoire de pleins pouvoirs. L’article 91 précise notamment que « les institutions de la République prévues par la présente Constitution seront en place dans le délai de quatre mois à compter de sa promulgation ». Il faut évidemment le temps que les nouvelles institutions puissent s’installer et fonctionner.
Durant cette période, le Gouvernement peut ainsi à nouveau bénéficier de pleins pouvoirs qui restent toutefois encadrés : « Les mesures législatives nécessaires à la mise en place des institutions et, jusqu'à cette mise en place, au fonctionnement des pouvoirs publics seront prises en conseil des ministres, après avis du Conseil d'État, par ordonnance ayant force de loi » (art. 92). De même, il est autorisé à prendre les « mesures qu'il jugera nécessaires à la vie de la nation, à la protection des citoyens ou à la sauvegarde des libertés ». Ce sont ainsi près de 300 ordonnances qui seront adoptées pour préciser notamment les contours des nouvelles institutions et leur fonctionnement. Malgré cela, on reconnaîtra la légalité de la prise de pouvoir du Général en 1958 qui ne débouchera pas sur la même situation autoritaire qu’en 1940 … bien loin de là !
II - La légalité constatée de la prise du pouvoir
Si la légalité de cette prise de pouvoir a pu être contestée, elle a fini par être constatée et soutenue par les garanties profondes qui figuraient dans les deux lois du 3 juin 1958 (A). Elle est aussi pleinement corroborée par la mise en place d’un nouveau régime que les français vont approuver largement (B).
A - Les garanties profondes des lois du 3 juin 1958
Les lois du 3 juin 1958 – dans la crainte d’un nouveau 10 juillet 1940 – veillent à prévoir un certain nombre de garanties et de limites que le gouvernement devra respecter : tant dans l’élaboration de la nouvelle Constitution elle-même (1), qu’en ce qui concerne l’exercice des pleins pouvoirs (2).
1 - Des garanties quant à la révision constitutionnelle
La loi constitutionnelle du 3 juin 1958 laisse au Général de Gaulle et à son gouvernement la liberté de construire le projet d’une nouvelle Constitution pour la France. Cependant, le Parlement veille à encadrer leur action. Le but est aussi d’apporter certaines garanties démocratiques et républicaines pour répondre aux inquiétudes suscitées par le retour du Général aux affaires. La nouvelle Constitution doit ainsi garantir le suffrage universel comme « source du pouvoir » ; la séparation des pouvoirs exécutif et législatif ; la responsabilité du gouvernement devant le Parlement, c’est-à-dire le maintien d’un régime parlementaire ; l’indépendance de l’autorité judiciaire …
La loi constitutionnelle prévoit enfin un certain nombre de règle de procédure à respecter pour la construction de la nouvelle Constitution : avis d’un comité consultatif composé notamment de membres du Parlement, désignés par leurs commissions permanentes. Un avis est demandé également au Conseil d’État sur le texte.
D’autres garanties sont prévues quant à l’usage des pleins pouvoirs pour maintenir une démocratie.
2 - Des garanties quant aux pleins pouvoirs
Cette fois-ci encore, le Parlement a retenu un certain nombre de limites à l’usage des pleins pouvoirs en listant notamment les matières sur lesquelles le gouvernement pouvait légiférer par ordonnance jusqu’à l’adoption de la Constitution nouvelle. Les limites sont plus importantes encore dans la période transitoire qui suit l’adoption de la Constitution.
La loi du 3 juin 1958 sur les pleins pouvoirs prévoit que les ordonnances adoptées par le gouvernement « ne pourront porter ni sur les matières réservées à la loi par la tradition constitutionnelle républicaine résultant notamment du Préambule de la Constitution de 1946 et de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789, ni sur l’exercice des libertés publiques et syndicales, ni sur la qualification des crimes et délits, la détermination des peines qui leur sont applicables, la procédure criminelle, ni sur l’aménagement des garanties fondamentales accordées aux citoyens, ni sur la législation électorale ». Il s’agit là encore d’apporter des garanties démocratiques et républicaines pour les six mois (une période déjà jugée suffisamment longue) d’exercice des pleins pouvoirs. Un avis du Conseil d’État est également prévu pour leur adoption en Conseil des ministres.
On veut éviter un nouveau « Régime de Vichy », qui pour les gaullistes est totalement improbable, le Général ne poursuivant pas le même but que l’entourage de Philippe Pétain. En effet, il s’agit de mettre en place un nouveau régime, qui sera républicain et qui sera accepté par les français par la voie référendaire – encore que l’octroi des pleins pouvoirs en juillet 1940 n’ait pas soulevé non plus une grande opposition de la majorité des français. Cette adoption de la nouvelle Constitution va légitimer la prise du pouvoir par le Général de Gaulle.
B - La mise en place légitimée d'un nouveau régime
La prise de pouvoir vise effectivement à mettre en œuvre le dessein de Bayeux (1) et cette nouvelle Constitution sera légitimée par les français qui la réclament et l’approuvent largement (2).
1 - La mise en œuvre du dessein de Bayeux
Déjà en juin 1946, le Général de Gaulle avait – lors du discours de Bayeux – évoqué les institutions qui devraient être, selon lui, celles de la France. La Constitution de la IVe République fut bien différente des contours institutionnels qu’il avait ainsi dessinés. Il évoque notamment l’échec de la IIIe République dont la fin est marquée par l’instabilité et la défaite. Il exprime ainsi son désir d’un président de la République arbitre et clé de voûte des institutions : « C'est donc du chef de l'État, placé au-dessus des partis, élu par un collège qui englobe le Parlement mais beaucoup plus large et composé de manière à faire de lui le Président de l'Union française en même temps que celui de la République, que doit procéder le pouvoir exécutif. Au chef de l'État la charge d'accorder l'intérêt général quant au choix des hommes avec l'orientation qui se dégage du Parlement. A lui la mission de nommer les ministres et, d'abord, bien entendu, le Premier, qui devra diriger la politique et le travail du gouvernement. Au chef de l'État la fonction de promulguer les lois et de prendre les décrets, car c'est envers l'État tout entier que ceux-ci et celles-là engagent les citoyens. A lui la tâche de présider les Conseils du gouvernement et d'y exercer cette influence de la continuité dont une nation ne se passe pas. A lui l'attribution de servir d'arbitre au-dessus des contingences politiques, soit normalement par le conseil, soit, dans les moments de grave confusion, en invitant le pays à faire connaître par des élections sa décision souveraine. A lui, s'il devait arriver que la patrie fût en péril, le devoir d'être le garant de l'indépendance nationale et des traités conclus par la France ».
C’est ce qu’il souhaite mettre en œuvre en confiant à ses proches la rédaction d’une nouvelle Constitution pour mettre fin à la crise de 1958. Là encore, il y a une réelle différence avec 1940 … le Maréchal Pétain devait également mettre en œuvre un nouveau texte constitutionnel, mais la période des pleins pouvoirs s’éternisera : l’occupation allemande empêche la tenue d’un référendum pour approuver le projet constitutionnel de Vichy en 1943. En 1958, la période de pleins pouvoirs du gouvernement débouchera bien sur l’approbation d’une nouvelle Constitution qui – malgré les nombreuses modifications apportées depuis – est toujours la nôtre actuellement !
2 - Une nouvelle Constitution approuvée par les français
Effectivement, le 28 septembre 1958, la ratification populaire du nouveau texte constitutionnel est organisée. La participation à ce scrutin, capital pour l’avenir institutionnel du pays, est très forte puisqu’elle atteint près de 85 % démontrant l’intérêt qu’y portent les français. Le « Oui » à la nouvelle Constitution atteint 96% en Algérie et près de 79% en métropole : une large victoire donc pour le gouvernement du Général. La Guinée accède à son indépendance, car c’est le seul territoire français où le « non » est majoritaire…
La Constitution de la Ve République entre en vigueur le 4 octobre 1958. Dès lors, après une période transitoire de quatre mois, le nouveau régime se mettra en place et saura garantir la démocratie. Le Général de Gaulle sera élu président de la République le 21 décembre 1958, après la tenue d’élections législatives un mois auparavant. Cette approbation par le peuple aura légitimé, a posteriori, sa prise du pouvoir dès juin 1958.
