Introduction
Inconnues du code civil de 1804, les personnes morales sont aujourd’hui des actrices essentielles de la scène juridique. Leur reconnaissance s’est faite sur le modèle des personnes physiques, au point que « ces êtres moraux, à l’instar des hommes, peuvent acquérir, contracter, être titulaires de droits, débiteurs d’obligations, bref être des sujets de droit » (J. Carbonnier, Droit civil, t. 1, PUF, 2017, p. 693, n° 353). Mais si la personne morale se rapproche de la personne physique, en adopte-t-elle pour autant le régime juridique ? C’était l’enjeu de l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 17 mars 2016, n° 15-14.072, rendu au sujet de la vie privée des personnes morales.
Les faits concernent un passage indivis desservant deux locaux. L’un des locaux appartient à une personne, qui l’a donné à bail à son fils pour qu’il y développe une activité de location et de réception. L’autre local appartient à une société exploitant un fonds de commerce de boulangerie-pâtisserie. Le locataire installe un système de vidéo-surveillance et un projecteur, dirigé notamment vers le passage commun. La société reproche au locataire d’intenter à sa vie privée par la captation d’images réalisée par l’installation.
La société saisit le juge des référés, sur le fondement de l’article 809 du code de procédure civile, aux fins d’obtenir le retrait du dispositif de surveillance. Le contentieux s’est élevé jusqu’à la cour d’appel d’Orléans. Par arrêt en date du 17 novembre 2014, les juges orléanais ont fait droit à la prétention à la société demanderesse et demandé au locataire de retirer le dispositif de surveillance litigieux. Pour statuer en ce sens, les juges d’appel ont considéré que l’usage du dispositif de vidéo ne se limitait pas à la surveillance de l’immeuble loué. Il dépassait la seule propriété et enregistrait aussi les mouvements sur le passage indivis, notamment la porte de service de la boulangerie-pâtisserie. Dès lors, il est établi que le dispositif mis en place par le locataire constitue un trouble manifestement illicite, violant le droit au respect de la vie privée de la société.
Le locataire, ainsi que la propriétaire de l’immeuble, se pourvoient en cassation contre cet arrêt d’appel. Pour les demandeurs au pourvoi, un tel raisonnement ne tient pas, dès lors que la société n’agit pas ici dans l’intérêt des droits de ses salariés, de ses clients ou de ses fournisseurs, mais dans son intérêt propre. Or, en tant que personne morale, elle ne peut invoquer une atteinte au respect de sa propre vie privée.
La première chambre civile de la Cour de cassation était donc amenée à se positionner sur la reconnaissance d’une vie privée au profit des personnes morales.
Les juges de cassation sont sensibles aux arguments des demandeurs au pourvoi et cassent l’arrêt rendu par la cour d’appel. Sur le fondement des articles 9 du code civil et 809 du code de procédure civile, la Cour considère que « si les personnes morales disposent, notamment, d'un droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation, seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d'une atteinte à la vie privée au sens de l'article 9 du code civil, de sorte que la société ne pouvait invoquer l'existence d'un trouble manifestement illicite résultant d'une telle atteinte ». En conséquence, la cour d'appel a violé les textes visés par la Cour de cassation.
Pour décider du sort du droit au respect de la vie privée des personnes morales, la Cour de cassation raisonne de manière binaire. Il existe bien, par principe, une analogie entre les personnes morales et les personnes physiques (I). Mais ce principe peut connaître des exceptions (II), parmi lesquelles figure le droit au respect de la vie privée des personnes morales.
I – Le principe de l'analogie entre personnes morales et personnes physiques
Dans le premier temps de ses motifs, la première chambre civile considère que « les personnes morales disposent, notamment, d'un droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation ». C’est dire implicitement que la nature commune des personnes morales et physiques (A) suppose l’application de droits analogues (B).
A - La nature commune des personnes morales et physiques
Avant de mettre en avant les critères communs aux personnes juridiques (2), il est nécessaire de préciser le contexte conceptuel d’élaboration des personnes morales (1).
1 - Contexte d’élaboration des personnes morales
La création, aux côtés de la personne physique, de la personne morale n’a rien eu de logique. Le droit romain connaît certaines personnes morales, mais au sens de communauté, à une époque où il n’existe aucune théorisation au sujet de la personnalité juridique elle-même, et où certains individus pouvaient être juridiquement qualifiés de « choses ». L’Ancien Droit est le point de départ de discussion de l’existence de ces personnes morales, avec la réflexion sur les universitates. Mais elles ne sont pas consacrées dans le code civil de 1804, qui s’attache davantage à l’individu. Surtout, les rédacteurs du code civil sont influencés par les révolutionnaires et la volonté de supprimer les corps dits « intermédiaires » qui étaient considérés comme des ennemis de la liberté individuelle. La loi le Chapelier du 17 juin 1791, qui interdit les groupements professionnels, est l’illustration même de cette méfiance des autorités publiques envers les groupements professionnels.
Les nécessités pratiques de la révolution industrielle ont amené à reconnaître la personnalité juridique à certains groupements de personnes. Sont alors (ré)apparus les syndicats, les sociétés commerciales, les associations, etc. La doctrine s’est alors efforcée de théoriser ce nouvel objet juridique, notamment quant aux conditions de sa reconnaissance. Deux thèses principales se sont affrontées de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle : celle de la fiction et celle de la réalité.
La théorie de la fiction, défendue par Savigny, conçoit la personne morale comme une pure création abstraite du droit. En effet, les groupements de personnes n’ont, par définition, pas de corps, pas d’esprit, et donc aucune réalité physique qui leur permette de s’imposer naturellement comme étant des personnes juridiques. Si ces groupements sont des fictions, alors cela signifie qu’ils ne peuvent s’auto-constituer et supposent une reconnaissance juridique et, par raccourci, étatique. Il y aurait donc un enjeu politique à la reconnaissance des personnes morales.
La théorie de la réalité, défendue par Michoud et Gierke, remet partiellement en cause la théorie de la fiction. En effet, même en l’absence de corporéité, les groupements de personnes possèdent tout de même une existence suffisamment concrète pour qu’ils soient naturellement reconnus. Cette réalité découle de ce que les personnes morales développent un intérêt commun, distinct des intérêts personnels des membres composant le groupe. Or, si ces groupements s’imposent naturellement, cela signifie que le passage par une reconnaissance étatique n’est pas nécessaire, et que l’attribution d’une personnalité juridique peut se faire volontairement.
Ces propos liminaires peuvent paraître théoriques, mais ils posent les bases de compréhension de la solution rendue par la Cour de cassation. Faut-il succomber à l’anthropomorphisme et la théorie de la réalité, en accordant aux personnes morales les mêmes droits que les personnes physiques ? Ou bien faut-il s’en tenir à la théorie de la fiction et constituer des droits spécifiques aux groupements ?
2 - Critères de la personnalité juridique des personnes morales
Le droit positif s’est orienté vers la théorie de la réalité, vers la possibilité pour les groupements de se constituer, même dans le silence de la loi (v. not. Civ. 2e, 28 janv. 1954, Bull. civ. II, n° 32). Un groupement peut donc acquérir la personnalité juridique par sa volonté propre (sous certaines conditions formelles et substantielles), qui est nécessairement distincte de celle des personnes physiques qui le constituent. Il existe, à leur côté, des groupements qui sont expressément reconnus par la loi comme possédant la personnalité juridique : c’est le cas des collectivités territoriales, des établissements publics, des fondations, des sociétés civiles ou commerciales ou encore des associations ou de l’État lui-même. Enfin, certains groupements ne se voient pas reconnaître de personnalité juridique : la famille en est la principale illustration.
La constitution d’une personne morale suppose, indirectement, qu’elle témoigne d’un intérêt distinct de celui des personnes qu’elle regroupe. Plus encore, la personne morale est constituée pour une finalité précise : elle est constituée pour mettre en œuvre son intérêt propre, souvent à caractère lucratif. C’est la grande différence d’avec les personnes physiques, qui ne sont pas finalisées. Bien au contraire, dès lors qu’un enfant naît vivant et viable, il est une personne juridique. Il n’est plus possible, en droit français, de défaire une personne humaine de sa personnalité juridique.
Cette précision emporte des conséquences quant à l’appréciation du régime juridique à attribuer aux personnes morales. Les personnes morales comme les personnes physiques possèdent, toutes deux, la personnalité juridique. Mais est-ce que cela signifie qu’il faut gommer les spécificités de la personne morale, qui est une personnalité finalisée ?
B - Le régime juridique commun des personnes morales et physiques
La nature commune des personnes juridiques commandent qu’elles se voient appliquer les mêmes droits. C’est ce que rappelle la Cour de cassation dans la première partie de sa solution, s’agissant des droits de la personnalité (1). Cependant, l’introduction de la conjonction « si » laisse envisager que les spécificités inhérentes à la personne morale ne peuvent être aussi facilement occultées (2).
1 - L’application des droits de la personnalité aux personnes morales
Lorsque le juge qualifie un objet, c’est dans l’intention de le catégoriser, pour ensuite lui appliquer des règles de droit spécifiques. Les groupements de personnes sont qualifiés de personnes juridiques et doivent donc se voir appliquer les droits attachés à la personnalité juridique. Pour ce qui intéresse l’analyse, la Cour indique que les personnes morales ont, comme les personnes physiques, le « droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondance et de leur réputation ».
La Cour de cassation s’emploie à un rappel général de ses jurisprudences antérieures. Ainsi, les personnes morales bénéficient de la protection de leur nom, ou dénomination sociale (Civ. 1re, 8 nov. 1988, n° 86-13.264), de leur honneur ou leur réputation (notamment en cas de diffamation sur le fondement de la loi du 29 juill. 1881 : Crim., 10 juill. 1937, Bull. crim. 1937, n° 147 ; Crim. 12 oct. 1976, n° 75-90.239, ou plus généralement Civ. 1re, 30 mai 2006, n° 04-17.102, Bull. civ. I, n° 273), de leurs locaux (Crim., 23 mai 1995, n° 94-81.141, Com. 30 mai 2007, n° 06-11.314, Bull. civ. IV, n° 147), ou encore de la protection du secret de leurs correspondance. La liste n’est pas exhaustive, au regard de l’adverbe « notamment ».
La précision réalisée par la Cour de cassation n’était pas nécessaire dans la résolution du litige (il s’agit d’un obiter dictum), mais apparaît bienvenue pour comprendre la portée de sa solution. Il s’agit d’indiquer que le principe général est celui de l’égalité en droit entre personnes morales et personnes physiques. En d’autres termes, la Cour réalise une analogie, sous forme syllogistique : les personnes juridiques possèdent des droits de la personnalité / or, les groupements sont des personnes juridiques / donc, les groupements possèdent des droits de la personnalité.
Mais cette précision n’enlève rien à l’ambiguïté des droits accordés à la personne morale. Sujet de droit au même titre que la personne physique, la personne morale est pourtant dépourvue de matérialité.
2 - La nécessité de prendre en compte les spécificités de la personne morale
L’hésitation de la Cour de cassation, sur la question de l’application des droits de la personnalité aux personnes morales, se ressent par l’utilisation du « si » en ouverture de son attendu. Cette hésitation n’est pas nouvelle et prend appui sur une doctrine divisée. Il est bien évidemment admis que les personnes morales ne sont pas des êtres humains et ne possèdent donc pas la corporéité et la dignité inhérentes à l’espèce humaine (Jèze notait ainsi qu'il n'avait jamais déjeuné avec une personne morale). Dès lors, certains droits attachés à la personnalité juridique ont « un lien si étroit avec la personnalité humaine » qu'ils ne peuvent « exister que pour elle » (P. Kayser, « Les droits de la personnalité. Aspects théoriques et pratiques », RTD civ. 1971, p. 445 et s., spéc. n° 35). Encore faut-il déterminer les droits inhérents à la personne humaine.
De cette question découle un débat doctrinal, entre les opposants à l’application des droits de la personnalité aux personnes morales, en raison de leur absence de ressenti et de dignité (F. Petit, « Les droits de la personnalité confrontés aux particularismes des personnes morales », D. aff. 1998, p. 827 ; G. Loiseau, « Des droits humains pour personnes non humaines », D. 2011, p. 2558) et les partisans d’une consécration autonome des droits de la personnalité au profit des personnes morales (not. L. Dumoulin, « Les droits de la personnalité des personnes morales », Rev. soc., 2006, n° 1, p. 1 et s.).
Certaines prérogatives, comme le droit sur le corps (on pense ici aux expérimentations, à la patrimonialisation du corps humain, etc.), ne peuvent être appliqués aux personnes morales, car cette dernière n’est jamais une personne physique. À l’inverse, le droit à l’honneur ou la réputation d’un groupement peut être envisagé, tout comme le droit au secret des correspondances, par lesquelles elle communique. C’est également le cas du droit au domicile, car le siège social et les locaux professionnels constituent le domicile du groupement, ou encore de la protection du nom, car la personne morale a une dénomination sociale, une raison sociale ou encore un titre.
Ainsi, l’affirmation d’un principe d’égalité en droit des personnes juridiques est forte de sens. Dans cet arrêt du 17 mars 2016, la Cour de cassation perpétue un certain anthropomorphisme, en accordant à des entités abstraites des droits créés sur le modèle de la personne juridique physique.
La question restait en suspens s’agissant du droit au respect de la vie privée de l’article 9 du code civil, qui était ici invoqué par la société exploitant le fonds de commerce de boulangerie. Quelques cours d’appel ont pu se prononcer dans le sens de la reconnaissance d’un droit au respect de la vie privée des personnes morales (v. not. Limoges, 4 mars 1988, ; Aix-en-Provence, 10 mai 2001. Contra : Paris, 21 mars 1988, Juris-Data, no 021125), en l’absence d’autres règles protectrices. Mais la Cour de cassation ne s’était jamais expressément exprimée sur ce point. Dans deux arrêts, elle n’a pas souhaité répondre aux arguments des demandeurs au pourvoi, fondés sur l’absence de vie privée de la personne morale, tout en laissant s’installer le doute sur sa position (Civ. 1re, 3 nov. 2004, n° 02-19.211 ; Com. 15 déc. 2015, n° 14-11.500).
La Cour de cassation se retrouvait face à un dilemme : soit considérer que la personne morale a droit au respect de sa vie privée et persister dans l’analogie, soit considérer que ce droit est inhérent à la nature humaine et déroger au principe d’égalité. C’est vers la seconde voie que la Cour s’engage.
II – Les limites de l'analogie entre personnes morales et personnes physiques
Le droit au respect de la vie privée constitue, pour la Cour de cassation, une exception au principe d’égalité en droit entre les personnes juridiques. Cela signifie donc qu’il n’existe pas de protection de la vie privée de la personne morale (A). Cette solution ne fait cependant pas disparaître tous les enjeux liés à la reconnaissance d’une vie privée de la personne morale (B).
A - L'absence de vie privée de la personne morale
L’absence de reconnaissance d’un droit au respect de la vie privée de la personne morale se fonde implicitement sur une appréciation réaliste (1). Or, en l’absence de droit atteint, la société ne peut prétendre à faire cesser le trouble (2).
1 - L’exclusion du droit au respect de la vie privée des droits de la personne morale fondée sur le réalisme
L’alinéa 1er de l’article 9 dispose que « chacun a droit au respect de sa vie privée ». La concision de la formulation est source de difficultés. Comment interpréter ce « chacun », titulaire du droit au respect de sa vie privée ? Une interprétation large impose l’application de ce droit à chaque personne juridique, et donc aux personnes morales (en application de l’adage Ubi lex non distinguit nec nos distinguere debemus). Une interprétation restrictive entraîne une exclusion de la personne morale des bénéficiaires du droit au respect de la vie privée.
Après avoir posé comme principe l’analogie de régime entre les personnes morales et les personnes physiques, la Cour de cassation fait le choix d’une interprétation restrictive en considérant que « seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d'une atteinte à la vie privée au sens de l'article 9 du code civil ». En d’autres termes, le droit au respect de la vie privée est une exception au principe d’égalité de droits des personnes juridiques. La Cour pose une limite à l’anthropomorphisme des personnes morales.
La solution de la Cour de cassation est donnée sur un mode péremptoire, ce qui empêche de comprendre les raisons d’un tel choix. Il semble néanmoins que la première chambre civile qualifie le droit au respect de la vie privée comme un droit de la personnalité inhérent à la personne humaine.
La solution renoue avec la conception traditionnelle de la vie privée. La vie privée doit être comprise comme une protection des sentiments, d’informations intimes ou vouées à troubler sa tranquillité. Il existe donc une dimension intime à la vie privée, qui suppose l’existence d’une sphère privée, d’un jardin secret qui doit être prémuni contre les assauts extérieurs si son titulaire le souhaite. Certes, les personnes morales ont une vie interne, un fonctionnement, qui doit être respecté. De même, les salariés, les clients, les fournisseurs d’une personne morale ont une vie privée. Mais la vie interne du groupement ne relève pas du champ de la vie privée de l’article 9 du code civil. Or, dans l’espèce présentée, la société agissait en son nom propre, excluant toute chance de succès de sa prétention devant la Cour.
La première chambre civile confirme que tous les droits de la personne juridique physique ne peuvent être transposés aux personnes morales. Certains droits ont pour finalité la protection de la personne humaine en soi et de sa dignité, compris dans une approche kantienne. D’autres droits, à l’inverse, sont attribués aux personnes morales en raison de l’intérêt qu’elles poursuivent : la recherche d’un profit (même si ce propos peut être nuancé dans le cas, par exemple, des associations à but non lucratif). La diffusion d’images, d’enregistrement ou d’informations confidentielles entraînera des conséquences sur sa compétitivité, son image de marque ou sa capacité financière, mais en aucun cas sa dignité, car elle en est dépourvue.
Par ailleurs, la solution doit être replacée dans son cadre factuel. En suivant l’argumentation de la cour d’appel, la Cour aurait dû confirmer le retrait du système de vidéosurveillance. Or, le dispositif se trouvait sur l’immeuble loué au preneur. La Cour devait donc arbitrer la conciliation entre le droit du locataire d’user de son bien (voire le droit de propriété, car la propriétaire est également demanderesse au pourvoi), et le droit au respect de sa vie privée. Le même enjeu se pose s’agissant de la conciliation du droit au respect de la vie privée et la liberté d’expression. Une extension des bénéficiaires du droit au respect de la vie privée aurait eu pour conséquence une restriction (sévère ?) des droits des autres sujets de droit.
2 - La conséquence de l’absence de trouble manifestement illicite
La Cour de cassation tire les conséquences de l’absence de droit au respect de la vie privée des personnes morales : « la société ne pouvait invoquer l'existence d'un trouble manifestement illicite résultant d'une telle atteinte ». Son visa porte également sur l’alinéa 2 de l’article 9 du code civil et l’article 809 du code de procédure civile. Ces deux articles renvoient à la possibilité, pour toute personne, d’agir en référé pour faire cesser tout trouble à un droit, en l’occurrence le droit à la vie privée. Le référé est une mesure dite d’urgence permettant au juge (souvent le président du tribunal) de prendre des mesures à caractère conservatoire, « soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite » (art. 809 al. 1 c. p. c.).
C’est sur le fondement d’une action en référé que la société avait, en l’espèce, demandé le retrait du dispositif de vidéo-surveillance. Une telle démarche est justifiée : l’article 9 alinéa 2 ne subordonne pas l’exercice de cette action à l’existence d’un dommage subi. Il faut et suffit qu’un trouble manifestement illicite soit réalisé. En l’espèce, le trouble reposait sur l’atteinte à la vie privée par le dispositif de vidéo-surveillance. La jurisprudence a déjà reconnu que la pratique de la vidéosurveillance était intrusive dans la vie privée des personnes physiques dont les faits et gestes sont enregistrés à leur insu (Civ. 3e, 11 mai 2011, n° 10-16.967). Or, en l’absence de jurisprudence établie en la matière, la société était en droit de considérer que « chacun » avait droit au respect de sa vie privée, en ce compris les personnes morales.
La solution de la Cour de cassation empêche donc la société d’obtenir satisfaction de sa demande et de forcer le locataire à retirer le dispositif litigieux. La société n’étant pas attributaire d’un droit au respect de la vie privée, elle n’avait pas d’intérêt à agir pour demander le retrait. La solution est cohérente car la société était immatérielle, elle n’a pas d’image qui aurait pu être captée. La vie privée, telle que conçue par la Cour de cassation, se limite donc bien à être une protection de la sphère d’intimité de la personne physique.
Une interrogation légitime peut donc apparaître : quelle action pour la personne morale victime d’une telle captation d’images ? La solution de la Cour de cassation, loin de clarifier les droits attribués aux personnes morales, en intensifie les enjeux.
B - Les enjeux de l'absence de droit au respect de la vie privée de la personne morale
En consacrant l’absence de vie privée des personnes morales, la Cour de cassation oblige à réfléchir à d’autres voies pour protéger leur vie interne (1). Elle se positionne ainsi en porte-à-faux d’une jurisprudence administrative et européenne acquise à la reconnaissance d’une vie privée des groupements, interrogeant ainsi la cohérence juridique d’une telle solution (2).
1 - L’enjeu pratique de la protection des droits spécifiques de la personne morale
La Cour de cassation rejette l’argumentation de la cour d’appel d’Orléans et refuse donc indirectement de faire droit aux prétentions de la société de boulangerie-pâtisserie. Il aurait été plus pertinent, pour faire retirer la vidéo-surveillance, de se fonder sur l’atteinte à la vie privée des salariés, des clients ou plus encore des fournisseurs, qui empruntent le passage indivis. La Cour ne ferme d’ailleurs pas la porte à une action intentée par des personnes physiques liées à la personne morale.
De manière générale, les personnes morales ne cherchent pas à faire cesser une atteinte à leur image ou à leur voix, qui demeurent des éléments corporels et donc attachés à la personne humaine. Elles recherchent la protection contre les immixtions, contre la divulgations d’informations confidentielles ou relatives à leurs affaires internes. Il ne s’agit donc pas tant de la protection d’une sphère intime que du besoin de maîtrise des informations (A. Lepage, « Droits de la personnalité. Personnes titulaires des droits de la personnalité », Rép. civ. Dalloz, mars 2024, spé n° 189). C’est d’ailleurs dans cet objectif que certains arrêts de cours d’appel avaient pu reconnaître une vie privée aux personnes morales, en considérant que l’article 9 du code civil était une protection subsidiaire, applicable seulement lorsque l'atteinte « n'est pas autrement protégée par des règles spécifiques, notamment en matière de droit de la concurrence ou de secret des affaires, ou de contrefaçon » (Aix-en-Provence, 10 mai 2001, préc. cit.).
Il n’est pas certain que le droit au respect de la vie privée soit le fondement le plus pertinent pour atteindre cette finalité. La Cour rappelle d’ailleurs l’existence du droit au secret des correspondances, qui est un droit autonome de la vie privée. Or, en l’espèce, il n’est pas fait état d’enregistrements sonores compromettants ou d’informations divulguées, qui auraient pu constituer une atteinte au secret des affaires ou à la réputation.
La personne morale peut surtout obtenir réparation d’un préjudice moral (Com. 15 mai 2012, n° 11-10.278). Mais cela suppose d’apporter la preuve d’un fait générateur causant un dommage à la personne morale. En l’espèce, la société ne rapportait pas la preuve d’un dommage subi. Par ailleurs, il aurait fallu apporter la preuve que l’installation de la vidéo-surveillance constituait bien un fait générateur au sens des articles 1240 et 1241 du code civil.
D’autres protections s’inspirent du droit commercial. C’est le cas de la concurrence déloyale. Plus récemment, le droit au secret des affaires a été reconnu aux personnes morales par la directive (UE) n° 2016/943 du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulguées (secrets d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites. Cette directive a été transposée en droit interne par la loi n° 2018-670 du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires (créant les articles L. 151-1 à L. 151-4 c. com.).
Cet aperçu des enjeux pratiques conforte, de manière rétrospective, la solution de la Cour de ne pas reconnaître de vie privée aux personnes morales au sens de l'article 9 du code civil. Il demeure que la solution nuit à la cohérence d’ensemble du régime juridique des personnes juridiques.
2 - L’enjeu théorique de la cohérence jurisprudentielle
Bien qu’elle ait été confirmée quelques années après par la Cour de cassation (Civ. 1re, 16 mai 2018, n° 17-11.210), la solution modifie le paysage juridique des droits de la personnalité dans leur ensemble.
Elle sème la discorde au sein du dialogue des juges, presque tous acquis à la cause de la vie privée des personnes morales. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme opère, comme à son habitude, une interprétation dynamique et globale de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, selon lequel « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». Sur l’interprétation du terme « personne », la Cour a fait le choix d’une interprétation extensive, incluant les personnes morales au bénéfice de l’article 8 (sur l’inviolabilité du domicile : CEDH, 16 avr. 2002, Sté Colas Est et a. c/ France ; sur la protection de la réputation : CEDH, 19 juill. 2011, n° 23954/10, UJ c/ Hongrie ; sur le secret des correspondances : CEDH, 2 avr. 2015, n° 63629/10, Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services c/ France). Une telle décision se justifie par la signification particulière de la vie privée sous l’angle de l’article 8, qui constitue davantage une liberté de la vie privée qu’une protection de la sphère privée.
La Cour de justice de l’Union européenne semble suivre la même voie que sa consœur de Strasbourg. Elle considère qu’il « ne saurait être considéré que la notion de vie privée doive être interprétée comme excluant les activités professionnelles ou commerciales des personnes physiques comme des personnes morales » (CJCE, 14 févr. 2008, aff. C-450/06, Varec SA).
En droit interne, le juge administratif considère également qu’il existe une vie privée des personnes morales (CE, 7 oct. 2022, req. n° 443826, Lebon. V. déjà : CE, 17 avr. 2013, n° 344924). La portée de ces décisions doit être nuancée. Le Conseil d’État, dans sa décision de 2022, semble uniquement se fonder sur l’article L. 311-6 du code des relations entre le public et l’Administration, et non de manière générale sur l’article 9 du code civil (en l’espèce, le juge administratif a rejeté le pourvoi d’une association souhaitant se voir communiquer les comptes annuels d’une fondation d’entreprise, au motif que la communication des documents administratifs pouvait être limitée en cas d’atteinte à la vie privée de la personne concernée, au sens de l’article L. 311-6 CRPA). Mais alors, quelle différence entre la vie privée de l’article 9 du code civil et celle protégée par l’article L. 311-6 CRPA ?
L’arrêt de la Cour de cassation brouille davantage les frontières de ce que sont, finalement, les droits de la personnalité. Pour certains auteurs, tous les droits de la personnalité se retrouvent dans le principe matriciel de droit au respect de la vie privée. Force est de constater ici que la Cour de cassation n’est pas du même avis : elle distingue bien le droit au respect de la vie privée du droit au domicile, à l’honneur ou encore au secret des correspondances (Contra, pour une assimilation entre vie privée et secret des correspondances : Soc., 2 oct. 2001, n° 99-42.942, Bull. 2001 V, n° 291, p.233). Il devient donc difficile d’identifier les critères unifiant cette catégorie de droits. Or, pour certains auteurs, le morcellement entre la vie privée et les autres droits de la personnalité aurait pour conséquence un cadre juridique « plus rigide et sans doute moins efficace en termes de protection » (L. Dumoulin, « Droit de la personnalité et droit à la vie privée des personnes morales », Rev. soc., 2016. 594). La solution de la Cour de cassation est donc à la fois salutaire, car elle a le courage de se prononcer sur une question de droit brûlante. Son analyse laisse cependant un goût d’inachevé. Le ton performatif de la Cour empêche de saisir les critères de distinction entre les personnes physiques et les personnes morales, et laisse une catégorie des droits de la personnalité qui « n'a jamais été aussi éclatée » (G. Loiseau, « Titularité du droit : la famille décomposée des droits de la personnalité », D. 2016. 1116).
Cass., Civ. 1re, 17 mars 2016, n° 15-14.072, Bull. civ. I, n° 1060
LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Attendu, selon l'arrêt attaqué, que Mme X... est propriétaire d'un immeuble, qu'elle a donné à bail à son fils pour y développer une activité de location saisonnière et de réception, et dont l'accès s'effectue par un passage indivis desservant également la porte d'accès au fournil du fonds de commerce de boulangerie-pâtisserie exploité par la société LM Bertin, désormais dénommée Boulangerie Pre (la société) ; que, reprochant à M. et Mme X... d'avoir installé sur leur immeuble un système de vidéo-surveillance et un projecteur dirigés vers ledit passage, la société a saisi le juge des référés, sur le fondement de l'article 809 du code de procédure civile, pour obtenir le retrait de ce dispositif, ainsi qu'une provision à valoir sur l'indemnisation du préjudice résultant de l'atteinte à sa vie privée et de son préjudice moral ;
Sur le premier moyen, pris en sa deuxième branche :
Vu les articles 9 du code civil et 809 du code de procédure civile ;
Attendu que, pour ordonner le retrait du matériel de vidéo-surveillance et du projecteur, l'arrêt relève que l'usage de ce dispositif n'est pas strictement limité à la surveillance de l'intérieur de la propriété de M. et Mme X..., que l'appareil de vidéo-surveillance enregistre également les mouvements des personnes se trouvant sur le passage commun, notamment au niveau de l'entrée du personnel de la société, et que le projecteur, braqué dans la direction de la caméra, ajoute à la visibilité ; qu'il retient que l'atteinte ainsi portée au respect de la vie privée de la société constitue un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser ;
Qu'en statuant ainsi, alors que, si les personnes morales disposent, notamment, d'un droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation, seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d'une atteinte à la vie privée au sens de l'article 9 du code civil, de sorte que la société ne pouvait invoquer l'existence d'un trouble manifestement illicite résultant d'une telle atteinte, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
[…]
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 17 novembre 2014, entre les parties, par la cour d'appel d'Orléans ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris.
