Introduction
Si la jurisprudence a longtemps constitué la norme de référence au sein des sources de la légalité administrative, la seconde moitié du XX° siècle a vu la montée en puissance des normes internationales et constitutionnelles. Les premières, en raison du rang que la Constitution de 1958 leurs attribue au sein de l'ordre juridique interne. Les secondes, du fait de la prise en compte, à côté du texte même de la Constitution de 1958, de l'ensemble des dispositions issues de son préambule. C'est, là, ce que permet l’arrêt So. Eky.
Dans cette affaire, la société Eky saisit le Conseil d’État afin de faire annuler, d'une part, l'ordonnance du 23/12/1958 et, d'autre part, le décret du 23/12/1958 instituant des contraventions en cas d'usage de faux moyens de paiement. La Haute juridiction statue, par un arrêt de section, le 12/02/1960, en rejetant les deux pourvois. Sur la première demande, elle considère, ainsi, qu'il s'agit d'un acte de nature législative qui ne peut être contesté dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir. Sur la seconde, le rejet tient à l'absence de violation, par le décret, des dispositions invoquées, à savoir l'article 8 de la Déclaration de 1789 et l'article 34 de la Constitution. Ces solutions se révèlent intéressantes à deux points de vue.
D'une part, en confrontant le décret du 23/12/1958 à une norme issue du préambule de 1958, la Haute juridiction affirme implicitement sa pleine valeur juridique. Elle met fin, ce faisant, aux nombreuses controverses doctrinales sur la question de la force juridique du préambule constitutionnel, provoquées par le caractère souvent vague et général de ses dispositions. Surtout, cette solution se traduit par un enrichissement notable du corpus normatif s'imposant à l'administration, puisque c'est l'ensemble des textes auxquels le préambule de 1958 renvoie, à savoir la Déclaration de 1789, le préambule de la Constitution de 1946 et la Charte de l'environnement de 2005, qui se trouvent constitutionnalisés. Bien que dotées d'une pleine valeur juridique, toutes leurs dispositions n'auront, cependant, pas la même portée : en effet, parce que trop imprécises, certaines ne pourront pas être invoquées devant le juge administratif en l'absence d'un texte d'application.
D'autre part, l’arrêt So. Eky se veut aussi pourvoyeur d'enseignements quant aux rapports entre loi et règlement sous la V° République. En effet, le Conseil d’État y fait usage du critère de distinction entre actes administratifs et actes législatifs dégagé en 1907. L’arrêt permet, par ailleurs, de préciser les domaines de compétence respectifs de la loi et du règlement, tels qu'ils résultent, notamment, des articles 34 et 37 de la Constitution. Le Conseil d’État juge, ainsi, que la détermination des contraventions et des peines qui leurs sont applicables, objets du décret du 23/12/1958, relève de la compétence du pouvoir réglementaire.
Il convient donc d'étudier, dans une première partie, la consécration de la valeur juridique du préambule de la Constitution de 1958 (I) et d'analyser, dans une seconde partie, les enseignements que cet arrêt permet de tirer quant aux rapports entre loi et règlement sous ladite Constitution (II).
I - Le juge administratif et le préambule de la Constitution de 1958
Par l’arrêt So. Eky, le Conseil d’État proclame la pleine valeur juridique du préambule de la Constitution de 1958 (A). Cette consécration emporte des conséquences majeures quant aux normes juridiques applicables à l'administration (B).
A – Le préambule de 1958 a pleine valeur juridique
Le préambule de 1958 se voit, ici, reconnaître la même valeur que le corps de la Constitution (2). Cette solution n'était pas acquise étant donné le caractère souvent vague et général de ses dispositions (1).
1 – Un texte souvent vague et général
La valeur juridique des préambules constitutionnels, celui de la Constitution de 1946 d'abord, celui de la Constitution de 1958 ensuite, a longtemps suscité des interrogations au sein de la doctrine. Parfois plus déclaratoires que normatifs, ces textes semblent, en effet, se situer au carrefour du droit, de la politique et de la philosophie politique. Deux raisons expliquent cette ambiguïté : l'une tient à la fonction desdits préambules, l'autre au rang dans la hiérarchie des normes du texte qu'ils précèdent.
Quant à leur fonction, l'introduction d'un texte constitutionnel est souvent utilisée par les constituants pour proclamer solennellement les valeurs fondatrices de la société, qu'il s'agisse des droits et libertés des citoyens ou, encore, des principes fondamentaux de l'organisation de la collectivité. D'où des dispositions particulièrement vagues qui paraissent s'émanciper des canons de la juridicité pour toucher au discours politique.
Quant au rang de la Constitution, il faut comprendre que plus une norme est appelée à servir de fondement à d'autres normes, plus elle se doit de se départir de ses aspérités pour pouvoir les embrasser toutes. La Constitution se situant au sommet de l'ordre juridique, les principes contenus dans son préambule ne peuvent, alors, qu’être affectés d'un haut degré de généralité.
Vagues et généraux, ces textes devaient-ils, alors, être regardés comme ayant valeur constitutionnelle ou comme de simples déclarations de principe dépourvues de sanction en droit positif ? C'est à cette question que répond le Conseil d’État dans l’arrêt So. Eky.
2 – Mais, un texte ayant pleine valeur juridique
La solution consacrée en l'espèce pouvait être, en partie, anticipée. En effet, sous la IV° république, à l'occasion d'une affaire portant sur le droit de grève, le Conseil d’État avait reconnu la valeur de force de loi constitutionnelle au préambule de la Constitution de 1946 (CE, ass.., 07/07/1950, Dehaene). Il est vrai, cependant, que le texte constitutionnel lui-même reconnaissait aux citoyens, en son article 81, le droit « à la jouissance des droits et libertés garantis par le préambule de la présente Constitution ».
Rien de tel en 1958. Bien au contraire, le préambule se contente de proclamer « l'attachement » du peuple français aux différentes déclarations de droits auxquelles il renvoie. Bien que peu appuyé, ce lien a, néanmoins, suffit au Conseil d’État pour consacrer la pleine valeur juridique du préambule de la Constitution de 1958 et, à travers lui, celle des textes dont il fait mention.
Plus concrètement, la Haute juridiction confronte, en l'espèce, différentes dispositions du Code pénal, édictées par le décret du 23/12/1958, à l’article 8 de le Déclaration de 1789 (et à l'article 34 de la Constitution). En assurant, ainsi, le contrôle de la conformité desdites dispositions à l'un des articles de la célèbre Déclaration, le juge administratif reconnaît à cette dernière une pleine autorité juridique.
Cette position de principe sera reprise par le Conseil constitutionnel au terme d’une décision fondatrice sur la liberté d’association où il consacrera le premier principe fondamental reconnu par les lois de la République (CC, 16/07/1971, Liberté d’association).
Elle sera, récemment, appliquée à la Charte de l'environnement introduite dans le préambule de la Constitution de 1958 par la loi constitutionnelle du 01/03/2005 (CE, ass., 03/10/2008, Commune d'Annecy ; CC, 19/06/2008, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés).
Toutes ces solutions n'ont pas qu'une portée symbolique. Bien au contraire, elles se traduisent par l'insertion au sein du bloc de légalité d'un ensemble de normes des plus opulent, dont l'administration doit, désormais, tenir compte.
B – L'administration se doit de respecter les normes du préambule de 1958
Dès lors qu'elles ont valeur constitutionnelle, les dispositions du préambule de 1958 s'imposent à l'Administration, qu'il s'agisse du préambule stricto sensu, mais surtout des trois textes auxquels il renvoie (1). Pour autant, du fait de l'imprécision qui caractérise certaines d'entre elles, toutes ne sont pas invocables par les justiciables (2).
1 – Quelles sont ces normes ?
Le préambule de la Constitution de 1958 est d’autant plus riche qu’il est bref. Il tire, en effet, son importance non pas du nombre de lignes qu’il contient, mais du renvoi qu’il opère à la Déclaration de 1789, au préambule de la Constitution de 1946, et, plus récemment, à la Charte de l'environnement. Chacun de ces textes est emblématique d'un moment majeur de l'histoire de France et couronne de sa solennité les droits conquis à cette occasion.
Le premier d'entre eux, la Déclaration de 1789, est, sans aucun doute, le plus chargé en symboles. Il correspond à ce que l'on nomme les droits de la 1° génération et a une dimension essentiellement politique. Y sont consacrés les droits fondamentaux de l'individu, qu'il s'agisse du noyau dur des libertés publiques ou de l'égalité entre les hommes. C'est aussi une certaine conception de l’État qui se trouve dégagée, au travers de l'affirmation de la souveraineté nationale et de la séparation des pouvoirs.
Le préambule de la Constitution de 1946 a, lui, une dimension plus sociale et proclame deux grandes catégories de principes (droits de la 2° génération). L'on trouve, d'abord, les « principes politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps ». Le texte en dresse une liste limitative, à partir de laquelle cinq grands thèmes se dessinent : l'égalité entre l'homme et la femme, la lutte contre les inégalités de fait, le statut des travailleurs (droit de grève, liberté syndicale, …), l'obligation de nationaliser les entreprises se trouvant, notamment, en situation de monopole de fait et la prééminence du droit international. La seconde catégorie est née de la volonté des constituants de 1946 de figer dans le marbre constitutionnel toute l’œuvre juridique libérale accomplie par les précédentes Républiques. Qualifiés de principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, ces principes ne font pas l'objet d'une énumération par le préambule ; c'est, alors, au juge qu'il revient de les identifier. Ont, ainsi, été décelés les principes fondamentaux suivants : la liberté d'association (CC, 16/07/1971, Liberté d'association), la liberté de l'enseignement (CC, 23/11/1977), ou encore l'indépendance de la juridiction administrative (CC, 22/07/1980).
Enfin, à l'initiative du président J. Chirac, un ensemble de droits et de devoirs en matière environnementale a été constitutionnalisé en 2005 au travers de la Charte de l'environnement : l'on parle de droits de la 3° génération. L'on peut citer le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, le droit à l'information et à la participation en matière environnementale ou, encore, s'agissant des devoirs, l'obligation d'anticiper les risques environnementaux, notamment par l'application du principe de précaution.
Au regard de la richesse de ces trois textes, l'incidence de l’arrêt So. Eky sur le corpus normatif applicable à l'administration apparaît notable. Pour autant, toutes leurs dispositions n'auront pas un impact concret sur cette dernière : en effet, parce qu'imprécises, certaines ne pourront pas, en l'état, être invoquées par les administrés.
2 – Ces normes sont-elles toutes invocables ?
La question de l'invocabilité d'une norme renvoie à la possibilité pour les administrés d'invoquer à l'appui de leur recours contentieux une règle de droit donnée. Pour être invocable, la norme se doit, ainsi, de produire des effets de droit, c'est-à-dire de créer des droits et des obligations au profit ou à la charge des administrés, ce qui suppose, notamment, qu'elle soit suffisamment précise.
Cette problématique prend tout son sens au regard des dispositions du préambule de 1958 qui sont, on le sait, souvent vagues et générales. Pour la résoudre, le juge administratif fait, traditionnellement, application de deux critères. Le premier le conduit à distinguer les dispositions qui sont suffisamment déterminées et celles qui sont trop incertaines quant à leur contenu. Les premières sont applicables immédiatement. Le secondes doivent, au contraire, faire l'objet d'un texte d'application (loi ou convention internationale) pour pouvoir produire des effets de droit ; c’est alors à l’aune de ce texte que sera apprécié la légalité de l’acte administratif. Le second concerne les dispositions qui consacrent un droit ou un principe tout en renvoyant à une loi pour en préciser les modalités d'application. Il est, traditionnellement, admis que les principes constitutionnels ne sont invocables à l’encontre des décisions administratives que par l’intermédiaire des dispositions législatives adoptées pour leur mise en œuvre. Le Conseil d’État a semblé faire sienne cette position dans l’arrêt Ass. Eau et rivières de la Bretagne (CE, 9/06/2006).
Cette grille de lecture classique semble, cependant, appelée à être remise en cause. En effet, dans ses conclusions sur l’arrêt Commune d'Annecy, le rapporteur public, M. Aguila, esquisse une autre approche de la question. Pour celui-ci, « ni le caractère imprécis d'une disposition constitutionnelle, ni le fait qu'elle renvoie à la loi ne constituent un obstacle à son invocation contre un acte administratif ».
Il rajoute que « la portée concrète d'un principe peut varier selon son degré de précision, selon son objet, ou selon la nature du contentieux ». En d'autres termes, le degré de précision d'une disposition ne doit pas être appréhendé seul, mais au regard, notamment, du cadre de la requête. Ainsi, « un principe constitutionnel trop général peut difficilement servir de base directe à la reconnaissance d'un droit subjectif au profit d'un particulier » (hypothèse d'une action en responsabilité, par exemple). En revanche, ce principe « peut normalement toujours être invoqué dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir contre un acte réglementaire ». En conséquence, l'imprécision d'une disposition ne doit pas avoir pour effet automatique de la rendre non invocable. Il faut, au contraire, considérer, la norme invoquée et la nature du recours contentieux.
Cette approche n’a, pour l’heure, pas été reprise solennellement par le Conseil d’Etat. Mais, plusieurs décisions attestent d’une volonté de celui-ci de faire évoluer sa jurisprudence. La jurisprudence Ass. Eau et Rivières de Bretagne a, ainsi, été abandonnée par l’arrêt Fédération nationale de la pêche en France (CE, ass., 12/07/2013) pris à propos de l’article 3 de la Charte de l’environnement. Le juge administratif suprême a, en effet, considéré qu’il lui appartient « au vu de l’argumentation dont il est saisi, de vérifier si les mesures prises pour l’application de la loi, dans la mesure où elles ne se bornent pas à en tirer les conséquences nécessaires, n’ont pas elles-mêmes méconnu ce principe [principe de prévention] ». Il faut comprendre par-là que lorsque le pouvoir règlementaire se borne à faire application d’une disposition législative, celle-ci fait, classiquement, écran. En revanche, lorsqu’il va au-delà de ce que la loi prévoit, le juge administratif peut apprécier directement la conformité du texte règlementaire au regard de l’article 3 de la Charte. En d’autres termes, la Haute juridiction admet l’invocabilité directe de l’article 3 de la Charte à l’encontre d’un acte administratif. Cette solution a, ensuite, été appliquée à l’article 1° de la même Charte (CE, 26/02/2014, Ass. Ban Abestos France et autres). Dans ces deux affaires, étaient en cause des actes administratifs règlementaires. L’on constate, ainsi, que le Conseil d’Etat avance à tâtons, souvent à propos de la Charte de l’environnement, mais que la question manque encore d’un arrêt de principe confirmant et systématisant cette démarche.
Finalement, si l’arrêt So. Eky lève toutes les incertitudes quant à la valeur constitutionnelle des dispositions du préambule, il n'exonère pas le juge administratif d'apprécier au cas par cas la portée concrète de chacune d'entre elles.
A côté de cet apport fondamental aux sources constitutionnelles de la légalité administrative, l’arrêt So. Eky se veut aussi nourricier quant aux positions du Conseil d’État à l'égard de la loi et du règlement.
II – Le juge administratif, la loi et le règlement
Avec l’arrêt So. Eky, le Conseil d’État enrichie la théorie de la la loi et du règlement : d'abord quant à la distinction actes administratifs / actes législatifs (A), ensuite quant aux domaines respectifs de la loi et du règlement (B).
A – Des précisions sur la distinction actes administratifs / actes législatifs
L’arrêt So. Eky se veut, d'abord, didactique quant à la distinction entre actes administratifs et actes législatifs. Le Conseil d’État y applique, en effet, un principe, consacré au début du XX° siècle, au terme duquel le critère organique prévaut lorsqu'il s'agit de déterminer la nature juridique d'un acte. Le Haute juridiction en fait, ici, deux applications : l'une à propos des règlements autonomes (1), l'autre à propos des ordonnances prises sur la base de l'article 92 de la Constitution (2).
1 – Les actes pris dans le cadre du pouvoir réglementaire autonome sont des actes administratifs
La Haute juridiction examine, en l'espèce, la légalité du décret du 23/12/1958 pris sur la base de l'article 37 de la Constitution de 1958 réservant au pouvoir réglementaire un domaine autonome. Est, ainsi, implicitement affirmé que ce décret constitue un acte administratif susceptible d'un recours pour excès de pouvoir. Bien qu'appliqué à un type de règlement relativement récent, cette solution se fonde sur un principe ancien, consacré dès 1907.
Jusqu'à cette date, le juge administratif considérait, en effet, que l'acte émanant d'une autorité déléguée avait le même caractère que s'il était édicté par l'autorité délégante. Ainsi, les règlements d'administration publique pris sur la base d'une délégation du législateur pour la mise en œuvre d'un texte de loi déterminé (pouvoir réglementaire subordonné) étaient traditionnellement regardés comme des actes législatifs dont la juridiction administrative ne pouvait connaître.
Cette théorie de la délégation législative sera abandonnée par l’arrêt Chemins de fer de l'Est (CE, 06/12/1907). Dans cette affaire qui marque un tournant dans l’extension du contrôle juridictionnel de l'administration, le Conseil d’État juge que c'est la qualité de l'organe dont émane l'acte qui conditionne sa nature. En d'autres termes, la Haute juridiction fait prévaloir le critère organique dans la détermination de la nature juridique d'un acte. Ainsi, bien que pris sur la base d'une délégation du législateur, les règlements d'administration publique conservent, au regard de l'autorité qui les a édictés, le caractère d'acte administratif.
Cette jurisprudence sera appliquée aux différentes hypothèses de délégation législative auxquelles ont donné lieur les régimes constitutionnels successifs qu'a connu la France, qu'il s'agisse des décrets-lois sous la III° République, des décrets pris en vertu des lois d'habilitation spéciale sous la IV° République ou, encore, sous la V° République, des ordonnances prises dans le cadre de l'article 38 de la Constitution de 1958 (avant leur ratification) ou en vertu d'une loi référendaire (CE, ass., 19/10/1962, Canal, Robin et Godot). Dans chacune de ces hypothèses, le caractère administratif des actes a, ainsi, été déduit de la nature administrative de leur auteur.
Ce principe sera logiquement transposé aux règlements pris sur la base de l'article 37 de la Constitution. Le Conseil d’État considère, en effet, que, bien qu'intervenant dans des domaines qui échappent à la compétence du législateur, les mesures prises par le Gouvernement dans le cadre du pouvoir réglementaire autonome restent des actes administratifs (CE, sect., 26/06/1959, Syndicat général des ingénieurs-conseil). C'est cette position qui permet au Conseil d’État, d'examiner, dans l’arrêt So. Eky, la légalité du décret du 23/12/1958.
Appliquée aux règlements autonomes, la solution consacrée en 1907 se voit, ainsi, confortée. Elle connaît, cependant, des limites dont on retrouve l'une des illustrations en l'espèce.
2 – Les ordonnances prises sur la base de l'article 92 de la Constitution sont des actes législatifs
Le Conseil d’État considère, dans l’arrêt So. Eky, que les ordonnances prises sur la base de l'article 92 de la Constitution constituent des actes insusceptibles d'un recours pour excès de pouvoir. Cet article avait pour objet d'autoriser le Gouvernement à prendre les mesures législatives nécessaires à la mise en place des nouvelles institutions lors de la période transitoire qui a accompagnée l'avènement de la V° République.
Cette solution n'est autre que le pendant du principe consacré par la jurisprudence Chemins de fer de l'Est. Si cette dernière a considérablement étendu le champ des actes pouvant être déférés devant le juge administratif, elle laisse, cependant, hors de sa portée, dans le cadre d'un contrôle par voie d'action du moins, les actes des autorités législatives qui, en vertu du critère organique, sont des actes législatifs.
Échappent, ainsi, au contrôle du juge administratif, les actes pris par les autorités investies, de manière permanente, par la Constitution du pouvoir législatif, c'est-à-dire les lois proprement dites, qu'elles soient adoptées par le Parlement ou par voie référendaire.
De la même façon, les décisions de nature législative prises par une autorité exécutive exerçant, à titre provisoire, les attributions relevant en temps normal du législateur ne peuvent faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. C'est le cas de certains actes pris en période exceptionnelle : le Conseil d’État s'est ainsi, refusé à connaître des lois édictées par le Gouvernement de Vichy ou des ordonnances du Comité français de la libération nationale et du Gouvernement provisoire de la République française. C'est, aussi, le cas des actes de nature législative pris par des autorités administratives en faveur desquelles la Constitution a prévu, pour une période limitée, un transfert de la compétence législative. C'est, là, l'apport de l'arrêt So. Eky : le Conseil d’État regarde, en effet, l'ordonnance du 23/12/1958 prise sur la base de l'article 92 de la Constitution comme un acte législatif, dont il ne peut, dès lors, connaître. Il retiendra la même position deux ans plus tard à propos des décisions portant sur des matières législatives prises par le chef de l’État en vertu de l'article 16 de la Constitution (CE, ass., 02/03/1962, Rubin de Servens).
L’arrêt So. Eky apporte à la théorie de la loi et du règlement à un autre niveau : celui de leur domaine de compétence.
B – Des précisions quant aux domaines respectifs de la loi et du règlement
Le Conseil d’État estime, en l'espèce, que le Gouvernement était compétent pour édicter des contraventions en matière d'usage de faux moyens de paiement (2). Il s'agit, là, de l'application du nouveau régime de répartition de compétence entre législateur et pouvoir réglementaire instauré par la Constitution de 1958 (1).
1 – Les domaines de compétence respectifs de la loi et du règlement sous la Constitution de 1958
Traditionnellement, l'édiction des normes à caractère général et impersonnel incombait principalement au législateur. Le dogme de « la loi - expression de la volonté générale » avait, en effet, pour résultat de faire de la loi la norme de principe et du règlement une norme subordonnée, cantonnée à la seule exécution des lois. Tel était le schéma de principe jusqu'en 1958, bien que certaines pratiques aient pu, parfois, donné au pouvoir réglementaire un rôle plus affirmé (voir par exemple, les décrets-lois sous les III° et IV° Républiques).
Pour faire face à la toute puissance du Parlement, les constituants de 1958 décidèrent, alors, d’en circonscrire les prérogatives à quelques matières jugées essentielles. La Constitution de 1958 opère, ainsi, une véritable révolution en concédant à la loi une compétence d'attribution et en offrant au pouvoir réglementaire la compétence de principe.
Le législateur se voit, donc, doté d'un domaine circonscrit à certaines matières limitativement énumérées par l'article 34 de la Constitution. Celles-ci sont de deux sortes. Il y a, d’abord, les matières dans lesquelles la loi fixe les règles, le pouvoir réglementaire n'intervenant qu'au stade de l'exécution des lois : il s’agit notamment des droits civiques et des garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, la nationalité, les régimes matrimoniaux ou, encore, la détermination des crimes et délits et des peines qui leurs sont applicables, … Il y a, ensuite, les matières dans lesquelles la loi fixe les principes fondamentaux : l’on peut citer l’organisation générale de la défense nationale, la libre administration des collectivités locales ou l'enseignement, … Ici, le législateur doit se contenter de fixer les grands principes, à charge pour le pouvoir réglementaire, dont la marge de manœuvre est plus importante, de compléter l’œuvre du législateur.
A côté de cet article cardinal, prennent place diverses dispositions particulières attribuant pour un cas bien précis compétence au législateur. Il en va ainsi de la disposition imposant une ratification législative de certains traités (art. 53) ou de celle prévoyant que les collectivités territoriales sont créées par la loi (art. 72). Il faut, aussi, rappeler les diverses dispositions du préambule de la Constitution attribuant compétence au législateur dans certaines matières, telle que celle consacrant le principe de légalité des infractions qui pose question en l’espèce.
Quant au pouvoir réglementaire, si les règlements d’exécution des lois subsistent toujours, la nouveauté de la Constitution de 1958 réside dans l'existence d'un domaine propre réservé au règlement d'où les lois sont, en principe, exclues. Plus même, le gouvernement se voit doté de la compétence de principe pour l’édiction des normes générales, c’est-à-dire qu’il peut intervenir dans toutes les matières, à l’exception de celles attribuées à la loi par la Constitution (art.37 al.1°). On parle, alors, de pouvoir réglementaire autonome.
Afin d'assurer le respect par le législateur de ce domaine, la Constitution a mis en place trois mécanismes. Le premier est l'exception d’irrecevabilité instituée par son article 41 : celui-ci permet, au cours de la procédure parlementaire, au Gouvernement ou au président de l'assemblée saisie de s'opposer à l'adoption d'un texte de loi intervenant dans le domaine réglementaire. Les deux autres procédures concernent les lois déjà adoptées intervenues dans une matière réglementaire (art. 37 al. 2). Ainsi, les lois édictées avant l’entrée en vigueur de la Constitution de 1958 peuvent être modifiées ou abrogées par décret pris après simple avis du Conseil d’État. Quant à celles votées après l’entrée en vigueur de la Constitution, elles peuvent être modifiées ou abrogées par décret après avoir obtenu du Conseil constitutionnel la déclaration de leur caractère réglementaire. On parle, dans ce dernier cas, de délégalisation.
Bien que pleinement affirmée, la séparation des domaines de la loi et du règlement n'a pas eu dans les faits toute la portée que les constituants auraient souhaité lui accorder. En effet, le législateur a tendance à déborder du domaine qui lui est réservé, sans que le Gouvernement use des moyens à sa disposition pour s'y opposer. Par ailleurs, l'article 34 de la Constitution a été interprété de manière extensive par le Conseil constitutionnel. Enfin, les règlements autonomes demeurent des actes administratifs et sont, à ce titre, soumis au respect de l'ensemble des sources de la légalité, dont les lois.
Quelle est, alors, l'application que fait le Conseil d’État de ces principes dans l’arrêt So. Eky ?
2 – La compétence du pouvoir réglementaire pour créer des contraventions en matière d'usage de faux moyens de paiement
Le juge administratif examine, en l'espèce, la légalité du décret du 23/12/1958 qui prévoit l'application d'une amende de 2 000 à 4 000 francs et d'un emprisonnement de trois jours au plus (huit en cas de récidive) aux personnes détenant ou faisant usage de faux moyens de paiement. La question est donc de savoir si le pouvoir réglementaire avait compétence pour édicter de telles sanctions. Pour y répondre, le Conseil d’État adopte une démarche en deux temps.
Au plan des principes, il fait, d'abord, appel aux dispositions constitutionnelles applicables en matière de sanctions pénales. Ainsi, l'article 8 de la Déclaration de 1789 prévoit que le régime des infractions pénales relève du domaine de la loi. Cependant, l’article 34 de la Constitution ne prévoit la compétence du législateur que pour la détermination des crimes et délits et des peines qui leurs sont applicables. A aucun moment, cet article ne vise l'hypothèse des contraventions. Le juge en déduit, alors, que les constituants ont entendu, par l'article 34, déroger au principe général énoncé par l’article 8 de la Déclaration de 1789. Il s'agit, là, de l'application d'un principe élémentaire de la théorie juridique au terme duquel une disposition spéciale déroge à une disposition générale. Dès lors, n'étant pas intégré dans l'énumération des matières relevant de la loi, le régime des contraventions relève, en application de l'article 37 de la Constitution, du pouvoir réglementaire.
Encore faut-il, cependant, que les infractions visées par le décret du 23/12/1958 constituent des contraventions. Le juge administratif s'attache, alors, à les définir. Ainsi, au terme de l'article 1° du Code pénal, une contravention est une infraction punie de peines de police. Ces dernières consistent en un emprisonnement qui ne peut excéder deux mois, une amende de 200 000 francs au maximum et la confiscation de certains objets saisis. En l'espèce, les peines prévues par le décret attaqué sont nettement en-deçà de ces plafonds. Les infractions visées sont donc punies de simples peines de police et constituent, dès lors, des contraventions. Le Gouvernement avait donc compétence pour les définir et prévoir les peines qui leurs sont applicables.
Les requérants invoquaient aussi la violation de l'article 4 du Code pénal édicté par la loi du 12/02/1810 qui prévoit que nulle contravention ne peut être punie de peines qui n'aient été prononcées par la loi. Le Conseil d’État estime, cependant, que ces dispositions législatives sont incompatibles avec la répartition des compétences définie par la Constitution de 1958 et doivent, dès lors, être considérées comme abrogées.
La solution de l’arrêt So. Eky apparaît, donc, très favorable au pouvoir réglementaire. Elle tranche, ainsi, avec la politique que suivra le juge administratif par la suite : celui-ci interprétera, en effet, de manière extensive les articles définissant la sphère de compétence du législateur.
CE, sect., 12/02/1960, Soc. Eky
Vu sous le n° 46922 la requête présentée pour la Société Eky... ladite requête enregistrée au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat le 24 février 1959 et tendant à ce qu’il plaise au Conseil d’annuler pour excès de pouvoir les dispositions des articles R. 30-6°, R. 31, dernier alinéa, R. 32, dernier alinéa et R. 33, alinéa 1er du Code pénal, édictées par l’article 2 du décret n° 58-1303 du 23 décembre 1958 ;
Vu sous le n° 46923 la requête présentée pour la société susnommée, ladite requête enregistrée comme ci-dessus le 24 février 1959 et tendant à ce qu’il plaise au Conseil annuler pour excès de pouvoir l’article 136 du Code pénal (article 13 de l’ordonnance du 23 décembre 1958) ;
Considérant que les requêtes susvisées de la Société Eky présentent à juger des questions connexes ; qu’il y a lieu de les joindre pour y être statué par une seule décision ;
Sur le pourvoi n° 46923 dirigé contre les dispositions de l’article 136 du Code pénal, édictées par l’ordonnance du 23 décembre 1958 ;
Considérant que l’ordonnance susvisée a été prise par le Gouvernement en vertu de l’article 92 de la Constitution du 4 octobre 1958, dans l’exercice du pouvoir législatif ; que, dans ces conditions, elle ne constitue pas un acte de nature à être déféré au Conseil d’Etat par la voie du recours pour excès de pouvoir ;
Sur le pourvoi n° 46922 dirigé contre les dispositions des articles R. 30, alinéa 6, R. 31 dernier alinéa, R. 32, dernier alinéa et R. 33 du Code pénal édictées par le décret du 23 décembre 1958 ;
Sur les moyens tirés de la violation de l’article 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme et de l’article 34 de la Constitution ;
Considérant que, si l’article 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 à laquelle se réfère le Préambule de la Constitution pose le principe que « nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit », l’article 34 de la Constitution qui énumère les matières relevant du domaine législatif, dispose que la loi fixe « les règles concernant... la détermination des crimes et délits et les peines qui leur sont applicables » ; que ni cet article ni aucune autre disposition de la Constitution ne prévoit que la matière des contraventions appartient au domaine de la loi ; qu’ainsi il résulte de l’ensemble de la Constitution et, notamment, des termes précités de l’article 34 que les auteurs de celle-ci ont exclu dudit domaine la détermination des contraventions et des peines dont elles sont assorties et ont, par conséquent, entendu spécialement déroger sur ce point au principe général énoncé par l’article 8 de la Déclaration des Droits ; que, dès lors, la matière des contraventions relève du pouvoir réglementaire par application des dispositions de l’article 37 de la Constitution ;
Considérant que, d’après l’article 1er du Code pénal, l’infraction qui est punie de peines de police est une contravention ; qu’il résulte des articles 464, 465 et 466 dudit code que les peines de police sont l’emprisonnement pour une durée ne pouvant excéder deux mois, l’amende jusqu’à un maximum de 200.000 francs et la confiscation de certains objets saisis ; que les dispositions attaquées des articles R. 30 et suivants du Code pénal punissent d’une amende de 2.000 à 4.000 francs et d’un emprisonnement de trois jours au plus et, en cas de récidive, de huit jours, ceux qui auront accepté, détenu ou utilisé des moyens de paiement ayant pour objet de suppléer ou de remplacer les signes monétaires ayant cours légal ; que les infractions ainsi visées se trouvant punies de peines de simple police, constituent des contraventions ; que, dès lors, c’est par une exacte application de la Constitution que le Gouvernement, par voie réglementaire, les a définies et a fixé les peines qui leur sont applicables ;
Sur le moyen tiré de la violation de l’article 4 du Code pénal :
Considérant qu’il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que l’article 4 dudit code édicte par la loi du 12 février 1810 est incompatible avec les dispositions des articles 34 et 37 de la Constitution du 4 octobre 1958 en tant qu’il a prévu que nulle contravention ne peut être punie de peines qui n’aient été prononcées par la loi et doit, par suite, être regardé comme abrogé sur ce point ;
Sur le moyen tiré de la violation des conventions internationales et des dispositions législatives telles que les articles 1235 et suivants du Code civil et 110 et suivants du Code de commerce permettant le recours à des moyens de paiement autres que les signes monétaires ;
Considérant qu’il ressort des termes des articles R. 30 et suivants du Code pénal, que ces articles n’ont eu nullement pour objet d’interdire l’acceptation, l’utilisation ou la détention des moyens de paiement tels que le chèque bancaire ou les effets de commerce, auxquels les conventions internationales susvisées et les dispositions précitées du Code civil et du Code de commerce reconnaissent un caractère légal ; que, dans ces conditions, le moyen tiré de la violation desdites dispositions ou conventions est inopérant ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que les requêtes susvisées ne sauraient être accueillies.
Décide :
Article 1er. - Les requêtes susvisées de la Société Eky sont rejetées.
