L'invocabilité du préambule de la Constitution de 1958 (fiche thématique)

Introduction

Longtemps, la doctrine s'est interrogée sur la valeur juridique des préambules constitutionnels. Ce fut le cas pour le préambule de la Constitution de 1946, mais aussi pour celui de la Constitution de 1958. Dispositions imprécises, simples pétitions de principe, proclamations politico-philosophiques dénuées de portée normative. Tels étaient les qualificatifs qui revenaient, de manière récurrente, sous la plume des commentateurs. Souvent exprimées en des termes généraux, les dispositions de ces textes dénotent, en effet, par rapport aux canons habituels des règles de droit. Il suffit pour s'en convaincre de parcourir les textes auxquels renvoie le préambule de 1958 (Déclaration de 1789, préambule de 1946 et Charte de l'environnement).

La réponse à cette question fut, cependant, aussi rapide qu'explicite : le Conseil d’État reconnu, en effet, une pleine valeur constitutionnelle au préambule de 1946, puis à celui de 1958 quelques années seulement après l'adoption de chacune de ces constitutions. Tous les doutes n'étaient pas, pour autant, levés. En effet, s'est rapidement fait jour un autre problème désigné par le terme d'invocabilité ou d'applicabilité directe. Celui-ci revient à s'interroger sur la portée juridique concrète des dispositions des préambules. Plus précisément, il s'agit de déterminer si ces dernières peuvent être invoquées par les justiciables à l'appui d'un recours contentieux au même titre que n'importe quelle autre règle de droit.

Délaissant toute position de principe, le Conseil d’État adopta, ici, une approche des plus pragmatique en analysant, au cas par cas, chaque disposition sur la base de deux critères : le degré de précision de la disposition et l'existence d'un renvoi à la loi.  Cette grille d'analyse classique et binaire semble, cependant, avoir fait son temps. Se profile, en effet, une lecture beaucoup plus fine de la portée juridique des principes issus du préambule constitutionnel.

L'ensemble des ces solutions amène, alors, à une double interrogation : pourquoi le problème se pose-t-il (I) ? ; et, comment peut-on le résoudre (II) ?

I – Pourquoi le problème se pose ?

La problématique de l'invocabilité des dispositions du préambule de la Constitution trouve sa source dans le fait que ces dispositions sont souvent exprimées en des termes très généraux (A). Cette caractéristique emporte deux interrogations : la première est liée à la valeur constitutionnelle de ces dispositions (B), la seconde à la possibilité pour les justiciables de fonder sur elles un recours contentieux, c'est-à-dire à leur invocabilité (C).

A - La généralité des dispositions du préambule de la Constitution

Ce qui frappe, d'emblée, à la lecture du préambule de la Constitution et des textes auxquels il renvoie est le caractère, pour le moins, imprécis de leurs dispositions. Plus déclaratoires que normatives, ces dernières semblent se situer au carrefour du droit, de la politique et de la philosophie politique. C'est, ainsi, le cas de nombre de principes issus du préambule de la Constitution de 1946, tels que « la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » (alinéa 10) ou encore la Nation garantit à tous « la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs » (alinéa 11). Pour comprendre cette orientation, deux explications peuvent être avancées : l'une tient à l'objet même d'un préambule, l'autre au rang dans la hiérarchie des normes de la Constitution.

Selon une définition communément admise, le préambule d'un texte juridique, tel qu'une loi ou un traité international, est une partie préliminaire dans laquelle les auteurs du texte énoncent les intentions, buts, motifs ou principes qui les ont guidés dans sa rédaction.   Les préambules constitutionnels n'ont pas d'autre fonction. Mais, cette dernière prend ici un relief particulier du fait que le préambule se rapporte à la Charte fondamentale de l'ordre juridique, c'est-à-dire la norme à l'aune de laquelle toutes les autres doivent s'apprécier. Il est donc fréquent que les constituants utilisent cette introduction au texte constitutionnel pour proclamer solennellement les valeurs fondatrices de la société, qu'il s'agisse des droits et libertés des citoyens ou encore des principes fondamentaux de l'organisation de la collectivité.

Le fait que le préambule se rapporte à la Constitution emporte une autre conséquence : elle tient à l'un des principes de base de la théorie juridique selon lequel plus on monte dans la hiérarchie des normes, plus les principes sont généraux. En d'autres termes, plus une norme est appelée à servir de fondement à d'autres normes, plus cette norme se doit de se départir de ses aspérités pour pouvoir les embrasser toutes. Il est donc parfaitement logique que les principes contenus dans les préambules constitutionnels soient affectés d'un haut degré de généralité.

Cette caractéristique n'est, cependant, pas sans heurter la conception traditionnelle des règles de droit et pose, à ce titre, deux questions. Les principes du préambule de la Constitution peuvent-ils être regardés comme ayant valeur constitutionnelle ou s'agit-il de simples déclarations de principes dépourvues de sanction en droit positif. ? Et, dans la première hypothèse, peuvent-ils produire des effets de droit au même titre que n'importe quelle norme juridique et être, ainsi, invoqués à l'appui d'un recours contentieux ?

B - Question 1 : toutes les dispositions du préambule ont-elles valeur constitutionnelle ?

La réponse à cette question a, d'abord, été apportée par la juridiction administrative. Ce fut le cas à propos du préambule de la Constitution de 1946 sous la IV° République : par son arrêt Dehaene (CE, ass.., 07/07/1950), le  Conseil d'Etat a reconnu la valeur de force de loi constitutionnelle audit texte. Il renouvellera cette position à propos du préambule de  la Constitution de 1958 avec l’arrêt So. Eky (CE, sect.., 12/02/1960). Plus récemment, cette position a été appliquée à la Charte de l'environnement intégrée au préambule de 1958 en 2005 (CE, ass.., 3/10/2008, Commune d'Annecy).

Quant au Conseil constitutionnel, il proclamera que le préambule fait corps avec la Constitution et a une place identique au sein de l'ordre juridique, au terme d'une décision fondatrice par laquelle il consacrera le principe fondamental reconnu par les lois de la République relatif à la liberté d'association (CC, 16/07/1971, Liberté d’association). Il étendra cette solution à la Charte de l'environnement en 2008 (CC, 19/06/2008, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés).

La nature particulière des dispositions du préambule constitutionnel n'a donc pas empêché les juridictions administrative et constitutionnelle de reconnaître leur valeur juridique. Toutes ces dispositions ont-elles, pour autant, la même portée juridique que n'importe quelle règle de droit ? En un mot, sont-elles invocables par les justiciables ?

C - Question 2 : toutes les dispositions du préambule sont-elles invocables ?

La question de l'invocabilité d'une règle de droit, aussi appelée applicabilité directe, renvoie à la possibilité pour les administrés de fonder leur demande d'annulation d'un acte administratif sur la méconnaissance par ce dernier d'une norme juridique. En d'autres termes, les requérants peuvent-ils invoquer à l'appui de leur recours contentieux une règle de droit donnée ?

Cette question touche au cœur de ce qu'est une règle de droit. Par définition, une norme juridique se doit d’être dotée d'un degré de clarté et de précision suffisant pour pouvoir produire des effets de droit, c'est-à-dire créer des droits et des obligations au profit ou à la charge des administrés. Ce n'est qu'à cette condition qu'elle pourra, alors, être invoquée par les justiciables. A l'inverse, un texte trop vague et général ne saurait, faute pour la règle qu'il énonce d’être déterminée avec suffisamment de précision, influencer la situation juridique des administrés et, par suite, fonder un recours contentieux. 

Cette problématique prend tout son sens au regard des dispositions contenues dans le préambule de la Constitution. Il s'agit, en effet, souvent de règles imprécises, exposées en des termes généraux, qui ne respectent pas les canons de la juridicité. La question se pose, alors, de savoir si ces règles peuvent produire des effets de droit et si, par suite, elles peuvent être invoquées par les administrés à l'appui de leur contestation d'un acte administratif ? Pour répondre à cette question, le juge administratif procède à une appréciation au cas par cas de chaque disposition, sur la base de critères qui semblent appelés à évoluer.

II – Comment résoudre le problème ?

La doctrine distingue habituellement deux critères pour déterminer si une disposition du préambule constitutionnel est invocable. Le premier tient à son degré de précision (A). Le second se rapporte à l'existence ou non d'un renvoi à la loi dans la disposition (B). Cette grille de lecture semble, cependant, appelée à évoluer vers un examen beaucoup plus fin de l'invocabilité des principes du préambule (C).

A - L'approche fondée sur le degré de précision

Pour déterminer quelle disposition du préambule est d'applicabilité directe, le juge administratif fait la distinction entre celles qui sont suffisamment précises et celles qui sont rédigées en des termes vagues et généraux.

Les premières produisent, par elles-mêmes, des effets de droit et sont, dès lors, applicables immédiatement. A titre d'exemple, l'on peut citer l'article 6 de la Déclaration de 1789 au terme duquel «  tous les citoyens … sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois public, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » (CE, ass., 16/12/1988, Bleton), ou encore l'alinéa 10 du préambule de la Constitution de 1946 qui prévoit que « la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » (CE, ass.., 08/12/1978, GISTI).

A l'inverse, les dispositions imprécises ne se suffisent pas à elles-mêmes et doivent faire l'objet d'un texte, tel qu'une loi ou une convention internationale, pour en déterminer le contenu. C'est, alors, ce texte qui modifiera la situation juridique des administrés. Et, c'est sur lui que devront se fonder les justiciables dans le cadre de leur recours contentieux. Le Conseil d’État a, ainsi, jugé que « le principe posé par les dispositions du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, auquel se réfère la Constitution du 4 octobre 1958, aux termes desquelles  «  La Nation garantit à tous la protection de la santé, de la sécurité matérielle, le repos et les loisirs » ne s'impose à l'autorité administrative, en l'absence de précision suffisante, que dans les conditions et les limites définies par les dispositions contenues dans les lois ou dans les conventions internationales incorporées au droit français ». La Haute juridiction en conclue, alors, que le requérant ne peut invoquer ce principe indépendamment de dispositions législatives ou conventionnelles (CE, 28/07/2004, Préfet de police c/ Nait Saada).

B - L'approche fondée sur l'existence d'un renvoi à la loi

Il arrive que certaines dispositions du préambule de la Constitution consacrent un droit ou un principe tout en renvoyant à une loi pour en préciser les modalités d'application. Le question se pose, alors, de savoir si la règle en cause est invocable indépendamment de dispositions législatives la concrétisant ou si elle ne peut servir de base à un recours contentieux que dès lors qu'une loi en aura précisé les contours.

Cette question s'est, notamment, posée à propos de la Charte de l'environnement dont nombre de principes procèdent à un tel renvoi. Ainsi, son article 7 sur le principe de participation prévoit que ce droit s'exerce « dans les conditions et les limites définies par la loi ». Le rapporteur du projet de loi constitutionnelle devant l'Assemblée nationale en déduisait, alors, que « le droit d'accès à l'information et le droit de participation en matière d'environnement ne seront ni directement applicables, ni directement invocables devant le juge car leur mise en œuvre passe par la loi ».

Le Conseil d’État a semblé faire sienne cette position. Celui-ci a, en effet, jugé que « lorsque des dispositions législatives ont été prises pour assurer la mise en œuvre des principes énoncés aux articles 1, 2 et 6 de la Charte de l'environnement (…) la légalité des décisions administratives s'apprécie par rapport à ces dispositions » (CE, 19/06/2006, Ass. Eau et rivières de la Bretagne). Ces mots semblaient, ainsi, accréditer la thèse d'une nécessaire médiation de la loi pour concrétiser les principes de la Charte qui appellent à une intervention du législateur. Cette solution apparaît, cependant, isolée. Et, il est bien difficile de trouver des décisions qui se font l'écho du critère du renvoi à la loi. Bien au contraire, certains arrêts semblent lui dénier toute effectivité. La refonte de la grille de lecture classique qu'esquisse le rapporteur public dans l'arrêt Commune d'Annecy semble donc la bienvenue.

C - L'approche esquissée à l'occasion de l'arrêt Commune d'Annecy

Dans ses conclusions sur l'arrêt Commune d'Annecy relatif à la Charte de l'environnement, le rapporteur public, M. Aguila, esquisse une approche plus fine de l'invocabilité des dispositions du préambule constitutionnel. L'intéressé déclare, ainsi, que « tout justiciable doit pouvoir se prévaloir de la Charte devant le juge, et tout particulièrement devant le juge administratif ». Précisant son propos, M. Aguila, relève que « ni le caractère imprécis d'une disposition constitutionnelle, ni le fait qu'elle renvoie à la loi ne constituent un obstacle à son invocation contre un acte administratif ». L'on retrouve, là, les deux critères traditionnellement retenus par la doctrine pour apprécier l'invocabilité des dispositions du préambule. L'un après l'autre, M. Aguila tente, alors, d'en proposer une lecture différente de celle qui a habituellement cours.

S'agissant du premier critère, l'intéressé considère qu'une disposition même imprécise conserve un caractère normatif et peut, dès lors, être invoquée devant le juge. A titre d'exemple, les principes de laïcité ou de dignité de la personne humaine sont particulièrement imprécis, mais sont, pourtant, invocables par les administrés. 

M. Aguila précise et nuance, ensuite, son analyse. Pour le rapporteur public, « la portée concrète d'un principe peut varier selon son degré de précision, selon son objet, ou selon la nature du contentieux ». Ainsi, là où la grille de lecture classique faisait du degré de précision le critère principal, voire unique de l'invocabilité d'une disposition, M. Aguila en retient, au contraire, trois qui peuvent, d'ailleurs, se combiner.

Le rapporteur public évoque, d'abord, de manière succincte les deux premiers critères.  Sur le degré de précision, il fait sienne les solutions habituelles en rappelant que les principes trop généraux ne pourront pas être invoqués devant le juge tant que le législateur n'en aura pas précisé les conditions d'application et les limites. Quant au critère tiré de l'objet de la disposition, il fait référence au caractère plus ou moins réalisable du principe : son invocabilité sera, alors, fonction du degré de réalisme qui le caractérise.

Plus intéressantes, sont les remarques de M. Aguila relatives à la nature du contentieux. Pour celui-ci, l'invocabilité d'une disposition, même imprécise, du préambule doit s'apprécier en fonction de la nature du contentieux. Ainsi, « un principe constitutionnel trop général peut difficilement servir de base directe à la reconnaissance d'un droit subjectif au profit d'un particulier » (hypothèse d'une action en responsabilité, par exemple). En revanche, ce principe « peut normalement toujours être invoqué dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir contre un acte réglementaire ». En d'autres termes, l'imprécision d'une disposition ne doit pas avoir pour effet automatique de la rendre non invocable. Cette imprécision doit, au contraire, s'apprécier au regard de la nature du contentieux dans lequel s'inscrit la requête du justiciable. Il faut, ainsi, considérer la norme invoquée et l'objet de la demande. 

En ce qui concerne le critère tiré du renvoi à la loi, M. Aguila considère que le juge administratif n'a jamais interprété un tel renvoi comme interdisant d'invoquer un principe constitutionnel à l'encontre d'un acte administratif. C'est, ainsi, que dans l'arrêt Dehaene sur le droit de grève, le juge a fait application dudit principe, alors que la disposition renvoyait, pourtant, à des textes de lois et que ces derniers n'avaient, d'ailleurs, pas été pris.

Cette approche n’a, pour l’heure, pas été reprise solennellement par le Conseil d’Etat. Mais, plusieurs décisions attestent d’une volonté de celui-ci de faire évoluer sa jurisprudence. La jurisprudence Ass. Eau et Rivières de Bretagne a, ainsi, été abandonnée par l’arrêt Fédération nationale de la pêche en France (CE, ass., 12/07/2013) pris à propos de l’article 3 de la Charte de l’environnement. Le juge administratif suprême a, en effet, considéré qu’il lui appartient « au vu de l’argumentation dont il est saisi, de vérifier si les mesures prises pour l’application de la loi, dans la mesure où elles ne se bornent pas à en tirer les conséquences nécessaires, n’ont pas elles-mêmes méconnu ce principe [principe de prévention] ». Il faut comprendre par-là que lorsque le pouvoir règlementaire se borne à faire application d’une disposition législative, celle-ci fait, classiquement, écran. En revanche, lorsqu’il va au-delà de ce que la loi prévoit, le juge administratif peut apprécier directement la conformité du texte règlementaire au regard de l’article 3 de la Charte. En d’autres termes, la Haute juridiction admet l’invocabilité directe de l’article 3 de la Charte à l’encontre d’un acte administratif. Cette solution a, ensuite, été appliquée à l’article 1° de la même Charte (CE, 26/02/2014, Ass. Ban Abestos France et autres). Dans ces deux affaires, étaient en cause des actes administratifs règlementaires. L’on constate, ainsi, que le Conseil d’Etat avance à tâtons, souvent à propos de la Charte de l’environnement. Il lui revient, à présent, de préciser si ces solutions s’appliquent à d’autres articles de la Charte et, plus généralement, de systématiser ces principes comme il a pu le faire s’agissant de l'effet direct des conventions internationales (CE, ass., 11/04/2012, GISTI).