Introduction
A la différence du système américain où la Cour suprême peut censurer les arrêts rendus par les juridictions subordonnées, il n'existe pas de hiérarchie entre le Conseil constitutionnel d'une part et le Conseil d’État d'autre part. Le premier est un juge spécialisé en matière constitutionnelle, quand le second demeure le juge suprême de l'ordre juridictionnel administratif.
En revanche, il existe pour le juge administratif une obligation de respecter les décisions de son voisin du Palais Royal. En effet, aux termes de l'article 62 de la Charte fondamentale, ces dernières « s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». Si cette disposition est simple quant aux destinataires de l'obligation qu'elle pose, elle l'est moins quant à l'objet et à la portée de l'autorité, ainsi, conférée à ces décisions.
S'agissant de l'objet d'abord, c'est-à-dire des éléments des décisions du Haut Conseil qui bénéficient de l'autorité prévue par l'article 62, la position consensuelle que ce dernier a retenue n'a guère suscité d'interprétation divergente de la part du juge administratif.
S'agissant de la portée de cette autorité, en revanche, la position entreprenante du Conseil constitutionnel tranche avec celle plus orthodoxe du Conseil d’État. Le juge constitutionnel considère, ainsi, que l'interprétation donnée d'une disposition de la Constitution à l'occasion du contrôle d'une loi déterminée peut également être invoquée à l'encontre d'une autre loi, dès lors que celle-ci a un objet analogue. En d'autres termes, son interprétation d'un article constitutionnel s'impose chaque fois que cet article est en jeu, indépendamment de la loi à appliquer (sous la réserve de l'identité de contenu de la loi). Une telle position revient à rattacher l'autorité prévue par l'article 62 non pas à ses décisions, mais plus généralement à sa jurisprudence (I). A l'inverse, le Conseil d’État s'en tient à une lecture plus littérale de l'article 62 : il considère, en effet, que l'interprétation d'une disposition de la Charte fondamentale faite par le juge constitutionnel ne s'impose que lorsqu'est en cause devant lui l'application de la loi même qui a donné lieu à cette interprétation. Le juge administratif assimile, ainsi, l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel à la seule autorité de la chose jugée (II). Cette position ne semble pas devoir changer malgré l'instauration en 2008 de la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), laquelle a entraîné une plus grande prise en compte des décisions du juge constitutionnel par le juge administratif.
I - Pour le Conseil constitutionnel : une autorité attachée à sa jurisprudence
C'est par trois décisions que le Conseil constitutionnel a défini sa conception de l'autorité conférée par l'article 62 de la Charte fondamentale à ses décisions. Celui-ci adopte une interprétation extensive tant de l'objet (A) que de la portée (B) de cette autorité. Sur ce dernier point, son interprétation de l'article 62 tend à rapprocher ses décisions de véritables normes jurisprudentielles.
A - L'objet de l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel
La Haute juridiction a commencé par préciser ce sur quoi porte l'autorité de ses décisions. Elle a, ainsi, jugé que cette dernière « s'attache non seulement à leur dispositif mais aussi aux motifs qui en sont le soutien nécessaire et en constituent le fondement même » (CC, 16/01/1962). Dès lors, cette autorité vaut tant pour le jugement de constitutionnalité ou de non constitutionnalité stricto sensu (le dispositif) que pour l'analyse faite dans les considérants et par lesquels le juge motive sa position (les motifs).
Plus récemment, le Conseil a ajouté que l'autorité de ses décisions bénéficiait aussi aux réserves d'interprétation (CC, 02/12/2004). Il s'agit là d'une technique non prévue par les textes et imaginée par le Conseil pour s'affranchir de l'alternative déclaration de constitutionnalité / censure en déclarant une disposition législative conforme à la Constitution à condition qu'elle soit interprétée de la façon indiquée par lui.
Si ces solutions déterminaient précisément ce qui au sein des décisions de la Haute juridiction est revêtu de l'autorité conférée par l'article 62, elles laissaient, cependant, en suspens la question de la portée de cette autorité.
B - La portée de l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel
Répondre à cette question revient à déterminer si l'autorité d'une décision du Conseil constitutionnel peut être invoquée à l'encontre de la seule la loi à l'occasion de laquelle la décision a été rendue ou également à l'encontre d'autres lois. En la matière, celui-ci a fait évoluer sa position.
Dans un premier temps, il a considéré que « l'autorité de chose jugée attachée à la décision du Conseil constitutionnel du 22 octobre 1982 est limitée à la déclaration d'inconstitutionnalité visant certaines dispositions de la loi qui lui était alors soumise ; qu'elle ne peut être utilement invoquée à l'encontre d'une autre loi conçue, d'ailleurs, en termes différents » (CC, 20/07/1988). Avec cette solution, le Haut Conseil adoptait une conception restrictive de l'autorité de ses décisions. Il estimait, en effet, que cette dernière ne peut être opposée qu'à la loi qui lui a été déférée, c'est-à-dire celle qui a donné lieu à la décision, et ne peut, dès lors, être invoquée lorsqu'il s'agit d'une autre loi.
Dans un second temps, cependant, la Haute juridiction a nuancé sa position en jugeant que « si l'autorité attachée à une décision du Conseil constitutionnel déclarant inconstitutionnelles des dispositions d'une loi ne peut en principe être utilement invoquée à l'encontre d'un autre loi conçue en termes distincts, il n'en va pas ainsi lorsque les dispositions de cette loi, bien que rédigées sous une forme différente, ont, en substance, un objet analogue à celui des dispositions législatives déclarées contraires à la Constitution » (CC, 08/07/1989). En d'autres termes, le juge constitutionnel décide que l'autorité qui s'attache à l'une de ses décisions peut aussi être invoquée à l'encontre d'une loi qui n'est pas celle qui lui a été initialement déférée, à condition qu'elle ait le même objet.
Cette seconde solution est de nature à accroître sensiblement la portée de l'article 62 puisqu'elle confère aux décisions du Conseil constitutionnel une autorité qui peut être opposée tant à la loi effectivement déférée qu'aux autres lois. La seule condition dans cette deuxième hypothèse est que ces lois aient un contenu analogue à celui de la loi dont le Conseil a eu à connaître. En prenant cette position, le juge constitutionnel tend, alors, à regarder l'autorité prévue par l'article 62 de la Loi fondamentale comme visant non ses décisions, mais plus généralement sa jurisprudence. Ce n'est pas dans cette voie que s'est engagé le juge administratif.
II - Pour le Conseil d'État : une autorité limitée à la chose jugée
Si la position du Conseil d’État ne diffère pas de celle du Conseil constitutionnel quant à l'objet de l'autorité des décisions de ce dernier, il n'en va pas de même en ce qui concerne la portée de cette autorité. D'une manière générale, le juge administratif ne reconnaît force obligatoire à une décision du juge constitutionnel que lorsqu'est en jeu devant lui la même loi que celle qui a été soumise à ce dernier (A). Si ce n'est pas le cas, il ne s'estime pas lié par la position de son voisin du Palais Royal (B). En un mot, seule la chose jugée par le Conseil constitutionnel s'impose à lui. Cette position semble appelée à perdurer malgré la création d'un contrôle de constitutionnalité a posteriori dans le cadre de la QPC (C).
A - Une pleine autorité lorsque la loi est la même
Le juge administratif accorde aux décisions du Conseil constitutionnel l'autorité prévue à l'article 62 de la Constitution lorsqu'il est fait application devant lui de la même loi que celle à l'occasion de laquelle le juge constitutionnel a rendu sa décision (CE, ass., 20/12/1985, SA Etablissements Outters). Pour que l'article 62 s'applique, il est donc nécessaire qu'il y ait identité tant d'objet (la même loi) que de cause (le même article constitutionnel) : il s'agit là des deux éléments que retient l'article 1351 du Code civil pour définir la notion « d'autorité de la chose jugée » (l'élément afférent à l'identité des parties n'étant pas pris en compte dans le cadre du contrôle de constitutionnalité qui est un contentieux objectif). Le juge administratif suprême assimile, ainsi, l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel à l'autorité de la chose jugée.
C'est la même logique qui est appliquée aux réserves d'interprétations. Le Conseil d’État estime, en effet, que, pour l'application et l'interprétation d'une loi, il est lié par les réserves d'interprétation énoncées par le Conseil constitutionnel dans sa décision statuant sur la conformité de cette loi à la Constitution (CE, ass,., 11/03/1994, SA La Cinq).
Sur ces deux points, le juge administratif adopte de l'article 62 de la Constitution la même interprétation que celle que retient le juge constitutionnel. Il s'en écarte, cependant, lorsque la loi qu'il a à appliquer n'est pas celle qui a été déférée au Conseil constitutionnel.
B - Une absence d'autorité lorsque la loi n'est pas la même
Lorsque la loi en jeu devant lui n'est pas celle qui a donné lieu à la décision du Conseil constitutionnel, le Conseil d’État se refuse à considérer que l'article 62 de la Constitution s'applique. Concrètement, cela signifie qu'en présence d'une loi sur laquelle le juge constitutionnel n'a pas eu à statuer, le juge administratif estime qu'il est libre de se déterminer, alors même que la question de principe soulevée par l'affaire a déjà reçu une réponse de la part du Conseil constitutionnel à propos d'une autre loi.
Ainsi, l'interprétation donnée par le Conseil constitutionnel d'une disposition de la Constitution à propos d'un texte de loi déterminé ne vaut pas, pour le juge administratif, à l'égard de toutes les lois. Elle ne s'impose à lui que lorsqu'il a à appliquer la loi même qui a été déférée au juge constitutionnel. S'il s'agit d'une autre loi, le Conseil d’État estime qu'il n'est pas lié par la position prise par ce dernier. Ce faisant, le juge administratif se réserve, dans cette seconde hypothèse, la compétence d'interpréter lui-même la Loi fondamentale et manifeste, ainsi, qu'il n'entend pas être lié par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Pour autant, dans ce travail d'analyse, il retient, parmi les divers arguments juridiques pertinents, ceux qui ont conduit le juge constitutionnel à adopter sa solution, tout comme il peut s'inspirer des positions prises par ce dernier même si elles ne s'imposent pas à lui dans ce cas-là : c'est ce que M. Genevois a qualifié d'autorité « persuasive » de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Ainsi, s'explique que les deux interprétations soient le plus souvent identiques. Mais, des discordances sont théoriquement possibles et sont, bien que rarement, déjà advenues.
Quant aux « réserves d'interprétation par ricochet », c'est la même logique que suit le Conseil d’État. Il s'agit de réserves que le juge constitutionnel énonce à propos, non du texte dont il est saisi, mais d'une loi antérieure qui ne lui a pas été soumise avant promulgation, mais à laquelle il se réfère au moment de se prononcer sur la constitutionnalité de la loi déférée. En la matière, le Conseil d’État refuse de considérer que ce type de réserve a, à son égard, force obligatoire (CE, sect., 22/06/2007, Lesourd).
Finalement, le juge administratif s'en tient à la position prise par le Conseil constitutionnel en 1988 et ne suit pas l'évolution réalisée par ce dernier en 1989. Cette ligne de conduite ne semble pas devoir changer du fait de l'instauration de la Question prioritaire de constitutionnalité.
C - Une position remise en cause par la QPC ?
La Question prioritaire de constitutionnalité, introduite par la révision constitutionnelle du 23/07/2008, a conféré au Conseil d’État un rôle inédit jusque-là dans la mission de confrontation des lois à la Constitution. L'article 61-1 de la Charte fondamentale prévoit ainsi : « lorsque à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ». Parmi les conditions de transmission d'une QPC au Conseil constitutionnel, l'ordonnance organique du 07/11/1958 modifiée prévoit que la disposition contestée ne doit pas déjà avoir été déclarée « conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel saufs changement de circonstances » et que la question de constitutionnalité doit présenter un caractère sérieux.
Le Conseil d’État a tiré toutes les conséquences de ces conditions en n'hésitant pas à viser les décisions de son voisin du Palais Royal et à les citer dans ses motifs. Il le fait, de manière classique, lorsque la disposition législative en cause a déjà été déclarée conforme à la Constitution. Il le fait aussi lorsqu'il doit vérifier le caractère sérieux de la question de constitutionnalité soulevée : pour motiver sa position, le Conseil d'Etat se réfère, alors, expressément à ce qu'a déjà jugé le Conseil constitutionnel pour en déduire que la question n'est pas sérieuse et y apporter lui-même la réponse qui convient.
Si la procédure de QPC a sensiblement accru le nombre de décisions du Conseil d’État se référant à celles du Conseil constitutionnel, elle ne semble pas devoir faire dévier le premier de sa position traditionnelle quant à l'autorité des décisions du second. Simplement, en confiant un rôle de filtrage au juge administratif suprême, la loi constitutionnelle de 2008 l'a, d'une certaine façon, associé à la mission de contrôle de la conformité des lois à la Charte fondamentale dont a la charge le juge constitutionnel. Il est, alors, peu surprenant que le Conseil d’État, dans l'exercice de cette nouvelle mission, situe explicitement ses décisions dans le cadre de la jurisprudence constitutionnelle lorsque cela lui paraît nécessaire à la justification d'une absence de renvoi. Cette ligne de conduite semble, cependant, devoir rester cantonnée au mécanisme prévu par l'article 61-1 de la Constitution et ne pas remettre en cause l'interprétation classique qu'il fait de l'article 62.
