Introduction
Le contrôle de la légalité administrative justifie l’existence de la juridiction administrative. Depuis la création du Conseil du Roi à l’intégration européenne et au constitutionnalisme des droits de l’Homme, rendus possibles par l’établissement de la justice déléguée en 1872, l’office du juge administratif s’est largement renouvelé pour s’adapter aux évolutions de la société. L’arrêt CE, Ass., 23 décembre 2011, Danthony, req. n°335033 en est l’illustration parfaite.
Par décret en date du 10 décembre 2009, le Gouvernement a décidé la création de l’École normale supérieure de Lyon. Le décret litigieux a été adopté suite à la demande du regroupement des Écoles normales supérieures de Lyon et de Fontenay-Saint-Cloud. L’article L.711-1 du Code de l’éducation autorisait un tel regroupement, mais les dispositions de l’article 15 de la loi du 11 janvier 1984 et l’article 12 du décret du 28 mai 1982 imposaient que la demande préalable des directeurs des écoles soit précédée d’un avis des comités techniques paritaires de chacun des établissements. Il ressort des pièces du dossier que d’une part, ces comités techniques paritaires n’ont été consultés que postérieurement à la demande de regroupement et que, d’autre part, les conseils d’administration de ces deux écoles n’ont pas délibéré séparément, mais lors d’une réunion commune.
Plusieurs requérants ont contesté la légalité du décret devant le juge de l’excès de pouvoir du Conseil d’État, compétent en premier et dernier ressort, s’agissant d’un acte à portée nationale. Bien qu’il s’agissait d’une opposition de fond au regroupement, ils ont argué des vices ayant entaché la procédure pour présenter leurs conclusions aux fins d’annulation du décret. Le Conseil d’État profite de cet arrêt pour renouveler son office dans le contrôle de la légalité externe des actes administratifs unilatéraux, regroupés sous les catégories de vices de procédure et de forme. Il répond donc à la question relative aux conditions dans lesquelles de tels vices sont de nature à conduire à l’annulation des actes administratifs unilatéraux.
Par un considérant de principe particulièrement riche dans ses fondements, il tente de fonder un équilibre entre respect de la légalité et efficacité de l’action administrative (I). Dans la lignée de sa jurisprudence récente, il applique également un principe de tempérance fondé sur des considérations pratiques dans le prononcé de sa solution (II).
I - Une redéfinition de l'office du juge
Par son arrêt, le Conseil propose une solution empreinte de pragmatisme (B), et tranche un débat ancien sur l’équilibre du contrôle de la légalité externe (A).
A - La légalité externe, formalisme inutile ou garant de la légalité ?
Le contrôle de la légalité externe, au sens de la jurisprudence CE, Sect, 20 février 1953, Société Intercopie, req. n°9772, regroupe les moyens qui sont fondés sur les vices de forme et de procédure, d’une part, et la compétence de l’auteur de l’acte, d’autre part. La légalité externe n’intéresse donc pas le contenu même de l’acte, mais les aspects qui autorisent la prise de décision. Au sein de cette catégorie, il est vrai que la question de la compétence a plus souvent été considérée comme présentant une importance supérieure aux vices de procédure et de forme. La compétence est, en effet, au fondement de tout raisonnement en droit public. La raison en est que le droit public s’intéresse aux conditions dans lesquelles les personnes publiques, schématiquement, exercent leurs pouvoirs. L’exorbitance du droit public, qui s’exprime par la possibilité d’adoption d’actes juridiquement contraignant par le seul effet de la volonté d’une personne investie de prérogatives de puissance publique, invite à la mesure dans son maniement. Les personnes publiques ne sont pas souveraines, en ce sens où elles ne disposent justement pas de la compétence de leurs compétences, c’est-à-dire, de la capacité juridique de définir le fond et les modalités de leurs actions. L’État, en tant qu’administration, est tenu au respect du droit – ce que l’on nomme État de droit – et, pour le reste, la séparation des pouvoirs impose, en démocratie, qu’il en soit ainsi. Aussi, la compétence à toujours revêtu face au juge administratif, une place particulière. Elle est l’un des premiers moyens d’ordre public développé par la jurisprudence. En tant que tel, le juge est toujours tenu de vérifier la compétence de l’auteur de l’acte attaqué devant lui et doit, le cas échéant, soulever de lui-même le moyen tiré de son incompétence, si les parties ne l’ont pas fait d’elles-mêmes.
En comparaison, les exigences de procédures et de formes, autrement dit, la procédure administrative non contentieuse, qui entourent l’adoption des actes administratifs ne reçoivent pas un accueil aussi favorable de la pensée juridique. Elles sont souvent considérées au mieux comme inutiles, car elles n’influencent pas la décision à prendre et que leur censure n’empêche pas l’autorité administrative de reprendre un acte au contenu identique, au pire néfastes à l’efficacité administrative, dans la mesure où elles insèrent de la lourdeur dans la prise de décision. Selon cette seconde critique, c’est le temps administratif qui est déconnecté du temps politique. La procédure non contentieuse serait la marque des esprits tatillons opposés aux triomphes (rêvés) la volonté faite loi. La décentralisation et la politisation à outrance de l’espace public à l’échelon le plus petit participe activement de la diffusion de cette idée.
Pourtant, la procédure administrative non contentieuse a pu, déjà par le passé, démontrer son intérêt, y compris dans une réflexion sur la démocratie. Il suffit pour s’en convaincre, de se remémorer l’arrêt CE, 5 mai 1944, Dame-veuve Trompier-Gravier, qui pose comme exigence le respect des droits de la défense dans toute procédure pouvant aboutir à l’adoption d’un acte présentant le caractère d’une sanction. Il s’agit bien là d’une procédure préalable, mais qui entend protéger contre l’arbitraire. Plus généralement, la procédure administrative non contentieuse est en passe d’obtenir ses lettres de noblesse, et de quitter ses oripeaux de parent pauvre du droit administratif, depuis que l’on a pris conscience du fait qu’elle est susceptible de protéger des droits fondamentaux. Les ordres juridiques européens ne s’y sont pas trompés, qui imposent le respect des garanties procédurales (à l’instar, par exemple, de l’article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne). D’ailleurs, on notera le passage d’une sémantique de procédure à connotation, au pire, péjorative, à une sémantique axée sur les garanties, beaucoup plus positive.
Ayant ces données en tête, le législateur était intervenu une première fois pour définir les conséquences à tirer d’un vice dans la consultation d’organismes par l’autorité administrative, préalablement à l’adoption d’un acte. L’article 70 de la loi du 17 mai 2011 disposait : « Lorsque l'autorité administrative, avant de prendre une décision, procède à la consultation d'un organisme, seules les irrégularités susceptibles d'avoir exercé une influence sur le sens de la décision prise au vu de l'avis rendu peuvent, le cas échéant, être invoquées à l'encontre de la décision ». Il s’agissait d’assurer un équilibre entre le respect de la légalité par le respect des procédures d’un côté, et l’efficacité de l’administration, d’un autre côté. On note d’emblée que l’annulation est une option réservée aux seuls vices les plus graves, ceux qui influencent le sens de la décision adoptée. Cependant, cette disposition, citée dans la jurisprudence commentée, était particulièrement partielle. Elle ne concernait que les consultations préalables, sans préciser du reste si l’ensemble des consultations étaient concernées, ou seulement celles rendues obligatoires par un texte, à l’exception de celles sollicitées à titre facultatif par l’autorité administrative.
B - Une solution pragmatique
À proprement parler, le Conseil d’État ne fait pas application de la disposition précitée. En revanche, il fait véritablement œuvre de systématisation en tirant un principe général du droit de la logique intrinsèque de la loi : il y voit « une règle qui s'inspire du principe … ». Cette façon de procéder est topique du caractère jurisprudentiel d’un arrêt : un principe général du droit n’est pas un principe supérieur issu de la seule volonté du juge ou de principes qu’il estimerait supérieur, en vertu d’un jusnaturalisme opposé au positivisme juridique. Bien au contraire, les principes généraux du droit résultent d’une étude d’ensemble et d’une mise en cohérence du droit positif existant. Par le procédé de la jurisprudence, applicable et réplicable à d’autres instances, le juge fait véritablement œuvre de systématisation de la pensée juridique.
Sur le fond du litige, le Conseil bâtie un considérant synthétique, qui explicite le principe selon lequel « si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d'une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n'est de nature à entacher d'illégalité la décision prise que s'il ressort des pièces du dossier qu'il a été susceptible d'exercer, en l'espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu'il a privé les intéressés d'une garantie ». On pourrait trouver quelque peu choquant que le juge limite à ce point la sanction, et donc la portée, des règles décidées par le législateur ou le pouvoir réglementaire. Par cette formule, il affirme en effet limiter drastiquement les effets juridiques des décisions prises en violation d’une norme supérieure.
La justification doit être trouvée dans la recherche de la stabilité des situations juridiques qui naissent de l’application des actes administratifs unilatéraux, en ce qu’ils sont revêtus du privilège du préalable et sont exécutoires sans sanction juridictionnelle préalable. Comme le Conseil le rappelle d’ailleurs dans un considérant situé plus bas dans la décision, sur la nature de son office de juge de l’annulation « l'annulation d'un acte administratif implique en principe que cet acte est réputé n'être jamais intervenu ». L’effet rétroactif du jugement d’annulation impose de remettre les parties dans la situation où elles se trouvaient antérieurement à l’acte. Or, si l’annulation est prononcée pour un vice de forme ou de procédure, l’administration sera en mesure de reprendre le même acte sur le fond. Aussi, l’annulation aura été inutile.
On comprend dès lors mieux pourquoi la sanction de l’annulation est réservée aux vices qui présenteront une particulière gravité. Cette gravité est appréciée au regard de deux critères alternatifs : soit le vice a influencé le sens de la décision, soit il a porté atteinte à une garantie des administrés. Dans le premier cas, c’est essentiellement la consultation qui est visée. L’acte administratif unilatéral peut être précédé de la consultation d’experts, de représentants du personnel ou de la société civile, d’autorités administratives, etc.. Toutes ces consultations visent à permettre d’une part, une complète information des personnes qui pourraient être intéressées ou impliquées ou touchées par les effets de l’acte en cause. Il suffit, pour cela de penser, aux consultations du public lorsqu’est envisagée une opération d’urbanisme importante. Le défaut de consultation était également le moyen soulevé par les parties dans les faits de l’espèce. La consultation vise ensuite à permettre à l’autorité administrative de détenir toutes les informations pertinentes pour une prise de décision éclairée. Il s’agit de s’assurer que l’administration a bien en vue tous les intérêts impliqués par la décision qu’elle s’apprête à prendre.
Dans le second cas, on fait référence plus précisément aux procédures établies pour assurer des garanties aux destinataires de l’acte. C’est en particulier, la contradiction préalable et les droit de la défense qui sont visés, mais pas uniquement. Ainsi, dans les faits d’espèce, la consultation préalable des représentants des personnels des établissements concernés pas la fusion est considérée comme une garantie syndicale « qui découle du principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail consacré par le huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ». La garantie est ici collective.
L’alternative offerte n’est pas artificielle. Les deux critères ne se recoupent pas nécessairement. Si le cas peut être fréquent il ne résulte d’aucune nécessité logique. La consultation préalable n’est pas toujours une garantie. Elle peut simplement permettre d’éclairer la collectivité avant qu’elle ne fasse un choix. De la même façon, les droits de la défense ne sont pas nécessairement susceptibles d’influencer le sens de la décision.
Pour parachever son considérant de principe, le Conseil ajoute une hypothèse intéressante, et souvent délaissée par la doctrine, probablement parce qu’elle réaffirme une solution déjà connue. Il juge en effet que « l'application de ce principe n'est pas exclue en cas d'omission d'une procédure obligatoire, à condition qu'une telle omission n'ait pas pour effet d'affecter la compétence de l'auteur de l'acte ». Cet ajout peut paraître superfétatoire, dans la mesure où l’omission d’une procédure obligatoire peut être considérée comme « un vice dans le déroulement d’une procédure administrative préalable ». Cependant, probablement pour éviter tout malentendu, le Conseil prend soin d’envisager cette situation. Or, il est intéressant de constater qu’il ajoute à ce cas de figure une condition : il faut, en plus de l’atteinte à une garantie ou à l’influence sur le sens de la décision, que l’omission « n’ait pas pour effet d’affecter la compétence de l’auteur de l’acte ». C’est le cas, par exemple, lorsque le Premier ministre adopte un décret sans que ne soit consulté le Conseil d’État, dans sa fonction consultative, alors qu’un texte l’imposait (CE, 17 juillet 2013, Syndicat national des professionnels de santé au travail, req. n°358109). Dans cette situation, le vice de légalité externe tiré de l’incompétence recouvre, en quelque sorte, sa supériorité, et le vice de procédure devient subsidiaire.
II - Les indices d'un principe de tempérance
Tant dans l’application du nouveau principe qu’il a défini (A) que dans les suites contentieuses qu’il lui donne (B), le Conseil d’État fait preuve de tempérance.
A - Une application modérée d'un principe équilibré
Bien que le Conseil conclue au bien-fondé des demandes d’annulation, le raisonnement qu’il suit est assez modéré. Il prend en effet soin de détailler précisément les raisons qui le conduisent à considérer l’acte attaqué comme illégal.
Sur le premier moyen tiré de l’absence de consultation préalable des comités représentant le personnel, assez étonnement, il juge que cette omission porte atteinte à une garantie. Il aurait pu tout à fait considérer que cette omission avait influencé le sens de la décision. Mais en considérant qu’il a privé d’une garantie collective les travailleurs, il parvient à mobiliser les droits fondamentaux protégés par le Préambule de la Constitution de 1946. Du point de vue de la rhétorique et de la force argumentative de l’arrêt, cette solution est nettement supérieure. D’autant que ce n’est pas tant la décision du directeur de l’établissement, ni même celle du Ministre qui a été influencée, mais l’avis des conseils d’administration. C’est donc une influence par ricochet que censure le Conseil d’État. Il faut, en outre, noter que le doute quant au sens de l’avis des comités pouvait être permis puisque les requérants, nombreux étaient tous représentants du personnel dans ces comités.
Sur le second moyen, tiré des vices entachant la délibération des conseils d’administration, le Conseil prend également garde à assurer le plein effet à leurs prérogatives. Il était reproché, en substance, le fait que les conseils d’administration ont voté, certes distinctement, mais en présence des membres du conseil de l’autre établissement, durant une réunion commune. Malgré l’avis positif des deux conseils réunis, dont on comprend la symbolique politique, le Conseil se réfère à la gravité du vote. Plus précisément, il rappelle que les conseils d’administration constituent les organes exprimant la volonté de la personne morale qu’est l’établissement. De ce fait, il doit s’assurer que la volonté même de la personne morale n’a pas été viciée, par l’imposition d’une forme de pression. C’est ici un exemple particulièrement parlant d’un cas dans lequel le « sens de la décision » peut être vicié. Mais là encore, il s’agit d’une influence par ricochet, puisque la délibération du conseil d’administration ne signe pas, en soi, la décision, qui demeure de la compétence du ministre.
B - L'application de la jurisprudence AC !
De façon étonnante, après avoir jugé que la décision était viciée, le Conseil d’État fait application du principe dégagé dans la jurisprudence CE, Ass, 11 mai 2004, Association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs et travailleurs précaire et Association AC !, req. n°255886. Par cette jurisprudence, le Conseil a atténué les effets d’une annulation contentieuse, qui commande, en principe, que l’acte soit réputé n’avoir jamais existé et impose, par conséquent, de remettre les parties dans la situation dans laquelle elles se trouvaient antérieurement à l’acte. D’un point de vue pratique, l’annulation peut conduire à des situations très compliquées. Ainsi, lorsque le Conseil d’État a annulé, plusieurs années après, la procédure de passation du contrat relatif à la construction du Stade de France, il a fallu une loi de validation pour empêcher la destruction de l’édifice. Dans son arrêt AC !, le Conseil juge que : « Considérant que l'annulation d'un acte administratif implique en principe que cet acte est réputé n'être jamais intervenu ; que, toutefois, s'il apparaît que cet effet rétroactif de l'annulation est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu'il était en vigueur que de l'intérêt général pouvant s'attacher à un maintien temporaire de ses effets, il appartient au juge administratif - après avoir recueilli sur ce point les observations des parties et examiné l'ensemble des moyens, d'ordre public ou invoqués devant lui, pouvant affecter la légalité de l'acte en cause - de prendre en considération, d'une part, les conséquences de la rétroactivité de l'annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et, d'autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des effets de l'annulation ; qu'il lui revient d'apprécier, en rapprochant ces éléments, s'ils peuvent justifier qu'il soit dérogé à titre exceptionnel au principe de l'effet rétroactif des annulations contentieuses et, dans l'affirmative, de prévoir dans sa décision d'annulation que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de celle-ci contre les actes pris sur le fondement de l'acte en cause, tout ou partie des effets de cet acte antérieurs à son annulation devront être regardés comme définitifs ou même, le cas échéant, que l'annulation ne prendra effet qu'à une date ultérieure qu'il détermine ». On le voit, le Conseil prend soin de bien justifier les raisons qui doivent le conduire à faire usage de son pouvoir de modulation dans le temps des effets d’une annulation contentieuse. Il ne pourra y recourir que lorsque que des conséquences « manifestement excessives » sont susceptibles de porter atteinte à l’intérêt général. Il met donc en balance l’intérêt qui s’attache au respect de la légalité et l’intérêt qui peut être atteint en cas d’annulation rétroactive. Sont également sources d’attention les intérêts privés et surtout, le droit fondamental à la justice et au recours juridictionnel effectif, protégé, notamment, par la Constitution et la Convention européenne des droits de l’Homme.
Or, le Conseil fait application, en l’espèce de ces pouvoirs. Il décide de reporter au 30 juin 2012 les effets de l’annulation, validant ainsi rétroactivement les effets passés, et donc la création de l’école et la fusion. L’argumentation mérite une lecture : il prend en compte « d'une part, des conséquences de la rétroactivité de l'annulation du décret attaqué, qui produirait des effets manifestement excessifs en raison du risque de mise en cause des nombreux actes individuels et contractuels pris sur le fondement de ses dispositions, relatifs au fonctionnement de l'école, à la situation de ses élèves et de ses professeurs, d'autre part, de la nécessité de permettre au ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche de prendre les dispositions nécessaires pour assurer la continuité du service public, et compte tenu tant de la nature du moyen d'annulation retenu que de ce qu'aucun des autres moyens soulevés ne peut être accueilli, il y a lieu de prévoir que l'annulation prononcée par la présente décision ne prendra effet qu'à compter du 30 juin 2012 et que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision contre les actes pris sur son fondement, les effets produits par les dispositions du décret attaqué antérieurement à son annulation seront regardés comme définitifs ».
On pourrait trouver assez ironique que le Conseil commence par limiter les moyens qui peuvent conduire à l’annulation d’un acte au nom de l’intérêt qui s’attache à la stabilité juridique, puis, malgré ces limites, juger cet acte illégal, pour enfin faire application d’une technique qui lui permet de maintenir l’acte en vie ! D’autant qu’après avoir fondé sa décision d’annulation sur la gravité des vices, il fait application de la jurisprudence AC !, « compte tenu tant de la nature du moyen d'annulation retenu que de ce qu'aucun des autres moyens soulevés ne peut être accueilli ». En somme, les vices sont d’une certaine gravité, mais, dans le même temps, ne le sont pas réellement…
Quoiqu’il en soit, la combinaison des jurisprudences Danthony et AC ! s’avère redoutable pour le justiciable qui fait face à une illégalité, pour le coup manifeste, de la part de l’administration et, en parallèle, extrêmement favorable à l’administration agissant illégalement. Si l’on comprend bien les raisons pratiques qui motivent une telle combinaison, elle devrait devoir rester du domaine de l’exceptionnel (ce qui est déjà censé être le cas pour l’application de la jurisprudence AC !).
CE, ass., 23/12/2011, Danthony
Vu la requête, enregistrée le 28 décembre 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée par M. C...H..., demeurant..., M. J...-C...G..., demeurant..., M. E...I..., demeurant..., M. B...D..., demeurant...,; M. H...et autres demandent au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2009-1533 du 10 décembre 2009 portant création de l'Ecole normale supérieure de Lyon ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu les notes en délibéré, enregistrées le 12 et 19 décembre 2011, présentées par M. H...et autres ;
Vu la Constitution, notamment son Préambule ;
Vu le code civil ;
Vu le code de l'éducation ;
Vu la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 ;
Vu la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 ;
Vu la loi n° 2007-1199 du 10 août 2007 ;
Vu la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011 ;
Vu le décret n° 82-452 du 28 mai 1982 ;
Vu le décret n° 87-695 du 26 août 1987 ;
Vu le décret n° 94-360 du 6 mai 1994 ;
Vu le décret n° 2008-618 du 27 juin 2008 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Bethânia Gaschet, Maître des Requêtes-rapporteur,
- les conclusions de Mme Gaëlle Dumortier, rapporteur public ;
Sur la fin de non-recevoir opposée par le ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche :
Considérant que la qualité de membres du conseil d'administration et du comité technique paritaire de l'un des établissements publics regroupés par le décret attaqué de trois des requérants leur confère un intérêt pour demander l'annulation de ce dernier dans toutes ses dispositions ;
Sur les conclusions aux fins d'annulation :
Considérant qu'aux termes de l'article L. 711-1 du code de l'éducation, les écoles normales supérieures, qui sont des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel : " (...) peuvent demander, par délibération statutaire du conseil d'administration prise à la majorité absolue des membres en exercice, le regroupement au sein d'un nouvel établissement ou d'un établissement déjà constitué. Le regroupement est approuvé par décret. (...) " ; qu'en vertu de ces dispositions, le décret attaqué, qui a approuvé le regroupement de l'Ecole normale supérieure de Lyon et de l'Ecole normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, et défini les statuts de la nouvelle école, devait faire l'objet d'une demande préalable formulée par chacun des conseils d'administration de chaque établissement, statuant séparément ; qu'une telle demande préalable devait elle-même, en vertu des dispositions combinées de l'article 15 de la loi du 11 janvier 1984 et de l'article 12 du décret du 28 mai 1982, être précédée d'un avis du comité technique paritaire attaché à l'établissement ; que, si les délibérations par lesquelles les conseils d'administration de l'Ecole normale supérieure de Lyon et de l'Ecole normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud ont, le 13 mai 2009, donné mandat à leurs directeurs de " mener à bien le projet de création d'une Ecole normale supérieure à Lyon au 1er janvier 2010 ", doivent être regardées comme des demandes de regroupement au sens de l'article L. 711-1 du code de l'éducation, il ressort des pièces du dossier, d'une part, que ces délibérations n'ont pas été prises après avis préalable des comités techniques paritaires, qui n'ont été consultés que postérieurement à ces délibérations, sur le projet de statuts, d'autre part, que les conseils d'administration n'ont pas délibéré séparément sur la demande de regroupement mais à l'occasion d'une réunion commune ;
Considérant que l'article 70 de la loi du 17 mai 2011 dispose que : " Lorsque l'autorité administrative, avant de prendre une décision, procède à la consultation d'un organisme, seules les irrégularités susceptibles d'avoir exercé une influence sur le sens de la décision prise au vu de l'avis rendu peuvent, le cas échéant, être invoquées à l'encontre de la décision " ;
Considérant que ces dispositions énoncent, s'agissant des irrégularités commises lors de la consultation d'un organisme, une règle qui s'inspire du principe selon lequel, si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d'une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n'est de nature à entacher d'illégalité la décision prise que s'il ressort des pièces du dossier qu'il a été susceptible d'exercer, en l'espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu'il a privé les intéressés d'une garantie ; que l'application de ce principe n'est pas exclue en cas d'omission d'une procédure obligatoire, à condition qu'une telle omission n'ait pas pour effet d'affecter la compétence de l'auteur de l'acte ;
En ce qui concerne l'irrégularité tenant à ce que les conseils d'administration ont délibéré sans l'avis préalable des comités techniques paritaires :
Considérant que la consultation obligatoire de chaque comité technique paritaire préalablement à l'adoption par le conseil d'administration de chaque établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel de la demande de regroupement prévue par les dispositions précitées de l'article L. 711-1 du code de l'éducation, qui a pour objet d'éclairer chacun de ces conseils sur la position des représentants du personnel de l'établissement concerné, constitue pour ces derniers une garantie qui découle du principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail consacré par le huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ; qu'il ressort des pièces du dossier que, si les comités techniques paritaires des deux écoles ont été consultés sur le projet de statuts de la nouvelle Ecole normale supérieure, ils ne l'ont été que lors d'une réunion commune tenue le 9 juillet 2009, soit postérieurement aux délibérations des conseils d'administration formulant la demande de regroupement ; qu'une telle omission de consultation préalable de chaque comité sur le principe de la fusion, qui a privé les représentants du personnel d'une garantie, a constitué une irrégularité de nature à entacher la légalité du décret attaqué ;
En ce qui concerne les modalités des délibérations des conseils d'administration :
Considérant que lorsque des établissements demandent leur regroupement, une délibération exprimant la volonté propre du conseil d'administration de chacune des personnes morales concernées doit être prise en ce sens ; qu'une telle nécessité fait obstacle, eu égard à l'objet même de la délibération, à ce qu'un conseil d'administration puisse délibérer en présence de membres des conseils d'administration des établissements avec lesquels le regroupement est envisagé ; qu'il ressort des pièces du dossier que les délibérations par lesquelles les conseils d'administration des deux écoles normales supérieures ont pris parti sur le principe de la fusion avec l'autre établissement ont été émises lors d'une réunion organisée en commun, sous la présidence unique du président du conseil d'administration de l'un des deux établissements, y compris pendant le débat et le scrutin ; qu'eu égard au nombre et à la qualité des personnes irrégulièrement présentes, et en dépit du fait que les administrateurs étaient informés depuis plusieurs mois du projet de regroupement, de telles modalités de délibération ne peuvent être regardées comme dépourvues d'incidence sur le sens des votes, même si ceux-ci ont été émis de façon distincte ; que l'expression du point de vue autonome de chaque établissement a ainsi été altérée ; que ce vice dans le déroulement de la procédure a donc été susceptible d'exercer une influence sur le sens des délibérations et, par suite, sur le sens du décret attaqué approuvant la demande de regroupement ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède, et sans qu'il y ait lieu, dans l'intérêt d'une bonne justice, de rouvrir l'instruction pour tenir compte de la question prioritaire de constitutionnalité formulée dans la note en délibéré présentée par M. H...et autres, que M. H...et autres sont fondés à soutenir que le décret attaqué a été pris au terme d'une procédure irrégulière et à en demander, pour ce motif, l'annulation ;
Sur les conséquences de l'illégalité du décret attaqué :
Considérant que l'annulation d'un acte administratif implique en principe que cet acte est réputé n'être jamais intervenu ; que, toutefois, s'il apparaît que cet effet rétroactif de l'annulation est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu'il était en vigueur que de l'intérêt général pouvant s'attacher à un maintien temporaire de ses effets, il appartient au juge administratif - après avoir recueilli sur ce point les observations des parties et examiné l'ensemble des moyens, d'ordre public ou invoqués devant lui, pouvant affecter la légalité de l'acte en cause - de prendre en considération, d'une part, les conséquences de la rétroactivité de l'annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence, d'autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des effets de l'annulation ; qu'il lui revient d'apprécier, en rapprochant ces éléments, s'ils peuvent justifier qu'il soit dérogé à titre exceptionnel au principe de l'effet rétroactif des annulations contentieuses et, dans l'affirmative, de prévoir dans sa décision d'annulation que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de celle-ci contre les actes pris sur le fondement de l'acte en cause, tout ou partie des effets de cet acte antérieurs à son annulation devront être regardés comme définitifs ou même, le cas échéant, que l'annulation ne prendra effet qu'à une date ultérieure qu'il détermine ;
Considérant qu'au regard, d'une part, des conséquences de la rétroactivité de l'annulation du décret attaqué, qui produirait des effets manifestement excessifs en raison du risque de mise en cause des nombreux actes individuels et contractuels pris sur le fondement de ses dispositions, relatifs au fonctionnement de l'école, à la situation de ses élèves et de ses professeurs, d'autre part, de la nécessité de permettre au ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche de prendre les dispositions nécessaires pour assurer la continuité du service public, et compte tenu tant de la nature du moyen d'annulation retenu que de ce qu'aucun des autres moyens soulevés ne peut être accueilli, il y a lieu de prévoir que l'annulation prononcée par la présente décision ne prendra effet qu'à compter du 30 juin 2012 et que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision contre les actes pris sur son fondement, les effets produits par les dispositions du décret attaqué antérieurement à son annulation seront regardés comme définitifs ;
Sur les conclusions à fin d'injonction et d'astreinte :
Considérant que la présente décision n'implique par elle-même aucune mesure d'exécution ; que, par suite, les conclusions à fin d'injonction et d'astreinte présentées par M. H...et autres ne peuvent qu'être rejetées ;
DECIDE :
Article 1er : Le décret du 10 décembre 2009 est annulé à compter du 30 juin 2012.
Article 2 : Sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision contre les actes pris sur le fondement du décret du 10 décembre 2009, les effets produits par ce dernier antérieurement à son annulation sont regardés comme définitifs.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de M. H...et autres est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. C...H..., à M. A...F...à M. J...-C...G..., à M. E...I..., à M. B...D..., au Premier ministre et au ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche.
