Le contrôle des sanctions administratives (CE, ass., 16/02/2009, Société Atom ; CE, ass., 13/11/2013, Dahan)

Introduction

L’un des pouvoirs exorbitants de l’administration se traduit par la capacité dont elle dispose d’imposer des sanctions. Dans le domaine contractuel, en particulier, ce pouvoir a été élevé au rang de principe général du droit. Mais, plus largement, elle dispose de cette capacité en dehors du domaine contractuel, pour punir des administrés récalcitrants. Puisqu’il s’agit d’une matière pénale, le contrôle du juge est fondamental. L’article 6§1 de la CEDH, pour ne citer que lui, l’impose. Pendant longtemps, le domaine des sanctions a fait l’objet d’une forme de recul révérencieux du juge. Mais par deux arrêts l’un de 2009 et l’autre de 2013, le Conseil d’État a renforcé son contrôle sur les sanctions administratives. 

Dans l’arrêt Société Atom, était en cause une sanction infligée par l’administration fiscale pour avoir perçu des paiements en numéraires au-delà de la limite autorisée par la loi. La société a contesté cette amende devant le Tribunal, puis la Cour, qui ont tous deux rejeté la demande. Le Conseil d’État est alors saisi en cassation. Il constate que la Cour a méconnu l’étendue de ses pouvoirs et censure le raisonnement qu’elle a suivi. L’arrêt de la Cour est donc annulé et, statuant au fond, le Conseil abaisse le montant de l’amende infligée. 

Dans l’arrêt Dahan, l’administration diplomatique avait sanctionné l’un de ses hauts fonctionnaires, ambassadeur représentant permanent de la France au Conseil de l’Europe, par une mise à la retraite d’office en réponse à des faits de harcèlement sexuel au préjudice de ses collaboratrices. Le requérant avait saisi le Conseil d’État de conclusions d’annulation du décret de sanction et de l’arrêté de radiation. Aux termes d’un contrôle poussé de la mesure en cause, la Haute juridiction confirme la sanction et rejette la requête. 

Ces deux arrêts traduisent, chacun dans leur domaine, et en fonction de leurs régimes propres, l’approfondissement du contrôle que le juge entend mener à l’égard des sanctions prises par l’administration. Pour saisir la portée de l’évolution, il faut au préalable bien saisir les principes qui justifient cet approfondissement (I), avant de saisir les conséquences juridictionnelles de cet approfondissement (II). 

I - Les principes guidant l'étoffement du contrôle des sanctions

Du fait de leur nature particulière (A), les sanctions administratives ont progressivement appelé la mise en place de garanties procédurales (B). 

A - La nature des sanctions administratives

La sanction administrative est un objet juridique particulier. Il faut bien saisir son caractère exorbitant. L’administration dispose de prérogatives de puissance publique qui lui permettent d’adopter unilatéralement des actes juridiques contraignants. Cela signifie que ces derniers s’appliquent indépendamment de la volonté de leurs destinataires. La conséquence la plus immédiate est que l’administration jouit du privilège du préalable, dont la formulation classique prévoit qu’elle est en mesure de prendre des actes exécutoires sans avoir à solliciter le juge au préalable (CE, 30 mai 1913, Préfet de l’Eure). 

En revanche, la conception française de la séparation des pouvoirs lui interdit de faire exécuter d’office ses mesures. Cette limite constitue la contrepartie de l’interdiction faite au juge judiciaire de « troubler de quelque façon » l’activité du corps administratif. On lit à travers cette double limite, la théorie de la séparation des pouvoirs proposée par Montesquieu qui pose que celui qui fait « la loi » ne doit pouvoir ni en juger l’application, ni l’appliquer lui-même. Si l’administration disposait de la possibilité de faire exécuter par la force ses propres décisions « tout serait perdu », selon cette conception. En effet, l’administration adopterait l’acte, jugerait de son inapplication, et ferait appliquer par la force la sanction, ce qui aboutirait à concentrer entre ses mains tous les pouvoirs. 

Les cas dans lesquels l’administration dispose de la faculté de contrainte autonome, sans l’accord préalable d’un juge, sont excessivement limités. Ces limites ont été très tôt posées, notamment par l’arrêt TC, 2 décembre 1902, Société immobilière Saint-Just. Trois conditions sont cumulativement énumérées : il faut qu’il y ait urgence, il faut qu’une disposition législative le prévoit, et il ne faut pas qu’il existe de sanction pénale susceptible de punir l’administré récalcitrant. Si l’administration ne peut recourir à l’emploi de la force publique ni à l’exécution forcée, elle peut en revanche administrer des sanctions.

Les sanctions administratives se distinguent des sanctions pénales dans la mesure où elles ne résultent pas d’un procès ni ne constituent la décision d’un juge ou d’un tribunal, mais de l’administration elle-même. Elles se distinguent également de la police administrative. Cette dernière vise à prendre toute mesure pour prévenir l’atteinte à l’ordre public, alors que les sanctions interviennent a posteriori, en réponse à une action négative d’un administré ou d’un agent. 

Le Conseil constitutionnel a admis la possibilité pour le législateur d’attribuer, dans certaines limites, un pouvoir de sanction à une autorité administrative (CC, 17 janvier 1989, Liberté de communication, n° 88-248 DC). C’est à partir de ce moment que les sanctions administratives se sont réellement développées. 

B - L'exigence de garanties procédurales

Le renforcement de ces exigences procédurales est aussi dû au fait que de plus en plus d’autorités administratives se sont vues attribuer des pouvoirs de sanction, notamment dans le domaine de la régulation économique. La quantité appelle l’exigence de qualité, surtout dans des cas où les sanctions en cause peuvent atteindre des sommes astronomiques (par exemple, l’Autorité de la concurrence peut infliger des sanctions de plusieurs centaines de millions d’euros). 

L’étude attentive du droit positif et jurisprudentiel démontre que l’admission d’un pouvoir de sanction n’a jamais été totalement déliée du respect de certaines obligations procédurales. L’arrêt CE, Ass, 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier appui cette conclusion. Il impose que, dès lors que l’administration s’apprête, à infliger une sanction, elle doit mettre à même l’administré de présenter ses observations. Ce principe est désormais codifié au sein du Code des relations du public avec l’administration. Le droit européen, et en particulier le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme, par l’article 6§1, dans son versant pénal, impose quant à lui que l’administré puisse bénéficier des garanties du procès équitable. Dans l’ordre juridique européen, il n’est pas fait de distinction entre sanction pénale et sanction administrative, les deux devant suivre le même régime. 

Cet équilibre entre pouvoir de sanction au bénéfice de l’administration d’un côté, et garanties procédurales assurées à l’administré de l’autre se retrouve dans les toutes premières jurisprudences du Conseil constitutionnel. La décision CC, 17 janvier 1989, Liberté de communication, préc., prévoyait déjà que s’il peut décider l’établissement d’un régime de sanctions au profit d’une autorité administrative, « il appartient (toutefois) au législateur d'assortir l'exercice de ces pouvoirs de mesures destinées à sauvegarder les droits et libertés constitutionnellement garantis ». La décision prend en compte pour valider le régime ainsi établi plusieurs éléments établis par la loi : l’exigence constitutionnelle de garantie des droits de la défense, et notamment, le droit à une procédure contradictoire, l’existence d’un régime de prescription, le principe non bis in idem, qui interdit d’être sanctionné deux fois pour les mêmes faits, l’impartialité de la formation de jugement, l’application du principe « pas de peine sans loi », la motivation de la décision de sanction. Mais il prend également en compte deux éléments particulièrement intéressants pour la compréhension de l’arrêt Société Atom : d’une part la possibilité offerte de saisir le Conseil d’État non par la voie de l’excès de pouvoir, mais par celle du plein contentieux et l’application du principe selon lequel le recours contre la décision ne peut aboutir à aggraver la peine décidée par l’autorité administrative. 

Dans une décision rendue un an plus tard, le Conseil constitutionnel a systématisé son approche dans un considérant de principe dont la formulation est stabilisée : « Considérant que le principe de la séparation des pouvoirs, non plus qu'aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle ne fait obstacle à ce qu'une autorité administrative, agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction dès lors, d'une part, que la sanction susceptible d'être infligée est exclusive de toute privation de liberté et, d'autre part, que l'exercice du pouvoir de sanction est assorti par la loi de mesures destinées à sauvegarder les droits et libertés constitutionnellement garantis » (CC, 28 juillet 1989, Loi relative à la sécurité et à la transparence du marché financier, n°89-260 DC). On comprend alors que la protection accordée aux administrés doit pouvoir véritablement être garantie par le juge administratif. Ces exigences permettent de comprendre pourquoi et comment le juge administratif en a tiré les conséquences. 

II - Les conséquences juridictionnelles de l'étoffement du contrôle des sanctions

Le Conseil d’État, par les deux arrêts commentés, a tiré toutes les conséquences de ces principes. Au profit des administrés, il a transféré le contentieux contre les sanctions de l’excès de pouvoir au plein contentieux (A) ; au profit des agents, il a fait évolué son contrôle vers un contrôle maximal (B). 

A - Le bénéfice du plein contentieux pour les administrés

Dans l’arrêt Société Atom, le Conseil pose un considérant très clair : « Considérant qu'il appartient au juge du fond, saisi d'une contestation portant sur une sanction que l'administration inflige à un administré, de prendre une décision qui se substitue à celle de l'administration et, le cas échéant, de faire application d'une loi nouvelle plus douce entrée en vigueur entre la date à laquelle l'infraction a été commise et celle à laquelle il statue ; que, par suite, compte tenu des pouvoirs dont il dispose ainsi pour contrôler une sanction de cette nature, le juge se prononce sur la contestation dont il est saisi comme juge de plein contentieux ». La structure du raisonnement du juge est particulière. À vrai dire, le Conseil d’État inverse la logique qu’il aurait dû suivre : il évoque d’abord les pouvoirs du juge, avec le pouvoir de substitution dont jouit le juge de plein contentieux, puis en tire les conséquences, en particulier pour le cas d’espèce, à savoir la rétroactivité in mitius, avant d’en conclure que ce régime particulier place le litige en plein contentieux. En toute logique, il aurait d’abord dû définir le cadre du litige, pour ensuite seulement, en tirer les conséquences. Le fait qu’il ait ainsi rédigé son considérant tant à montrer l’importance qu’il attache à la possibilité de substitution, et surtout le rôle que cet élément joue pour assurer la garantie effective des droits des administrés. 

Il est vrai qu’en agissant de la sorte, le Conseil porte un peu plus atteinte à la séparation des contentieux. Il tend à rendre plus floues les limites entre l’excès de pouvoir et le plein contentieux. Mais l’ouverture de principe de la voie du plein contentieux aux recours contre les sanctions constitue en réalité une extension et une systématisation de nombreuses dispositions éparses. Dans le champ de la régulation économique, notamment, les textes institutifs des autorités prévoyaient déjà la possibilité de saisir le juge administratif de recours de pleine juridiction. C’était le cas, par exemple, on l’a vu pour la loi de 1986 sur la liberté de communication audiovisuelle et le Conseil supérieur de l’audiovisuel (décision CC, 1986, préc.). Mais c’est le cas également pour l’Autorité de régulation des activités ferroviaires et terrestres, pour la Commission de régulation de l’énergie, pour l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes. C’est le cas également pour l’Autorité de la concurrence, mais avec cette particularité que les recours sont portés devant le juge judiciaire, alors même que les condamnations prononcées par cette Autorité constituent des sanctions administratives, prises, bien entendu, dans le cade de l’exercice de prérogatives de puissance publique. Cette exception à la répartition des compétences entre les ordres de juridiction a été validée par le juge constitutionnel (CC, 1987, Conseil de la concurrence). 

Le bénéfice pour les administrés ne s’arrête pas au seul pouvoir de substitution du juge. Certes, c’est lui qui confère un relief particulier au contentieux car, à l’inverse, dans le cadre de l’excès de pouvoir, le juge ne peut qu’annuler ou confirmer une sanction. Il ne dispose pas de latitude. Mais il est accompagné par le fait, par exemple, que le juge apprécie à la fois la légalité mais aussi l’opportunité, par le biais de la proportionnalité (qui représente en réalité un critère à mi-chemin entre la légalité et l’opportunité) de la décision : aussi, le juge doit prendre en compte tous les éléments postérieurs au prononcé de la sanction jusqu’au moment où il statue. Ces éléments peuvent jouer en faveur de l’administré s’il apparaît que la sanction est devenue, après son prononcé, trop disproportionnée. De plus, le Conseil l’évoque lui-même, il a la possibilité de faire application de la loi pénale plus douce intervenue postérieurement à la sanction. Enfin, s’il s’avère que la sanction est illégale et qu’elle a causé préjudice à l’administré, le juge peut être saisi au sein de la même instance de conclusions indemnitaires.

C’est exactement de ces principes que fait application le Conseil dans l’arrêt Société Atom, préc, en censurant pour erreur de droit la Cour qui a méconnu l’étendue de son office en se limitant à juger du litige dans le cadre de l’excès de pouvoir et en évoquant directement l’affaire devant lui. Dans les faits, la requérante se voit d’abord appliquer la loi « pénale » plus douce, puisque l’assiette des transactions prise en compte pour déterminer le montant maximum de l’amende a été réduite. Elle arguait, ensuite, que les sommes versées en numéraire provenait d’un pays tiers, en l’espèce la Mauritanie, dont le système bancaire n’est pas aussi développé, et d’autre part, qu’elle a agi de bonne foi en reportant l’intégralité de ces sommes dans sa comptabilité de sorte qu’elle ne pouvait être considérée comme ayant voulu se soustraire au paiement de l’impôt, ni frauder au préjudice du Trésor. Ces moyens sont pris en compte par le juge qui réduit le montant de l’amende à 3% - au lieu de 5% - basée sur une assiette plus restreinte.

Il convient, pour terminer sur ce point, de relever que le Conseil d’Etat a, par la suite, fait application de la jurisprudence Société Atom à une autre hypothèse : celui-ci a, en effet, rattaché au plein contentieux le recours dirigé contre le refus de la Commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers d’homologuer un accord de composition administrative (CE, ass., 20/03/2020, Président de l’Autorité des marchés financiers c/ So. Arkéa direct bank).

B - Le renforcement du contrôle des sanctions dans la fonction publique

Le régime des sanctions dans la fonction publique est quelque peu différent. On pourrait considérer que, dans ce cas, la sanction émane du pouvoir dont dispose tout employeur pour assurer le bon ordre au sein de son établissement. D’ailleurs, le pouvoir de sanction dans l’administration est aussi fondé sur le pouvoir réglementaire qui appartient à tout chef de service, et qui constitue l’expression du pouvoir hiérarchique (CE, 1936, Jamart). Cette différence de fondement peut expliquer certaines différences de régimes, comme, par exemple, le fait que la sanction d’une faute professionnelle n’est pas prescriptible. 

Traditionnellement, le juge administratif limitait son contrôle contre les sanctions infligées aux agents par l’administration employeur au contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation (CE, Sect., 9 juin 1978, Lebon, req. n° 05911). Ce contrôle est également dénommé contrôle minimum. Dans ce cadre, le juge reconnaît une large marge de manœuvre à l’administration. Le juge doit donc rester en recul par rapport à l’opportunité de la sanction, tant dans son principe que dans son quantum. La limitation à la seule erreur manifeste conduisait, alors, à n’annuler que les sanctions manifestement (grossièrement pourrait-on dire) disproportionnées.

Or, le développement de l’emploi public ainsi que le renforcement général des droits des fonctionnaires et agents publics, dans un contexte salarial globalement tendu constituent autant de facteurs qui ont pu déterminer le juge. Sur le plan strictement juridique, l’approfondissement du contrôle des sanctions prononcées contre les administrés par l’arrêt Société Atom, ainsi que les exigences accrues provenant des ordres juridiques européens, aboutissent à ce que le Conseil d’État juge : « Considérant qu'il appartient au juge de l'excès de pouvoir, saisi de moyens en ce sens, de rechercher si les faits reprochés à un agent public ayant fait l'objet d'une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes ». L’évocation de l’examen de la proportionnalité de la sanction place sans doute possible le contentieux dans le champ du contrôle maximum. Il a pour effet, également, d’aligner ce régime avec celui connu depuis CE, 1933, Benjamin, en matière de police administrative. Cette exigence s’applique aussi aux Commissions instituées au sein même de l’administration pour juger des recours formés par les agents contre les décisions disciplinaires et dont les décisions sont soumises à l’appréciation du Conseil d’État (CE, 16 février 2015, Commune de Saint-Die-des-Vosges, n° 369831). 

On l’a vu, dans le cadre de l’excès de pouvoir, le juge ne peut qu’annuler ou confirmer une décision administrative. Cette rigidité peut poser un problème lorsque le juge considère que la sanction est trop importante, disproportionnée, mais que les faits la justifiant méritent tout de même une sanction. En élevant son contrôle au contrôle de la disproportion, le juge apprécie les faits plus finement. Il peut moduler son jugement, de sorte qu’il appartiendra, en cas d’annulation pour motif de disproportion, à l’administration de prendre une nouvelle sanction plus douce. L’administration gardera donc toujours une marge de manœuvre.

Arrêts

CE, ass., 16/02/2009, Société Atom 

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000020288716/

CE, ass., 13/11/2013, Dahan

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000028195236/