Symboles religieux dans l’espace public : le principe de neutralité à la loupe du juge administratif ! (CE, 25/10/2017, Fédération morbihannaise de la libre pensée, n° 396990 ; CE, 11/03/2022, Cne de St-Pierre d’Alvey, n° 454076 et 456932)

Introduction

« La loi doit protéger la foi, aussi longtemps que la foi ne prétendra pas dire la loi », disait Aristide Briand, député et rapporteur de la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des Églises et de l’État (JORF du 11 déc. 1905).

Englobant cette laïcité défendue dans la sphère publique, le droit administratif évoque plus couramment le principe de « neutralité ». Il apparait ainsi que « le principe de neutralité implique la non-discrimination notamment en fonction de la race, des opinions ou activités politiques, syndicales, des convictions religieuses, philosophiques de l'agent » (Fiche d’orientation : neutralité (fonction publique), Dalloz, mai 2022). Ces dernières années, la question de la présence de symbole religieux (crèches de Noël, statues, etc.) dans l’espace public ou dans l’enceinte des bâtiments publics ne manque pas d’abonder un contentieux délicat devant le juge administratif.

Dans une première affaire, la Fédération morbihannaise de la Libre pensée et plusieurs particuliers ont demandé au tribunal administratif de Rennes d’annuler les décisions implicites de rejet nées du silence de la mairie de Ploërmel à leur demande tendant à ce que soit enlevé de l’espace public le monument consacré au pape Jean-Paul II. Si le tribunal administratif (TA) de Rennes a annulé ces décisions implicites et enjoint au maire de la ville de procéder au retrait de ce monument dans les six mois à compter du jugement, la Cour administrative d’appel (CAA) de Nantes a annulé ce jugement. Les requérants ont donc porté l’affaire devant le Conseil d’État.

Dans une seconde affaire, plusieurs particuliers ont demandé au tribunal administratif de Grenoble d’annuler la décision implicite de rejet née du silence de la mairie de St-Pierre d’Alvey à leur demande tendant à ce que soit enlevée de l’espace public la statue de la Vierge Marie. Si le TA de Grenoble a rejeté leur demande, la CAA de Lyon a annulé ce jugement et enjoint au maire de procéder au retrait. La ville a décidé de contester cet arrêt devant la plus haute juridiction administrative.

Ces deux jurisprudences rappellent qu’il est interdit d’élever des symboles et emblèmes religieux dans l’espace public (I). Au-delà, il est important d’évoquer les quelques hypothèses dans lesquelles cette interdiction n’est pas vraiment appliquée (II).

I - L'interdiction d'élever des emblèmes religieux dans l'espace public

Les dispositions de la loi du 9 décembre 1905 interdisent d’élever des emblèmes religieux dans l’espace public (A). Le juge administratif va s’appuyer sur ces dispositions pour enjoindre les collectivités à enlever ces deux emblèmes (B).

A - Les dispositions de la loi du 9 décembre 1905

S’il est clair que l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 permet d’assurer la neutralité des personnes publiques (1), ces dispositions sont parfois jugées « imprécises » (2).

1 - L’article 28 : des dispositions assurant la neutralité des personnes publiques

L’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 prévoit qu’il « est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ».

Le juge administratif précise que ces dispositions permettent « d'assurer la neutralité des personnes publiques à l'égard des cultes ». En effet, cela évite qu’en dehors de certains cas bien précis, les personnes publiques manifestent un quelconque soutien ou une « préférence » pour telle ou telle croyance. Pour autant, les dispositions de l’article 28 ne sont pas toujours évidentes à explorer et, par la même, à appliquer.

2 - L’article 28 : des dispositions jugées « imprécises »

Les dispositions de l’article 28 nécessitent, à n’en pas douter, quelques définitions claires et précises. Pour autant, ces dernières n’apparaissent pas dans le texte voté par le législateur et appliqué depuis lors. En effet, l’article 28 induit quelques questions très concrètes : qu’est-ce qu’un signe et emblème religieux ? Quels espaces sont qualifiés d’emplacements publics ?

De ce point de vue, la jurisprudence vient notamment apporter quelques réponses. L’apposition d’un crucifix dans une salle de conseil municipal apparait, par exemple, contraire à ces dispositions (CAA Nantes, 4 fév. 1999, Association civique Joué Langueurs). Le débat est très clairement posé, dans l’affaire de la statue du pape Jean-Paul II. Le « Saint-père » est-il, à lui seul, un symbole ou emblème religieux ? En l’espèce, il apparait que la statue est notamment surplombée d’une croix, symbole chrétien, ce qui fait « pencher la balance ». De son côté, la réponse positive va de soi pour l’affaire de la statue de la Vierge Marie. Le juge administratif ne manque pas de prendre en compte d’autres éléments, parfois plus techniques, pour appliquer ces dispositions.

B - L'application de ces dispositions par le juge administratif

Au-delà de l’emblème en lui-même, les deux arrêts commentés mettent en avant des points supplémentaires pris en compte par le juge administratif : des questions plus techniques et contentieuses concernant les décisions des communes (1), mais également des points sur la propriété – des emblèmes ou des terrains d’implantation – des personnes publiques (2).

1 - Des questions techniques relatives aux décisions des communes

Dans un premier temps, dans l’affaire concernant la statue du Pape Jean-Paul II, c’est la délibération du conseil municipal de la ville acceptant, en date du 28 octobre 2006, le don fait à la commune par un artiste russe, qui est contestée. Le juge administratif considère qu’elle n’est pas un acte administratif réglementaire. Avant que n’entre en vigueur le Code des relations entre le public et l'administration (CRPA), le juge administratif avait précisé que l'autorité administrative n'était tenue d'abroger une telle décision que si l'acte était devenu illégal par suite d'un changement dans les circonstances de droit ou de fait et s’il n’était pas définitif (V. notamment CE, 30 juin 2006, Neuf Télécom, n° 289564). S’inspirant de la jurisprudence, le Conseil d’État rappelle ainsi que « l'autorité administrative compétente, saisie par une personne intéressée d'une demande en ce sens, n'est tenue de procéder à l'abrogation d'une décision non réglementaire qui n'a pas créé de droits que si cette décision est devenue illégale à la suite de changements dans les circonstances de droit ou de fait intervenus postérieurement à son édiction ». Si le juge considère que la délibération est devenue définitive et qu’il n’existe pas d’obligation d’abrogation pour la commune, il précise cependant que ce texte ne mentionne que la statue, mais pas la présence d’une croix. C’est finalement cette seconde décision, non réellement matérialisée, qui est annulée par le juge.

La question de la propriété des personnes publiques est également au cœur de ces deux affaires.

2 - Des dispositions en lien avec la question de la propriété des personnes publiques

Dans l’affaire de la statue du Pape Jean-Paul II, la question de l’emplacement et celle de la propriété de la statue ne font pas réellement débat. Seul le déclassement de la parcelle du domaine public, postérieurement à l’installation de la statue, est invoqué par la commune. Pour le juge administratif, cette circonstance n’est pas réellement établie et n’a pas de réelle incidence. Après l’arrêt du Conseil d’État, le maire de la ville a présenté l’idée de retirer à la place en question son caractère de place publique pour la transférer à une personne privée.

Dans l’affaire de la statue de la Vierge, la question de la propriété est plus prégnante. En effet, le juge administratif rappelle notamment qu’« il ne résulte ni des dispositions précitées de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 ni d'aucune autre disposition législative que l'interdiction (…) serait limitée aux seules dépendances du domaine public, sans devoir aussi trouver application au domaine privé des personnes publiques. Était par suite inopérant le moyen soulevé devant les juges du fond, tiré de ce que l'interdiction posée par ces dispositions ne pouvait trouver à s'appliquer dans le cas de l'espèce, dès lors que la parcelle sur laquelle la statue de la Vierge a été érigée relèverait du domaine privé de la commune par détermination de la loi ».

Aussi, la commune mettait en avant le fait que la statue appartenait à des personnes privées et non à la commune, indépendamment de son installation dans un espace public. Pour le Conseil d’État, « aux termes, respectivement, des articles 552 et 555 du Code civil : " Toutes constructions, plantations et ouvrages sur un terrain ou dans l'intérieur sont présumés faits par le propriétaire à ses frais et lui appartenir (...) " et : " Lorsque les plantations, constructions et ouvrages ont été faits par un tiers et avec des matériaux appartenant à ce dernier, le propriétaire du fonds a le droit, (...) soit d'en conserver la propriété, soit d'obliger le tiers à les enlever ". Il résulte de ces dispositions que la commune, propriétaire de la parcelle, est devenue propriétaire de la statue édifiée par des tiers sur celle-ci et qu'elle pouvait la déplacer elle-même ou requérir de ces tiers qu'ils la déplacent. Quand bien même l'exécution de la mesure d'enlèvement ordonnée par la cour pourrait, si la commune ne souhaitait pas y procéder elle-même, exiger la saisine du juge compétent en cas de refus des personnes ayant installé la statue de se conformer à une demande en ce sens, la Cour administrative d'appel n'a pas commis d'erreur de droit en prononçant l'injonction contestée ».

Dans d’autres hypothèses, l’interdiction de l’article 28 de la loi de 1905 n’est pas amenée à s’appliquer.

II - Les rares hypothèses non concernées par cette interdiction

Des exceptions et précisions sont évidemment apportées par l’article 28 lui-même (A), tandis que le juge opère de facto une distinction entre emblèmes religieux et emblèmes culturels (B).

A - Des précisions ou exceptions à prendre en compte dans l'article 28

Parmi les précisions ou exceptions de l’article 28 qu’il convient de prendre en compte, on retrouve notamment des lieux d’apposition ou d’implantation spécifiques (1), mais aussi une application de la loi uniquement postérieurement (2).

1 - Des lieux d’apposition ou d’implantation exclus du champ d’application

L’article 28 précise qu’il est interdit « d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ».

Des lieux spécifiques, où des symboles religieux peuvent être apposés, ne manquent donc pas de figurer parmi ces exceptions. Elles sont finalement assez logiques compte-tenu de la destination ou de l’objet des lieux en question. Un monument aux morts surplombé d’une croix doit être considéré, par exemple, comme un monument funéraire au sens de l’article 28 (CAA Lyon, 16 mars 2010, n° 07LY02583). Dans l’une de nos affaires, la commune tente d’ailleurs de justifier l’emplacement de la vierge Marie comme une « dépendance immobilière nécessaire de l’église ». Ce moyen a cependant été écarté par le juge administratif qui a considéré qu’il fallait un lien fonctionnel entre le lieu de culte et cette éventuelle dépendance. De même, dans l’affaire de la statue du Pape Jean-Paul II, le lieu d’implantation étant une place publique, il ne figure pas parmi les exceptions listées.

2 - « À l’avenir » : des dispositions applicables après l’entrée en vigueur du texte

L’article 28 comporte également un élément non négligeable parmi ses dispositions qui indiquent s’appliquer « à l’avenir ». Ce vocable indique que le texte n’est amené à s’appliquer que postérieurement à son entrée en vigueur et n’a aucun caractère rétroactif. De cette façon, les symboles ou emblèmes religieux installés avant décembre 1905 ne sont en principe pas concernés.

Pour autant, la question de la remise en état, du déplacement ou de la rénovation d’emblèmes religieux apposés avant 1905 peut parfois poser problème. La jurisprudence fait notamment état d’un crucifix qui était apposé depuis longtemps – avant l’entrée en vigueur de la loi – dans la salle d’une mairie et qui a été déplacé suite à des travaux. Pour pouvoir être conservé, il a dû être placé dans une vitrine d’exposition avec d’autres objets patrimoniaux (CAA Nantes, 12 avril 2001, n° 00NT01993). De la même façon, le juge vient distinguer les emblèmes religieux et culturels.

B - Une distinction possible entre emblèmes religieux et culturels

Effectivement, la jurisprudence a eu tendance ces dernières années à distinguer les emblèmes culturels et cultuels. La « tradition » religieuse de certains territoires est souvent invoquée par les collectivités pour tenter de contourner les dispositions de l’article 28 (1), notamment pour les crèches de Noël (2).

1 - L’invocabilité de la « tradition » religieuse

Régulièrement les pouvoirs publics mis en cause, pour avoir apposé ou implanté un emblème religieux dans un espace public ou un bâtiment public, font valoir la tradition religieuse du territoire en question. Le cas de la Vendée est particulièrement mis en avant : sa forte tradition catholique, maintenue même pendant la période de la Révolution française, a été mise en avant pour manifester en faveur du maintien de la statue de l’archange Saint-Michel sur la place publique devant l’église des Sables d’Olonne (« En Vendée, plus de 500 personnes manifestent pour le maintien d’une statue catholique dans l’espace public », Libération, 15 oct. 2022).

Si cette question de la tradition n’est pas réellement invoquée dans les deux affaires commentées, ce point est surtout invoqué concernant le cas spécifique des crèches de Noël.

2 - Le cas des crèches de Noël

Plusieurs jugements de tribunaux administratifs sur ces questions se sont révélés contradictoires (v. notamment : TA Amiens, 30 nov. 2010, Debaye, n° 0803521 ; TA Nantes, 14 nov. 2014, Fédération de libre-pensée de Vendée, n° 1211647 ; TA Melun, 22 déc. 2013, Fédération départementale des Libres penseurs de Seine et Marne, n° 1211647). Si certains considéraient la crèche de Noël comme un emblème clairement religieux, au sens de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, d’autres ont pu la considérer plutôt comme une tradition ou un élément culturel.

Le Conseil d’État est finalement venu trancher sur ce point, prenant en compte « l’usage local » résultant de « circonstances particulières permettant de lui reconnaitre un caractère culturel, artistique ou festif » (CE, 9 nov. 2016, Féd. Départementale des libres-penseurs de Seine-et-Marne, n° 395122 ; CE, 9 nov. 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395223) qui permet d’autoriser in concreto une telle implantation. La CAA de Nantes, appliquant cette jurisprudence, a considéré comme légale l’implantation d’une crèche dans l’hôtel du département de la Vendée, compte-tenu de la tradition historique locale (CAA Nantes, 6 oct. 2017, n° 16NT037835).

Arrêts

CE, 25/10/2017, Fédération morbihannaise de la libre pensée

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000035911871

CE, 11/03/2022, Cne de St-Pierre d’Alvey

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000045340485?isSuggest=true