Le Conseil d’État et la laïcité : toute la loi, rien que la loi (arrêts : CE, ass., 19/07/2011, Commune de Trélazé ; Communauté urbaine du Mans ; Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône ; Commune de Montpellier ; Mme Vayssière)

Introduction

Inscrite en 1905 dans le droit positif, la laïcité connaît aujourd’hui un souffle nouveau. De nombreux arrêts ont récemment redéfini les contours du principe de laïcité. La série de 5 arrêts rendus le 19 juillet 2011 par l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État est topique de cette dynamique. Il s’agit des arrêts CE, Ass, 19 juillet 2011, Commune de Trélazé (req. n°308544) ; Communauté urbaine du Mans (req. n° 309161) ; Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône (req. n°308817) ; Commune de Montpellier (req. n°313518) et Mme Vayssière (req. n° 320796).

La Haute juridiction administrative a profité d’une accumulation d’affaires fondées sur le respect du principe de laïcité pour rappeler, approfondir, voire renouveler l’interprétation de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. D’emblée, on peut affirmer qu’elle a assoupli, dans une perspective pragmatique, les interdits de la loi. Sommairement, étaient en cause : le financement d’un orgue dans une église (commune de Trélazé), le financement d’un ascenseur à la basilique de la Fourvière (Fédération de la libre pensée du Rhône), la mise à disposition d’un lieu pour l’abatage rituel des animaux (Communauté urbaine du Mans), la mise à disposition d’un local pour l’exercice d’un culte (Commune de Montpellier) et enfin la décision de recourir à un bail emphytéotique administratif cultuel (Mme Vayssière). 

Les solutions retenues par le Conseil d’État sont d’autant plus intéressantes qu’elles abordent des problématiques bien différentes. Dans toutes les affaires, à l’exception de l’arrêt Mme Vayssière, c’est la question du contour de l’intérêt public local qui était soulevée, alors que dans le dernier, il s’agissait de résoudre un conflit de loi.  Dans 2 de ces affaires, étaient en cause l’octroi de subventions destinées à transformer des édifices dédiés au culte catholique (Commune de Trélazé et Fédération de la libre pensée). Dans 2 autres affaires, le raisonnement s’articulait autour de la possibilité d’octroyer une autorisation d’occupation du domaine public à un culte (Communauté urbaine du Mans et Commune de Montpellier). Dans la dernière affaire, il s’agissait d’interroger la légalité d’un montage contractuel destiné à faciliter la construction d’un édifice cultuel. 

Dans tous les cas pourtant, le problème de droit intéressait l’interprétation de dispositions législatives plus que centenaires, et ce, dans un contexte de renouveau de ce principe fondamental inscrit à l’article 1er de la Constitution de 1958. Dans tous les cas, le Conseil a retenu une solution équilibrée. Il a toujours pris soin de placer l’exception à l’application de la loi de 1905 dans le sillage de l’intérêt général, sans étendre au-delà de la lettre l’interdiction législative. De ce fait, on peut aisément souligner la dualité du principe de laïcité, à la fois principe d’abstention de l’action publique (I) et principe libéral (II). 

I - La laïcité, principe d'abstention

Le régime juridique de la laïcité moderne date de la loi du 9 décembre 1905. Son adoption a conduit à de nombreux troubles dans le pays. Elle constitue un approfondissement de l’œuvre révolutionnaire, fondatrice de la conception républicaine française, mais demeure toutefois imparfaite (A). Les interdits juridiques qu’elle pose méritent ainsi que soit reprécisés les contours de la neutralité qu’elle impose (B). 

A - Un imparfait principe fondateur

La position équilibrée du Conseil d’État est conforme à la fois à la lettre et, surtout à l’esprit du texte, comme l’étude de son adoption législative le démontre (1). Bien que fondatrice, la laïcité n’est pas un principe monolithe. Elle s’autorise de nombreuses exceptions, qui permettent de concevoir, par extension, la solution souple du Conseil d’État (2).  

1 - L’émergence du principe 

La notion de laïcité est l’objet d’une incertitude définitionnelle. Le terme laïc provient du champ sémantique catholique et renvoi à un non religieux, à une personne qui n’appartient pas au clergé. La laïcité porte en elle l’idée de détachement de la religion. Dans le domaine du droit public, dans cette continuité, elle exprime l’idée d’une retenue de l’État vis-à-vis de la religion. 

La retenue peut pourtant prendre plusieurs formes : soit qu’elle invoque une logique de neutralité et d’abstention, soit, au contraire, qu’elle requiert une action positive pour supprimer la religion, a minima de l’espace public, a maxima, de l’espace privé également. Cette dernière conception, relève des régimes qui tendent au contrôle de l’esprit, et, donc, des régimes totalitaires. Concernant les démocraties occidentales, aucune n’a poussé le principe aussi loin qu’en France.

Il faut en premier lieu mentionner qu’une première forme de laïcité apparaît, sans être mentionnée, au moment révolutionnaire. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi ». En affirmant la liberté de conscience, « y compris religieuse », les hommes de 1789 ont joué le premier acte de la neutralité religieuse de l’État : ce dernier ne reconnaît que des citoyens, indépendamment de leurs croyances. En ce sens, la laïcité supporte une logique d’égalité. 

Mais il faut attendre 1905 pour que le principe adopte son régime juridique actuel, fondement du raisonnement juridique du Conseil d’État dans les arrêts commentés. Les débats à la Chambre des députés furent pour le moins houleux. Deux conceptions bien divergentes s’opposaient : celle d’Émile Combes, pour qui la laïcité ne devait souffrir aucune exception et être parfaite et celle d’Aristide Briand, qui souhaitait pouvoir laisser une marge de manœuvre à l’exercice du culte, dans des conditions de stricte neutralité et de respect de l’égalité par les personnes publiques. C’est cette dernière qui l’a emporté. L’article 2 de la loi de 1905 affirme bien que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », mais il ne faut pas omettre que l’article premier, reprise en substance de l’article 10 de la DDHC, dispose « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public ». Symboliquement, la liberté des cultes est première face à la neutralité de l’État. La laïcité est alors essentiellement un principe d’abstention de l’État, et non de combat anticlérical.

2 - L’imperfection du principe

Pourtant, le principe connaît de nombreuses exceptions. La première tient à son champ d’application territorial. La loi de 1905 ne s’applique pas aux territoires qui étaient, au moment de son adoption, sous le contrôle d’une puissance étrangère. Ainsi, l’Alsace et la Lorraine, territoires de l’empire allemand en 1905, continuent de se voir appliquer le régime antérieur, celui dit concordataire. Dans ce système, mis en place par le Concordat, convention entre l’empire français et le Vatican, les ministres des cultes sont agents de l’État, qui prend par ailleurs à sa charge les dépenses de construction et d’entretien des édifices affectés au culte. Le Conseil constitutionnel a confirmé la validité de la continuité de l’application du régime antérieur dans ces territoires (CC, 21 février 2013, Association pour la promotion et l'expansion de la laïcité, n° 212-297 QPC). Il a fondé sa solution sur les travaux préparatoires de la Constitution de 1946 et de celle de 1958, en soulignant que les rédacteurs n’avaient pas entendus revenir sur la spécificité dont bénéficient ces territoires. 

Les régimes de Mayotte et de la Guyane sont eux aussi particulier. La situation à Mayotte est régie par le décret dit Madel du 16 janvier 1939, pris pour l’application du senatus-consulte (acte voté par le Sénat sous l’Empire qui a force de loi) du 3 mai 1854. Quant à la Guyane, la loi de 1911 n’a pas étendu l’application de la loi de 1905 à ce territoire d’outre-mer, devenu en 2011 département. Il demeure régi par l’ordonnance royale du 27 août 1828. 

Enfin et surtout, l’interdiction du financement des cultes est loin d’être parfaitement respectée. C’est le sens de la seconde exception majeure. Le système mis en place par la loi de 1905 prévoyait que les cultes devaient s’organiser en associations cultuelles sur le modèle des associations de la loi de 1901, afin de se voir transférer la propriété des biens meubles et immeubles. Tous les cultes, et notamment israélites et protestants, se sont pliés à cette exigence, mais le culte catholique l’a refusé. Le Pape avait estimé que le modèle des associations de loi 1901 était contraire aux principes régissant l’organisation hiérarchique du clergé. Face à cette opposition, et pour combler le vide juridique créé par ce refus, le législateur a adopté la loi du 2 janvier 1907 qui transfère la propriété des édifices aux personnes publiques, État pour les cathédrales, communes pour les autres églises, charge à eux d’en assurer l’entretien, mais protège le droit de l’Église catholique à les utiliser. Ce sont donc aujourd’hui les fidèles qui financent l’entretien des églises du seul culte catholique.  

La laïcité est donc un principe fondamental d’abstention des personnes publiques, qui reçoit toutefois de nombreuses exceptions. La neutralité qu’il impose mérite d’être précisée. 

B - Les contours de la neutralité

Les arrêts commentés rappellent largement l’exigence d’abstention de l’État et des personnes publiques. Cette abstention peut prendre plusieurs formes, et notamment l’interdiction du financement (1) et l’interdiction de favoriser un culte (2). 

1 - L’interdiction de financement

Dans les affaires Commune de Trélazé et Fédération de libre pensée et de l’action sociale du Rhône, la question de fond tournait autour de la possibilité, ou non, pour des collectivités de subventionner directement un culte. Dans la première espèce, la commune s’était engagée à financer l’acquisition, la restauration, l’installation et l’entretien d’un orgue dans une église de sa propriété, et dans la seconde, il s’agissait d’une subvention accordée par la commune de Lyon pour la construction d’un ascenseur à la basilique de Fourvière, propriété d’une fondation de droit privé.  

Les situations sont dans les deux cas très particulières, puisque les personnes publiques visaient des objectifs tenant à la culture. L’orgue de Trélazé devait servir à l’enseignement, à la pratique de la musique, ainsi qu’à permettre la tenue de concertes. L’ascenseur de Fourvière devait, quant à lui, faciliter l’accès et donc la visite de ce monument remarquable par les personnes souffrant de difficultés à se déplacer. Mais, dans les deux cas, les installations bénéficiaient au culte. L’orgue devait pouvoir être utilisé pour assurer les célébrations religieuses et le Conseil d’État souligne bien que l’ascenseur de Fourvière pouvait être utilisé pour faciliter l’accès à l’édifice des participants au culte. Dans les deux cas donc, les actes attaqués revenaient à financer directement un culte. Considéré sous cet angle, ils violaient directement l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905.  

Autant le cas lyonnais est exceptionnel, dans la mesure où l’édifice appartient à une personne privée, autant la question se pose avec plus de complexité dans le cas de Trélazé, puisque l’église appartient à la commune. On tombe ici dans une situation particulière où la loi de 1905 interdit le financement du culte, mais où la loi de 1907 impose la charge financière à la commune. L’installation d’un orgue peut bénéficier au culte, mais la question de la volonté de la commune d’embellir un bien lui appartenant n’est pas posée en ces termes. Elle mériterait pour de l’être, tant l’affirmation des droits est contradictoire : interdiction de financer, mais obligation d’assurer les charges financières d’entretien et de restauration en tant que propriétaire, mais encore, interdiction de jouir de sa propriété comme l’on souhaite. 

2 - L’interdiction de favoriser un culte

Les trois autres affaires mettent en cause de décisions d’affectation de salles, bâtiments ou terrains publics. L’arrêt Communauté urbaine du Mans voit attaquée la délibération du conseil communautaire de mettre à disposition des pratiquants du culte musulman un bâtiment le temps d’une célébration cultuelle, afin de pratiquer des abattages rituels. La question ne tient en réalité pas tant à la légalité de la décision au regard des règles régissant l’occupation du domaine public, qu’au fait que l’aménagement du bâtiment nécessitait des travaux pris en charge par la personne publique.  L’acte attaqué est la décision du conseil d’autoriser le président à recourir à un marché public pour faire effectuer les travaux. Par ce biais, c’est la question de la légalité d’un subventionnement indirect qui était posé. L’article 2 de la loi de 1905 ne précise pas la nature du lien devant exister entre la décision financière et le bénéfice du culte, mais il est certain que le caractère principiel de cet article impose une interprétation large. Ainsi, sont interdits tous les types de subventionnements, qu’ils soient directs ou indirects, et a fortiori, cachés. 

L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Commune de Montpellier est plus certainement rattaché à la question des mises à dispositions de locaux appartenant à une personne publique. La ville de Montpellier avait décidé de construire une salle polyvalente. Deux ans après, la salle a été mise à disposition exclusive d’une association afin que ses membres puissent pratiquer leur culte, pour une durée d’un an renouvelable. L’acte interroge quant à sa légalité au regard de l’article L.2144-3 du Code général des collectivités territoriales, aux principes régissant l’occupation privative du domaine public, ainsi qu’à la loi de 1905, et notamment ses articles 13 et 19. Aux termes du mécanisme bâti par la loi de 1905, la propriété des édifices cultuels ne peut appartenir qu’aux associations cultuelles (et en réalité, ces dispositions ne concernent qu’une minorité de lieux de culte, puisque l’on sait qu’en 1907, la totalité des biens immobiliers appartenant à l’église catholique a été transférée en pleine propriété aux personnes publiques). 

La dernière affaire prend place dans le débat général autour de la question des lieux de culte musulmans, en particulier. La différence de traitement juridique entre les biens affectés au culte catholique et ceux existant au bénéfice des autres cultes avait poussé le législateur à assouplir, par voie législative, l’interdiction d’aide au financement de la construction de nouveaux lieux. L’ordonnance du 21 avril 2006 avait modifié l’article L. 1311-2 du Code général des collectivités territoriales pour autoriser la conclusion d’un bail emphytéotique administratif cultuel. C’est pour ce montage contractuel qu’avait opté le conseil municipal de Montreuil-sous-bois. Une conseillère municipale avait attaqué cette décision, au regard du principe d’interdiction de financement des cultes inscrit à l’article 2 de la loi de 1905. 

Toutes ces affaires soulèvent des problématiques différentes. Mais, sauf pour la dernière, qui est résolue par l’application du principe selon lequel la loi spéciale déroge à la loi générale, le Conseil d’État a su construire une méthode d’interprétation commune et équilibrée.

II - La laïcité, principe libéral

C’est parce que la laïcité est un principe libéral qu’elle autorise une certaine souplesse. Elle ne peut notamment aller à l’encontre de la mission fondamentale (et fondatrice) des personnes publiques d’assurer la satisfaction de l’intérêt public (A). Le contexte politique actuel n’est pas propice à la sérénité. Malgré tout, la constance de la position du Conseil d’État, que l’on retrouve dans des arrêts postérieurs, démontre la solidité de la solution juridique de droit positif. La laïcité ne saurait être prise en otage de discours qui visent à lui faire dire ce qu’elle ne dit pas (B).

A - La nécessité de satisfaire l'intérêt public

La laïcité et la neutralité religieuse des personnes publiques ne saurait aller jusqu’à les interdire de mener à bien leurs missions d’intérêt général. La laïcité est porteuse d’une logique d’adaptation et de souplesse, dans le respect de principes établis. Au regard des questions soulevées, cette adaptabilité s’exprime tant en présence de subventions (1), qu’au regard de la mise à disposition des biens immobiliers (2).  Au final, c’est autour de la question du périmètre de l’intérêt public local justifiant l’action des personnes publiques que tourne le débat juridique. 

1 - La question du subventionnement

Dans les deux affaires relatives à un problème de subventionnement, Commune de Trélazé et Fédération de la libre pensée et l’action sociale du Rhône, le Conseil d’État suit un même raisonnement résumé dans un considérant qui peut être considéré comme un considérant de principe. Après avoir rappelé les dispositions de l’article 2 de la loi de 1905, il juge : « Considérant, toutefois, que ces dispositions ne font pas obstacle à ce qu’une collectivité territoriale finance des travaux qui ne sont pas des travaux d’entretien ou de conservation d’un édifice servant à l’exercice d’un culte, soit en les prenant en tout ou partie en charge en qualité de propriétaire de l’édifice, soit en accordant une subvention lorsque l’édifice n’est pas sa propriété, en vue de la réalisation d’un équipement ou d’un aménagement en rapport avec cet édifice, à condition, en premier lieu, que cet équipement ou cet aménagement présente un intérêt public local, lié notamment à l’importance de l’édifice pour le rayonnement culturel ou le développement touristique et économique de son territoire et qu’il ne soit pas destiné à l’exercice du culte et, en second lieu, lorsque la collectivité territoriale accorde une subvention pour le financement des travaux, que soit garanti, notamment par voie contractuelle, que cette participation n’est pas versée à une association cultuelle et qu’elle est exclusivement affectée au financement du projet ».

Il est important de souligner l’exception et ses limites afin de comprendre le mécanisme précis du raisonnement, qui se réalise en deux temps. D’abord, le Conseil rappelle que les dépenses litigieuses sont celles qui ne concernent pas l’entretien ou la conservation du bâtiment. On l’a vu, l’exigence d’entretien des édifices catholiques provient de la loi de 1907, et les communes sont en toute hypothèse tenues de les entretenir. Mais, il juge ensuite qu’au–delà de ces dépenses, les personnes publiques ne peuvent être paralysées par la loi de 1905 lorsqu’elles visent la satisfaction d’objectifs non cultuels, comme le rayonnement culturel ou le développement touristique du territoire ou, de façon plus générale, tout intérêt public local. Afin de s’assurer du bon emploi des fonds, la personne publique, dans le cas où elle n’est pas propriétaire du bien, comme dans le cas de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône, doit conditionner le versement des fonds à la conclusion d’une convention garantissant leur emploi exclusif au bénéfice du projet subventionné.  Dans le cas contraire, il existerait un risque de financement indirect ou dissimulé d’un culte. 

Dans le cas de l’espèce Commune de Trélazé, le Conseil adapte la seconde condition et exige que les modalités de répartition de l’usage de l’orgue soit précisées, ainsi que la participation financière éventuelle du desservant (l’affectataire, en d’autres mots l’Église) à l’entretient de l’instrument. Le but est « d’exclure toute libéralité ». 

La solution retenue peut être considérée comme une solution de bon sens. On sait l’importance que peuvent revêtir pour certaines communes les recettes touristiques, ainsi que les événements culturels, notamment. Or, les édifices de cultes les plus anciens, notamment catholiques, constituent bien souvent des monuments touristiques. Par ailleurs, on voit bien que les garanties exigées par le Conseil d’État sont tout à fait conformes à l’impératif d’interdiction des libéralités au bénéfice des associations ou organismes cultuels. L’interprétation retenue est conforme à l’esprit de la loi de 1905, qui avait opté pour un refus du dogmatisme en matière de laïcité. La solution suit la même inspiration concernant la mise à disposition de biens immobiliers. 

2 - La mise à disposition de biens immobiliers

On peut d'emblée exclure de l’analyse le cas de l’arrêt Madame Vayssière. En effet, le montage contractuel était expressément autorisé par la loi. De sorte que la loi de 1905, qui est une loi ordinaire, n’aurait pu prévaloir sur une autre disposition législative. La question aurait pu être posée de savoir si le principe constitutionnel de laïcité, tel que prévu à l’article 1er de la Constitution de 1958 aurait pu rendre invalide la disposition législative spéciale. La réponse aurait été négative, pour au moins deux raisons. Premièrement, on l’a vu (CC, 21 février 2013, Association pour la promotion et l'expansion de la laïcité, préc.) le Conseil constitutionnel, de façon générale, ne fait pas preuve de plus de dogmatisme que le Conseil d’État. Deuxièmement, il a jugé, dans la même décision, que « le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; qu'il en résulte la neutralité de l'État ; qu'il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l'égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu'il implique que celle-ci ne salarie aucun culte ». Sans la nommer expressément, le Conseil constitutionnel interprète le principe constitutionnel à la lumière de la loi de 1905, et en tire les mêmes conséquences que pourrait le faire le Conseil d’État. 

En revanche, s’agissant des mises à disposition de bâtiments communaux, l’appréciation portée par le Conseil d’État se place dans la lignée de la solution dégagée au regard des subventions. Dans le cas de l’affaire Communauté urbaine du Mans, l’édifice devait être spécialement aménagé, et servir non au culte directement mais à l’abatage rituel d’animaux. Cependant, le Conseil assimile les deux : il juge en effet que « L’exercice de pratiques rituelles (relève) du libre exercice des cultes ». L’objectif poursuivi par la personne publique résidait dans la nécessité d’assurer des conditions d’hygiène satisfaisantes. L’objectif poursuivi est important car il constitue une composante de l’ordre public, au titre de la protection de la salubrité publique et de la santé publique (ces objectifs se retrouvent à l’article L. 2214-1 du Code général des collectivités territoriales, disposition qui fonde le pouvoir de police administrative générale du Maire). Le fait que ce soit la communauté urbaine qui agisse et non la commune provient de ce que la compétence en matière d’abattoir lui avait été attribuée. 

Si la personne publique peut prendre en charge les frais litigieux, c’est à la double condition qu’un intérêt public soit présent (et qui, en l’espèce, est constitué par la salubrité publique) et « qu’en outre le droit d’utiliser l’équipement soit concédé dans des conditions, notamment tarifaires, qui respectent le principe de neutralité à l’égard des cultes et le principe d’égalité et qui excluent toute libéralité et, par suite, toute aide à un culte ». On retrouve là le soin du Conseil à s’assurer qu’il n’existe aucune subvention cachée. 

De la même façon, lorsque la commune, en l’espèce la ville de Montpellier, souhaite mettre à disposition une salle pour l’exercice d’un culte, elle doit s’assurer que les modalités d’octroi de l’autorisation d’occupation privative du domaine public ne présente des caractères tels qu’elles reviendraient à « laisser de façon exclusive et pérenne » la disposition de l’édifice « pour l’exercice d’un culte ». Dans ce cas, il conviendrait de considérer que l’édifice constitue un « édifice cultuel » qui ne peut être la propriété, sauf l’exception catholique, d’une association. 

En outre, l’autorisation d’occupation privative ne peut être accordée en violation du principe d’égalité, comme cela vaut pour toute occupation privative (en application du principe général du droit issu de CE, 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire. Voir CE, 21 avril 1972, Ville de Caen). En outre, le Conseil exige que « les conditions financières de cette autorisation excluent toute libéralité ».

Ces solutions ont été complétées récemment dans deux hypothèses spécifiques. Ainsi, le Conseil d’Etat a admis qu’une commune peut donner à bail à une association cultuelle pour un usage exclusif et pérenne un local appartenant à son domaine privé, dès lors que les conditions financières de cette location excluent toute libéralité (CE, 07/03/2019, Commune de Valbonne). Par ailleurs, la Haute juridiction considère qu’une commune peut, sur le fondement de l’article L 210-1 du Code de l’urbanisme, exercer le droit de préemption en vue de permettre la réalisation d’un équipement collectif à vocation cultuelle (CE, 22/12/2022, Commune de Montreuil).

Par l’ensemble de ces décisions, le Conseil parvient à suivre strictement la figure libérale du principe de laïcité. Si aucune faveur ne peut être accordée, hors d’une loi spéciale, aux cultes, aucune interdiction de principe ne peut être opposée au libre exercice des cultes sur le fondement de la loi de 1905. D’ailleurs, on peut se demander si les exceptions législatives ne visent justement pas à permettre ce libre exercice lorsque les conditions matérielles et factuelles ne sont pas réunies pour rendre ce droit effectif. Un tel penchant peut être compréhensible, mais ne devrait toutefois pas être mobilisé trop souvent et trop profondément au risque de dénaturer le principe de laïcité. Une telle situation serait en outre de nature à donner crédit aux revendications plus intrusives du principe, là où la loi de 1905 n’a pas estimé utile ni nécessaire d’en étendre l’application. 

B - Les limites de la laïcité

La laïcité constitue un véritable enjeu de société. Les visions divergentes qui s’affrontent trouvent un terrain d’expression dans les prétoires. Cependant, tant que la loi de 1905 n’aura pas été modifiée, le juge se refuse à lui faire dire ce qu’elle ne dit pas. En ce sens, la laïcité n’est pas une composante de l’ordre public (1), ni une limite à l’exposition de festivités culturelles (2).

1 - La laïcité n’est pas une composante de l’ordre public

Les polémiques de l’été 2016 sur le burkini ont trouvé une solution (provisoire ?) devant le Conseil d’État. Dans son ordonnance du 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme, le Conseil a eu à connaître en référé liberté de l’arrêté du Maire de la commune de Villeneuve Loubet. Ce dernier disposait que « l’accès à la baignade est interdit (…) à toute personne ne disposant pas d’une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et du principe de laïcité ». Il ajoutait « le port de vêtements ayant une connotation contraire aux principes mentionnés ci-avant est strictement interdit sur les plages de la commune ». La laïcité servait bel et bien de fondement à un arrêté de police. 

Le Conseil d’État annule cet arrêté au motif que « Si le maire est chargé par les dispositions citées au point 4 du maintien de l’ordre dans la commune, il doit concilier l’accomplissement de sa mission avec le respect des libertés garanties par les lois. Il en résulte que les mesures de police que le maire d’une commune du littoral édicte en vue de réglementer l’accès à la plage et la pratique de la baignade doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l’ordre public, telles qu’elles découlent des circonstances de temps et de lieu, et compte tenu des exigences qu’impliquent le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l’hygiène et la décence sur la plage. Il n’appartient pas au maire de se fonder sur d’autres considérations et les restrictions qu’il apporte aux libertés doivent être justifiées par des risques avérés d’atteinte à l’ordre public. ». Il effectue un contrôle strict de la base juridique invoquée (CE, 1933, Benjamin). La police administrative ne peut poursuivre que des objectifs de protection de l’ordre public. Bien que cette notion soit évolutive et puisse intégrer, le cas échéant, de nouvelles composantes (comme la dignité de la personne humaine : CE, 27 octobre 1995, Morsang-sur-orge), ces évolutions sont limitées. La laïcité n’en fait pas partie. 

Il faut comprendre de cet arrêt la position stricte du Conseil qui ne souhaite pas faire dire à ce principe ce que la loi de 1905 ne dit pas. D’autant plus qu’une solution différente aurait été en contradiction avec l’article 1er de la loi et l’article 10 de la DDHC qui, tous deux, affirment le libre exercice des cultes. 

2 - La laïcité ne doit pas interdire les festivités culturelles

Le 9 novembre 2016, l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État a rendu deux arrêts attendus depuis plusieurs années (CE, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne et Fédération de la libre pensée de Vendée). Ils concernent tous deux une problématique qui a cristallisé les oppositions locales et donné lieu à des jugements et arrêts au fond bien divergents : celle relative à l’installation des crèches de Noël dans les édifices publics.

Dans la même lignée que les arrêts commentés, le Conseil d’État fait preuve de souplesse. Il juge que « Une crèche de Noël est une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations. Il s’agit en effet d’une scène qui fait partie de l’iconographie chrétienne et qui, par là, présente un caractère religieux. Mais il s’agit aussi d’un élément faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d’année ». À partir de ce constat préliminaire, il juge que « Eu égard à cette pluralité de significations, l’installation d’une crèche de Noël, à titre temporaire, à l’initiative d’une personne publique, dans un emplacement public, n’est légalement possible que lorsqu’elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse. Pour porter cette dernière appréciation, il y a lieu de tenir compte non seulement du contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme, des conditions particulières de cette installation, de l’existence ou de l’absence d’usages locaux, mais aussi du lieu de cette installation. A cet égard, la situation est différente, selon qu’il s’agit d’un bâtiment public, siège d’une collectivité publique ou d’un service public, ou d’un autre emplacement public ».

Le raisonnement suivi est un raisonnement « à tiroirs ». Le Conseil pose d’abord le principe de l’interdiction. Il fonde ensuite une exception sur une interprétation de l’article 28 de la loi de 1905 qui dispose : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions ». Cependant, il faut pouvoir reconnaître un caractère culturel aux crèches. Ce ne peut être le cas qu’en fonction du contexte, à la fois d’installation et d’usages. Si une commune installe depuis plusieurs années une crèche, il est plus probable que le Conseil reconnaissance l’existence d’une représentation festive et culturelle. En revanche, si la tradition est récente, il deviendra plus compliqué de justifier une telle installation. De la même façon, le contexte « géographique » de l’installation joue un rôle important. Le Conseil prend soin de distinguer selon que l’installation a lieu dans un bâtiment siège de la collectivité ou sur un « autre emplacement public », notamment la rue. Dans le premier cas, le principe de neutralité religieuse sera plus facilement mis en péril. La neutralité est une composante et une condition de l’égalité, et il faut prendre garde à ce que la collectivité ne montre pas de préférence pour un culte plutôt que pour un autre (ou aucun). En ce domaine, la théorie de l’apparence est centrale. Dans tous les cas, y compris pour une installation sur la voie publique, il est très important que la personne publique ne laisse pas accroire à l’existence d’un acte de prosélytisme religieux. La question et la solution sont inédites et nouvelles. Il faudra encore un peu de recul dans l’application de ces principes pour en saisir les contours exacts. Mais il n’en demeure pas moins que le Conseil a su, encore une fois, faire preuve de souplesse et de pragmatisme.

Arrêts

CE, ass., 19/07/2011, Commune de Trélazé

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000024390109/

CE, ass., 19/07/2011, Communauté urbaine du Mans

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000024390111/

CE, ass., 19/07/2011, Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000024390110/

CE, ass., 19/07/2011, Commune de Montpellier

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000024390114/

CE, ass., 19/07/2011, Mme Vayssière

https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000024390117/