Introduction
Le service public est reconnu comme l’une des principales activités de l’administration. Dans la loi et dans la jurisprudence administrative, le service public est caractérisé par l’existence de missions d’intérêt général exercées par une personne publique ou une personne privée sous le contrôle d’une personne publique, avec l’application de règles exorbitantes du droit commun. L’existence de prérogatives de puissance publique ou encore d’une intention de l’administration qui délègue l’exercice de ces activités, est également déterminante dans la qualification d’un service public.
Le droit des services publics est régi par les « lois de Rolland » d’où se dégagent, depuis les années 1930, plusieurs grands principes régissant le fonctionnement de ces activités : il s’agit de la continuité, la mutabilité et l’égalité. De nouveaux principes émergent également plus tard dans la jurisprudence, au sein des services publics, tels que la neutralité, la laïcité et la gratuité.
Dans cette affaire, la Société des concerts du Conservatoire a infligé une sanction à deux de ses membres qui avaient participé à l’organisation d’un concert par la Radiodiffusion française le 15 janvier 1947, au lieu d’assurer leur service au sein de celle-ci. En riposte à ces sanctions, la Radiodiffusion française a suspendu toutes les retransmissions radiophoniques de concerts organisés par la Société. La Société a donc demandé au Président du conseil des ministres, Chef du gouvernement, l’octroi d’une indemnité pour réparer le préjudice qu’elle a subi de par cette suspension des retransmissions. Après quatre mois écoulés sans aucune réponse de la part du Président du conseil, la Société a donc décidé de porter l’affaire devant le Conseil d’Etat, lui demandant d’annuler la décision implicite de rejet résultant de ce silence. La Haute-juridiction annule la décision implicite rejetant cette demande indemnitaire, actant que la Radiodiffusion française avait méconnu l’application du principe d’égalité au sein de ce service public radiophonique, tout en condamnant l’Etat, en conséquence, au versement d’une somme de 50 000 Francs avec intérêts à la Société des concerts du Conservatoire.
A travers cette décision du juge administratif, il sera intéressant de voir qu’est rappelée l’existence du principe d’égalité dans le fonctionnement des services publics (I), un principe largement reconnu mais qui se veut aussi encadré (II).
I - Le principe d'égalité garanti dans le fonctionnement des services publics
Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat érige l’égalité en principe général du droit (A), tandis que son non-respect est constitutif d’une faute engageant la responsabilité de l’Etat (B).
A - L'égalité : l'émergence d'un principe général du droit
Le Conseil d’Etat caractérise dans la décision de l’administration de la Radiodiffusion Française, de ne plus diffuser les concerts de la Société, l’existence d’un détournement de pouvoir. Pour le juge administratif, « l’administration de la Radiodiffusion française a usé de ses pouvoirs pour un autre but que celui en vue duquel ils lui sont conférés et a méconnu le principe d’égalité qui régit le fonctionnement des services publics ».
En effet, la Société des concerts du Conservatoire méritait d’être aussi bien traitée que les autres sociétés, alors qu’aucune raison valable et légale ne justifiait un traitement différent. Le Conseil d’Etat considère que le principe d’égalité « (…) donnait à la société requérante, traitée jusqu’alors comme les autres grandes sociétés philharmoniques, vocation à être appelée, le cas échéant, à prêter son concours aux émissions de la radiodiffusion ».
Le Conseil d’Etat vient ériger le principe d’égalité, dans le fonctionnement des services publics, au rang de principe général du droit (PGD). Depuis 1945, la haute-juridiction a dégagé plusieurs grands principes de cette nature. En effet, à la suite de la Libération, le Conseil d’Etat, dans de nombreux arrêts, n’hésite pas à consacrer l’existence de PGD. Comme le signe du retour de la République et de ses valeurs, on veut valoriser des droits importants pour les justiciables, après tant de violations subies. La notion de PGD est employée pour la première fois par le Conseil d’Etat en 1945, (CE 26 Octobre 1945, Aramu), tandis qu’il avait déjà érigé les droits de la défense à ce rang, sans employer expressément cette expression, un an auparavant (CE 5 mai 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier).
Le rang de PGD reconnu au principe d’égalité lui confère une importance toute particulière dans notre ordre juridique. En effet, si le Président Bouffandeau considère qu’il s’agit de « règles de droit non écrites (…), œuvre constructive de la jurisprudence, réalisée pour des motifs supérieurs (…), afin d’assurer la sauvegarde des droits individuels des citoyens », le Pr. René Chapus précise aussi que les PGD ont « une valeur infra-législative et supra-décrétale ». Le non-respect de ce principe général du droit entraine donc évidemment une faute et un engagement de responsabilité.
B - Le non-respect du principe d'égalité : faute et responsabilité
Effectivement, le non-respect de ce principe entraine une faute qui est susceptible d’engager la responsabilité de celui qui l’a commise. En l’espèce, le Conseil d’Etat caractérise bien une faute dans la méconnaissance du principe d’égalité par l’administration de la Radiodiffusion française. Il estime que « cette faute engage la responsabilité de l’Etat », puisque cette administration dépend directement du ministre chargé des Beaux-Arts.
Evidemment, il faut que la violation du principe d’égalité ait entrainé un préjudice qu’il est nécessaire de réparer. Le Conseil d’Etat prend clairement en compte les preuves du préjudice engendré par cette faute et qui ont été apportées par la victime, à savoir la Société des concerts du Conservatoire. Il détermine ainsi les dommages et intérêts à allouer à la Société victime de l’administration : « compte-tenu des éléments de préjudice dont la justification est apportée par la société requérante, il sera fait une juste appréciation des circonstances de la cause en condamnant l’Etat à payer (…) une indemnité de 50. 000 Francs, avec intérêts au taux légal à compter du 24 février 1947, date de la réception de sa demande de dommages-intérêts par le président du conseil des ministres ».
Si le principe d’égalité est érigé comme un puissant principe du service public, dans cette affaire, il sera reconnu par la suite, mais aussi plus clairement encadré.
II - Le principe d'égalité reconnu et encadré
Alors que l’égalité est reconnue comme un PGD, elle est également consacrée postérieurement à cet arrêt, comme un principe à valeur constitutionnelle (A), mais sera atténuée, dans la jurisprudence administrative, par la possibilité de traitement différent en cas de différences de situations objectives (B).
A - La consécration de l'égalité comme principe à valeur constitutionnelle
En plus d’être érigé au rang de PGD par le Conseil d’Etat dans cet arrêt, le principe d’égalité sera consacré, quelques années plus tard, comme principe à valeur constitutionnelle.
Découlant de la devise nationale (Liberté, égalité, fraternité) reprise à l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958, ce principe est également garanti dans l’article 1er de notre Constitution : la République « (…) assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Le principe d’égalité figure aussi largement dans le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.
Le Conseil constitutionnel consacre d’ailleurs ce caractère constitutionnel du principe d’égalité dans la décision n° 79-107 DC du 12 juillet 1979.
Le juge administratif va fortement garantir l’application de ce principe dans sa jurisprudence concernant le fonctionnement des services publics, comme il l’a fait dans cette affaire de la Société des concerts du Conservatoire. Aussi, il l’élargit à d’autres domaines, avec, par exemple, « l’égal accès aux concours de la fonction publique » (J-M. Sauvé, Principe d’égalité et droit de la non-discrimination, Colloque organisé par le Défenseur des droits, 05 octobre 2015). Au-delà, l’égalité devant la loi et devant les charges publiques sont consacrées.
Pour autant, le juge administratif autorise parfois certaines entorses à l’application du principe d’égalité, mais il faut, pour cela, qu’il constate une situation particulière.
B - Des différences de situation objectives atténuant le principe d'égalité
Si ce principe est clairement reconnu dans le fonctionnement des services publics, il n’est pas totalement interdit de l’atténuer. En effet, le juge administratif reconnait notamment la possibilité de traiter différemment les usagers du service public, dès lors qu’ils se trouvent dans une différence claire de situation ou lorsque l’intérêt général le justifie.
Le Conseil d’Etat précise ainsi, qu’en application du principe d’égalité, n’est pas admise, par exemple, « la fixation de tarifs différents applicables, pour un même service rendu, à diverses catégories d’usagers d’un service ou d’un ouvrage public (…), à moins qu’elle ne soit la conséquence nécessaire d’une loi, soit qu’il existe entre les usagers des différences de situation appréciables, soit qu’une nécessité d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation du service ou de l’ouvrage commande cette mesure » (CE Sect, 10 mai 1974, Desnoyez et Chorques).
À de multiples reprises, la Haute-juridiction reconnait notamment que le lieu de résidence ou la qualité de contribuable finançant le service public, permettent de justifier de l’existence d’une différence de situation objective. C’est notamment le cas pour un avantage tarifaire destiné aux enfants d’une cantine municipale, service public pour lequel le juge administratif considère que « le conseil [municipal] a pu sans commettre d'illégalité, et notamment sans méconnaître au profit des élèves domiciliés dans la commune le principe d'égalité devant les charges publiques, réserver à ces élèves l'application d'un tarif réduit grâce à la prise en charge partielle du prix du repas par le budget communal » (CE Sect., 05 octobre 1984, Commissaire de la République de l’Ariège).
En l’espèce, dans l’affaire opposant la Société des concerts du Conservatoire et la Radiodiffusion française, aucune différence de situation, ni aucun motif d’intérêt général, ne permettait de justifier la décision de l’administration. C’est donc assez logiquement que le Conseil d’Etat a mis en avant une violation du principe d’égalité en engageant la responsabilité administrative de l’Etat.
CE, sect., 09/03/1951, Société des concerts du Conservatoire
Vu la requête sommaire et le mémoire ampliatif présentés pour la Société des concerts du conservatoire, dont le siège social est ..., ladite requête et ledit mémoire enregistrés les 4 août 1947 et 21 janvier 1948 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat et tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler la décision implicite résultant du silence gardé pendant plus de quatre mois par le Président du conseil des ministres et par laquelle celui-ci a rejeté la demande d'indemnité de la société requérante en réparation du préjudice né de la suppression, par les services de la Radiodiffusion française, de la retransmission de ses concerts ;
Vu l'ordonnance du 31 juillet 1945 ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction qu'à la suite de la sanction infligée par le comité de direction de la société des concerts du Conservatoire, conformément aux statuts de celle-ci, à deux membres de cette association qui, au lieu d'assurer leur service dans son orchestre, ont, malgré la défense qui leur en avait été faite, prêté leur concours à un concert organisé à la radiodiffusion française le 15 janvier 1947, l'administration de la radiodiffusion française a décidé de suspendre toute retransmission radiophonique des concerts de la société requérante jusqu'à ce que le ministre chargé des Beaux-Arts se soit prononcé sur la demande de sanction qu'elle formulait contre le secrétaire général de ladite société ;
Considérant qu'en frappant la société requérante d'une mesure d'exclusion à raison des incidents susrelatés, sans qu'aucun motif tiré de l'intérêt général pût justifier cette décision, l'administration de la radiodiffusion française a usé de ses pouvoirs pour un autre but que celui en vue duquel ils lui sont conférés et a méconnu le principe d'égalité qui régit le fonctionnement des services publics et qui donnait à la société requérante, traitée jusqu'alors comme les autres grandes sociétés philharmoniques, vocation à être appelée, le cas échéant, à prêter son concours aux émissions de la radiodiffusion ; que cette faute engage la responsabilité de l'Etat ; que, compte tenu des éléments de préjudice dont la justification est apportée par la société requérante, il sera fait une juste appréciation des circonstances de la cause en condamnant l'Etat à payer à la société des concerts du Conservatoire une indemnité de 50.000 francs, avec intérêts au taux légal à compter du 24 février 1947, date de la réception de sa demande de dommages-intérêts par le président du conseil des ministres ;
DECIDE :
Article 1er - La décision implicite du président du conseil des ministres rejetant la demande d'indemnité de la société des concerts du Conservatoire est annulée.
Article 2 - L'Etat paiera à ladite société une somme de 50.000 francs, laquelle portera intérêt, au taux légal, à compter du 24 février 1947.
Article 3 - Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 4 - Les dépens seront supportés par l'Etat.
Article 5 - Expédition de la présente décision sera transmise au ministre de l'Information.
