Le pouvoir de modification unilatérale des contrats administratifs (CE, 11/03/1910, Compagnie générale française des tramways)

Introduction

Par bien des aspects, le droit administratif est un droit à double visage. En effet, il vise tant à encadrer l’action de l’administration qu’à lui donner, au nom de l’intérêt général, des pouvoirs que l’on qualifie d’exorbitants. Le régime des contrats administratifs illustre parfaitement la seconde de ces deux hypothèses : profondément inégalitaire, il octroie à l’administration des pouvoirs de direction et de contrôle, de sanction ou, encore, de résiliation unilatérale. L’arrêt Compagnie générale française des tramways vient consacrer un autre pouvoir : celui de modification unilatérale.

Dans cette affaire, le préfet des Bouches-du-Rhône a, par un arrêté du 23/06/1903, réglementé le service des tramways de Marseille du 1° mai au 2 novembre 1903 et prévu, notamment, une augmentation du nombre de rames en service pour satisfaire les besoins accrus de la population en période estivale. La Compagnie générale française des tramways a, alors, saisi le Conseil de préfecture des Bouches-du-Rhône afin de le faire annuler : elle estimait que cette question étant régie par une clause du contrat conclu avec l’Etat, toute modification ne pouvait intervenir que par accord des deux parties. Le 15/02/1904, les juges de Marseille ont fait droit à sa requête. L’Etat a, donc, saisi le Conseil d’Etat afin de faire annuler cette décision. Par un arrêt du 11/03/1910, la Haute juridiction a censuré l’arrêté du Conseil de préfecture et déclaré légal l’arrêté préfectoral.

La solution du Conseil d’Etat se fonde sur une approche radicalement différente de celle défendue par la Compagnie requérante. Le juge administratif suprême considère, en effet, que l’autorité administrative dispose, en tant que puissance publique, du pouvoir de modifier unilatéralement un contrat administratif, indépendamment des clauses contractuelles. Il justifie cette prérogative par l’intérêt public qui, du fait de son caractère évolutif, suppose une adaptation constante à laquelle ne peuvent échapper les contrats administratifs. Ce pouvoir exorbitant n’en demeure pas moins encadré : il connaît, en effet, des limites et donne droit au profit du cocontractant de l’administration à une contrepartie financière.

Il convient donc d’étudier, dans une première partie, la consécration du pouvoir de modification unilatérale (I) et d’analyser, dans une seconde partie, la mise en œuvre de ce pouvoir (II).

I – La consécration du pouvoir de modification unilatérale

Le Conseil d’Etat consacre, ici, le pouvoir de modification unilatérale des contrats administratifs. Ce pouvoir trouve son fondement dans l’intérêt public dont a la charge l’administration (A), ce qui justifie qu’il vaille indépendamment de toutes dispositions contractuelles ou textuelles (B).

A – Un pouvoir fondé sur l'intérêt public

Le Conseil d’Etat relève, en l’espèce, que les pouvoirs du préfet « impliquent pour l’administration le droit, non seulement d’approuver les horaires des trains au point de vue de la sécurité et de la commodité de la circulation, mais encore de prescrire les modifications et les additions nécessaires pour assurer, dans l’intérêt du public, la marche normale du service ». Par ces mots, le juge administratif suprême consacre le pouvoir de modification unilatérale de l’administration. Ce pouvoir trouve sa raison d’être dans l’intérêt public. En effet, ce dernier étant variable dans le temps, l’administration doit être en mesure de modifier les conditions d’exécution des contrats administratifs pour que les services publics soient continuellement adaptés aux besoins, nécessairement évolutifs, auxquels ils se doivent de répondre.

Le Conseil d’Etat applique, ce faisant, le principe de mutabilité aux contrats administratifs. Ce principe, qui irrigue l’ensemble du droit administratif, signifie que lorsqu’un service public ne correspond plus à l’intérêt général, en raison d’évolution des technologies, du cadre juridique ou, encore, des besoins des usagers, l’administration doit pouvoir l’adapter à ces variations afin qu’il soit toujours à même de satisfaire au mieux les intérêts collectifs. 

L’intérêt peut public justifiant une telle prérogative peut être constitué par la continuité du service public et l’égalité des usagers (CE, 03/03/2017, Commune de Clichy-sous-Bois). Récemment, le Conseil d’Etat a jugé qu’une personne publique peut modifier unilatéralement une clause entachée d’une irrégularité grave tenant au caractère illicite de son contenu (propre à justifier son annulation par le juge) en vue de remédier à cette irrégularité (CE, 08/03/2023, SIPPEREC). Encore faut-il que cette clause soit divisible du reste du contrat, sinon seule une résiliation du contrat dans son ensemble est possible.

La solution retenue par le Conseil d’Etat est conforme à la position exprimée par le commissaire du Gouvernement, Léon Blum : ce dernier estimait que l’Etat ne peut se désintéresser des services publics, même lorsqu’il en confie la gestion à un tiers, et que, par suite, il doit disposer, si l’intérêt public l’exige, de la capacité d’imposer au concessionnaire une prestation supérieure à celle qui était initialement prévue dans le contrat. Et, c’est cette finalité d’intérêt public qui justifie que ce pouvoir appartienne en propre à l’administration.

B – Un pouvoir qui appartient à l'administration en tant que puissance publique

Comme le relève Léon Blum, le pouvoir de modification unilatérale des contrats administratifs, ici, consacré appartient à l’administration en tant que puissance publique. Cela signifie qu’il vaut indépendamment des clauses contractuelles et, plus, généralement, des textes.

Sur le premier point, l’arrêt Compagnie nouvelle du gaz de Deville-lès-Rouen (CE, 10/01/1902) avait déjà énoncé un tel pouvoir, mais le Conseil d’Etat l’avait fondé, par une interprétation constructive, sur l’intention des parties. L’arrêt présentement commenté va plus loin en admettant le pouvoir de modification unilatérale indépendamment des dispositions du contrat. En d’autres termes, ce pouvoir appartient en propre à l’administration et ne peut, en aucun cas, être aliéné par une convention. C’est ce qu’explique le commissaire du Gouvernement, Léon Blum, lorsqu’il relève que les clauses contractuelles « ne peuvent limiter par leur simple énonciation, par leur simple existence, un droit de réglementation qui est indépendant du contrat, puisqu’il a pour objet final d’assurer, quoi qu’il en ait été convenu, quoi qu’il arrive, l’exécution normale du service public ». Une position que reprend le Conseil d’Etat en jugeant que « la circonstance que le préfet aurait … imposé à cette dernière [la Compagnie des tramways] un service différent de celui qui avait été prévu par les parties contractantes ne serait pas de nature à entraîner à elle seule, dans l’espèce, l’annulation de l’arrêté préfectoral du 23/06/1903 ».

Sur le second point, l’arrêt Compagnie générale française des tramways indique que les pouvoirs du préfet des Bouches-du-Rhône lui ont été conférés par l’article 33 du règlement d’administration publique du 06/08/1881, pris en application des lois du 11/06/1880 et du 15/07/1845. Certains auteurs en ont, alors, déduit que le pouvoir de modification unilatérale ne peut être exercé qu’en vertu de textes spéciaux, extérieurs au contrat. L’examen de la jurisprudence atteste, cependant, que ce pouvoir vaut indépendamment de toute reconnaissance textuelle. Le Conseil d’Etat a rappelé, à cet égard, le pouvoir de l’autorité organisatrice des service publics de transport « d’apporter unilatéralement des modifications à la consistance des services et à leurs modalités d’exploitation » en « application des règles générales applicables aux contrats administratifs » (CE, 02/02/1983, Union des transports publics urbains et régionaux).

Le pouvoir de modification unilatérale se voit donc consacré comme un élément majeur de la théorie générale des contrats administratifs. Il est, aujourd’hui, consacré par l’article L 6 du Code de la commande publique pour les contrats qui en relèvent. L’examen de sa mise en œuvre permet, cependant, de déceler, derrière le principe, une réalité plus complexe qu’il n’y paraît. 

II – La mise en œuvre du pouvoir de modification unilatérale

A la suite de l’arrêt Compagnie générale française des tramways, le Conseil d’Etat précisera le régime applicable au pouvoir, ainsi, consacré : il y posera des limites (A) et une contrepartie au bénéfice du cocontractant de l’administration (B).

A – Un pouvoir qui connaît des limites

Le pouvoir de modification unilatérale dont dispose l’administration n’est pas absolu. Il connaît, en effet, des limites : deux tiennent à son objet, deux autres sont relatives à sa portée.

Sur le premier point, le juge impose, systématiquement, à l’administration d’appuyer toute évolution d’un contrat sur un motif d’intérêt public. Ce dernier est, en effet, à la fois, le fondement et la limite de ce pouvoir. Il faut comprendre, par-là, qu’il ne peut s’exercer qu’en vue de l’adaptation des contrats aux besoins que les services publics doivent satisfaire. C’est, donc, essentiellement sur les conditions d’exploitation de ces services que des modifications peuvent être imposées par l’administration à son cocontractant.

Cette limite au champ d’application du pouvoir de modification unilatérale a pour conséquence que les clauses financières d’un contrat ne peuvent, en principe, être affectées. Il n’en va différemment que pour les conventions d’occupation du domaine public : en la matière, en effet, l’autorité gestionnaire dispose, en vertu de ses pouvoirs propres, d’une telle faculté.

Sur le second point, il faut, d’abord, noter que lorsqu’un contrat a un contenu entièrement défini par voie législative et règlementaire, l’autorité administrative perd le droit de le modifier directement. C’est, en effet, à la modification desdites dispositions qu’il faut procéder pour obtenir l’adaptation du contrat.

Enfin, les modifications imposées doivent être raisonnables. En d’autres termes, elles ne doivent pas provoquer un bouleversement complet de l’économie du contrat. Elles ne doivent, de plus, pas changer l’objet du contrat, sa substance, son essence. Si tel devait être le cas, le cocontractant serait en droit de les refuser et de demander au juge administratif la résiliation du contrat.

Outre ces limites, le pouvoir de modification unilatérale a, également, une contre partie pour le cocontractant de l’administration.

B – Un droit à l'équilibre financier pour le cocontractant

Lorsque l’administration use de son pouvoir de modification unilatérale pour accroître les obligations de son partenaire, elle doit, par l’octroi d’une indemnité, compenser les charges supplémentaires qu’elle fait peser sur lui, de telle sorte que soit rétabli l’équilibre financier aménagé initialement dans le contrat. Le cocontractant a, en effet, droit de voir son préjudice, lorsqu’il existe, réparé dans son intégralité : celui-ci peut comprendre la perte subie, mais aussi, éventuellement, le manque à gagner. Cette indemnisation ne peut, toutefois, excéder le préjudice subi.

Ce principe de l’équation financière a été mis en valeur par Léon Blum dans ses conclusions. Celui-ci considère que « si l’économie financière du contrat se trouve détruite, si, par l’usage que l’autorité concédante a fait de son pouvoir d’intervention, quelque chose se trouve faussé dans cet équilibre d’avantages et de charges, d’obligations et de droits … rien n’empêchera le concessionnaire de saisir le juge du contrat. Il démontrera que l’intervention, bien que régulière en elle-même, bien qu’obligatoire pour lui, lui a causé un dommage dont réparation lui est due ».

Le Conseil d’Etat reprend à son compte ce principe. Il décide « qu’il appartiendrait seulement à la compagnie, si elle s’y croyait fondée, de présenter une demande d’indemnité en réparation du préjudice qu’elle établirait lui avoir été causé par une aggravation ainsi apportée aux charges de l’exploitation ». Concrètement, le cocontractant devra déposer cette demande auprès de l’administration et, si cette dernière refuse d’y faire droit, il devra saisir le juge du contrat afin de la contraindre à rétablir l’équilibre financier, ainsi, rompu. 

L’étendue et les modalités de l’indemnisation peuvent être déterminées par les stipulations contractuelles. Si ces clauses sont lacunaires, « il incombe aux parties, conformément à l’exigence de loyauté des relations contractuelles, de leur donner, sous le contrôle du juge, une portée qui soit conforme à la volonté des parties et qui respecte les principes dégagés par la jurisprudence » (CE, avis, 26/04/2018). Ce droit à indemnisation est, également, prévu par le Code de la commande publique pour les contrats qui en relèvent « sous réserve des stipulations du contrat ».

Par la reconnaissance de ce principe d’équation financière, le Conseil d’Etat parvient à concilier le caractère profondément inégalitaire des contrats administratifs avec le respect d’une certaine équité au profit des cocontractants de l’administration. L’intérêt général, raison d’être de cette inégalité, se voit, ainsi, préservé tout comme l’intérêt particulier des partenaires de l’administration.

CE, 11/03/1910, Compagnie générale française des tramways

Vu le recours du Ministre des travaux publics et le mémoire ampliatif présenté au nom de l'Etat, ledit recours et ledit mémoire enregistrés au Secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat le 21 avril 1904 et le 1er février 1905 et tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler un arrêté, en date du 15 février 1904, par lequel le conseil de préfecture des Bouches-du-Rhône, statuant sur la requête de la Compagnie générale française des tramways dirigée contre un arrêté préfectoral du 23 juin 1903 qui a réglé le service des voitures du 1er mai au 2 novembre 1903, pour les tramways de Marseille, a déclaré irrecevable l'intervention de l'Etat et a prononcé l'annulation de l'arrêté préfectoral attaqué ;

Vu le décret du 28 février 1901 et le cahier des charges annexé ; Vu la loi du 28 pluviose an VIII ; Vu la loi du 15 juillet 1845, la loi du 11 juin 1880 ; Vu les décrets du 6 août 1881 et du 13 février 1900 ;

Sur la recevabilité :

Considérant que le litige dont la Compagnie générale française des tramways a saisi le conseil de préfecture des Bouches-du-Rhône portait sur l'interprétation du cahier des charges d'une concession accordée par l'Etat ; qu'il appartenait dès lors à l'Etat de défendre à l'instance et que c'est par suite à tort que le mémoire présenté en son nom devant le conseil de préfecture a été déclaré non recevable par l'arrêté attaqué ;

Au fond :

Considérant que dans l'instance engagée par elle devant le conseil de préfecture, la Compagnie générale française des tramways a soutenu que l'arrêté du 23 juin 1903, par lequel le préfet des Bouches-du-Rhône a fixé l'horaire du service d'été, aurait été pris en violation de l'article 11 de la convention et de l'article 14 du cahier des charges, et que faisant droit aux conclusions de la Compagnie, le conseil de préfecture a annulé ledit arrêté préfectoral ; que la Compagnie dans les observations qu'elle a présentées devant le Conseil d'Etat a conclu au rejet du recours du ministre des Travaux publics par les motifs énoncés dans sa réclamation primitive ;

Considérant que l'arrêté du préfet des Bouches-du-Rhône a été pris dans la limite des pouvoirs qui lui sont conférés par l'article 33 du règlement d'administration publique du 6 août 1881, pris en exécution des lois du 11 juin 1880 article 38 et du 15 juillet 1845 article 21 , lesquels impliquent pour l'administration le droit, non seulement d'approuver les horaires des trains au point de vue de la sécurité et de la commodité de la circulation, mais encore de prescrire les modifications et les additions nécessaires pour assurer, dans l'intérêt du public, la marche normale du service ; qu'ainsi la circonstance que le préfet, aurait, comme le soutient la Compagnie des tramways, imposé à cette dernière un service différent de celui qui avait été prévu par les parties contractantes ne serait pas de nature à entraîner à elle seule, dans l'espèce, l'annulation de l'arrêté préfectoral du 23 juin 1903. Que c'est par suite à tort que le conseil de préfecture a, par l'arrêté attaqué, prononcé cette annulation ; qu'il appartiendrait seulement à la compagnie, si elle s'y croyait fondée, de présenter une demande d'indemnité en réparation du préjudice qu'elle établirait lui avoir été causé par une aggravation ainsi apportée aux charges de l'exploitation ;

DECIDE :
Article 1er : L'arrêté ci-dessus visé du Conseil de préfecture des Bouches-du-Rhône en date du 15 février 1904 est annulé.
Article 2 : La réclamation de la Compagnie générale française des tramways est rejetée.
Article 3 : La Compagnie générale française des tramways supportera les dépens.
Article 4 : Expédition Travaux Publics.