Introduction
Certaines grandes théories du droit administratif sont, parfois, construites par le Conseil d’Etat à l’occasion d’affaires anodines. D’autres, au contraire, sont élaborées dans le cadre de litiges en lien avec des évènements majeurs de l’Histoire de France, voire mondiale. Tel est le cas de la théorie de l’imprévision consacrée dans l’affaire du 30/03/1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux.
Dans cette affaire, le prix du charbon, qui est la matière première de la fabrication du gaz, a, du fait du premier conflit mondial, connu une hausse considérable, passant de 35 francs la tonne en janvier 1915 à 117 francs la tonne en mars 2016. La Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, titulaire d’un contrat de concession portant sur la fourniture du gaz dans cette ville, a donc saisi le Conseil de préfecture de la Gironde afin d’obtenir un relèvement du prix fixé initialement et de faire condamner la ville à lui payer une indemnité réparant la perte que lui avait fait subir cette hausse. Par un arrêté du 30/07/1915, les juges de Bordeaux ont rejeté cette requête. Aussi, la Compagnie a porté l’affaire devant le Conseil d’Etat qui a, le 30/03/1916, admis, sur le principe, sa demande.
La question posée au Conseil d’Etat était simple : lorsqu’un évènement exceptionnel provoque, pour le cocontractant de l’administration, une hausse considérable de ses charges, celui-ci a-t-il droit au versement d’une indemnité permettant de compenser la perte qui en résulte. La Haute juridiction répond par l’affirmative à cette question et consacre, par là-même, ce que l’on appellera la théorie de l’imprévision. Cette théorie vise, par le versement de cette indemnité, à aider l’entrepreneur à faire face aux charges nouvelles afin qu’il soit en mesure de poursuivre l’exécution du service public. Le Conseil d’Etat fait une application positive de ces principes en l’espèce, mais laisse aux deux parties le soin de s’entendre sur le montant de l’indemnité et, à défaut d’accord, les renvoie devant le Conseil de préfecture de la Gironde.
Il convient donc d’étudier, dans une première partie, les fondements de la théorie de l’imprévision (I) et d’analyser, dans une seconde partie, sa mise en œuvre (II).
I – Les fondements de la théorie de l'imprévision
La théorie de l’imprévision impose à l’administration d’octroyer à son cocontractant une indemnité : cette dernière vise à lui permettre d’assurer la continuité du service public (B) lorsqu’un aléa exceptionnel bouleverse l’économie du contrat (A). Tels sont les deux fondements de cette théorie.
A – Un aléa exceptionnel qui bouleverse l'économie du contrat
Afin de bien marquer le caractère dérogatoire du régime qu’il consacre, le Conseil d’Etat commence par rappeler les principes de base qui régissent les contrats de concession de service public. C’est, ainsi, qu’en principe ce type de contrat « règle d’une façon définitive jusqu’à son expiration les obligations respectives du concessionnaire et du concédant ». La Haute juridiction en déduit, alors, que « la variation du prix des matières premières à raison des circonstances économiques constitue un aléa du marché qui peut, suivant le cas, être favorable ou défavorable au concessionnaire et demeure à ses risques et périls, chaque partie étant réputée avoir tenu compte de cet aléa dans les calculs et prévisions qu’elle a faits avant de s’engager ». En d’autres termes, s’il s’agit d’un aléa normal lié, notamment, à l’évolution de la conjoncture économique, le juge estime que le concessionnaire en connaissait l’éventualité et ne peut, dès lors, prétendre à aucune indemnité compensatrice.
En revanche, lorsqu’il s’agit d’un aléa anormal, c’est-à-dire d’un évènement que les parties au contrat n’avaient pu prévoir et qui impacte les charges d’exploitation du service d’une manière telle que le contrat ne peut plus être exécuté dans les conditions initiales, le cocontractant de l’administration a le droit d’être indemnisé. C’était, là, les circonstances de l’affaire du 30/03/1916 : le Conseil d’Etat note, en effet, que la hausse du prix du charbon provoquée par le conflit mondial « a un caractère exceptionnel » et « entraîne dans le coût de la fabrication du gaz une augmentation qui, dans une mesure déjouant tous les calculs, dépasse certainement les limites extrêmes des majorations ayant pu être envisagées par les parties lors de la passation du contrat de concession ». Il s’ensuit que, du fait de ces circonstances, « l’économie du contrat se trouve complètement bouleversée ». La Haute juridiction conclut, alors, qu’il « serait tout à fait excessif d’admettre qu’il y a lieu à l’application pure et simple du cahier des charges comme si l’on se trouvait en présence d’un aléa ordinaire de l’entreprise ».
Lorsque de telles situations se présentent, le cocontractant de l’administration ne peut, donc, se voir opposer les conditions contractuelles initiales, mais a droit, au contraire, à une indemnité. Il ne faut pas voir là un sentiment de sollicitude de la part du juge administratif envers le partenaire de l’administration, mais un outil destiné garantir la continuité des services publics.
B – La nécessaire continuité des services publics
En imposant à l’administration d’octroyer une indemnité à son cocontractant, la théorie de l’imprévision vise à permettre à ce dernier de faire face aux charges nouvelles qu’il supporte, de telle sorte qu’il soit en mesure de poursuivre l’exécution du service public dont il a la charge. C’est ce qu’indique le Conseil d’Etat en l’espèce lorsqu’il relève que la solution à retenir doit prendre en compte « l’intérêt général, lequel exige la continuation du service par la compagnie à l’aide de tous ses moyens de productions ». Il y a, là, l’application d’un principe fondamental en droit administratif : assurer, quelles que soient les circonstances, la continuité des services publics et, par voie de conséquence, celle de l’Etat et de la satisfaction des besoins des usagers.
La poursuite de l’exécution du service public est, d’ailleurs, une obligation pour le partenaire de l’administration, quelles que soient les difficultés financières qu’il rencontre. La théorie de l’imprévision se distingue, en cela, de la force majeure qui, elle, lui permet d’interrompre ses prestations. S’il ne respecte pas cette obligation, le cocontractant commet une faute qui le prive du bénéfice de l’indemnité d’imprévision.
Jusqu’au dernier quart du XX° siècle, l’indemnité d’imprévision était refusée par le juge lorsqu’elle était demandée après l’expiration du contrat. Si cette solution apparaissait logique, puisqu’en pareille hypothèse l’intérêt général n’est, à ce moment précis, plus en cause, elle pouvait se révéler contre-productive dans la mesure où la perspective d’obtenir une indemnité peut inciter l’entrepreneur à poursuivre l’exécution du contrat. Aussi, le Conseil d’Etat a mis fin à cette jurisprudence et admet, dorénavant, que l’indemnité d’imprévision puisse être accordée même si le contrat a pris fin.
Les fondements de la théorie de l’imprévision apparaissent, ainsi, étroitement fidèles aux grands principes qui gouvernent le régime des contrats administratifs. Comme pour toute règle composant ce régime, l’analyse de sa mise en œuvre permet de déceler une réalité plus complexe qu’il n’y paraît.
II – La mise en œuvre de la théorie de l'imprévision
Pour accorder au cocontractant de l’administration une indemnité compensant les charges nouvelles (B), un certain nombre de conditions doivent être respectées (A).
A – Les conditions d'application de la théorie
Pour appliquer la théorie de l’imprévision, le Conseil d’Etat exige la réunion de trois conditions : l’évènement affectant l’exécution du contrat doit, ainsi, être extérieur aux parties, imprévisible et provoquer un bouleversement complet de son économie.
L’évènement doit, donc, en premier lieu, être étranger aux parties contractantes. La théorie de l’imprévision se distingue, en cela, de la jurisprudence du « fait du prince » qui s’applique lorsque la perte subie par l’entrepreneur est due au fait de l’administration contractante. A l’inverse, dans l’hypothèse où la perte est due à une faute du partenaire de l’administration, ce dernier n’a droit à aucune indemnité. En l’espèce, il s’agit de la hausse du prix du charbon du fait du conflit mondial, évènement forcément extérieur aux deux parties contractantes.
L’évènement doit, ensuite, être imprévisible. Il doit, ainsi, déjouer toutes les prévisions que les parties pouvaient raisonnablement faire lors de la conclusion du contrat. Ont été regardées comme tel, outre certaines circonstances économiques exceptionnelles qu’illustre parfaitement l’affaire commentée (hausse, que ne pouvaient prévoir les parties, du prix du charbon de 35 francs la tonne en janvier 1915 à 117 francs la tonne en mars 1916), des phénomènes naturels ou, encore, des mesures prises par des pouvoirs publics (autres que l’administration contractante). En revanche, dans l’hypothèse où l’évènement était anticipable, la théorie de l’imprévision ne peut s’appliquer.
Enfin, l’évènement doit provoquer un bouleversement complet de l’économie du contrat. Il faut comprendre, par-là, que cet évènement doit entraîner, pour l’exploitant, un déficit réellement important, de sorte que l’équilibre financier contractuellement prévu au départ se trouve rompu au-delà de ce qui était envisageable : en l’espèce, la multiplication par près de quatre du prix de la tonne de charbon relève de cette logique. Ce bouleversement ne doit, toutefois, pas être définitif : en effet, en pareille hypothèse, il présenterait un caractère d’irrésistibilité qui, combiné avec son extériorité et son imprévisibilité, constituerait un cas de force majeure exonérant le cocontractant de ses obligations ou justifiant la résiliation du contrat. Ce n’est donc que si le bouleversement de l’économie du contrat est provisoire que la théorie de l’imprévision peut s’appliquer.
Si ces trois conditions sont remplies, le partenaire de l’administration a droit à une indemnité compensatrice.
B – Un droit à indemnité pour le cocontractant
Ce droit à indemnité pour le cocontractant est la contrepartie de l’obligation, qui pèse sur lui, de continuer à assurer l’exécution du service public. Dans l’arrêt du 30/03/1916, le Conseil d’Etat invite les parties « à se mettre d’accord sur les conditions spéciales dans lesquelles la compagnie pourra continuer le service ». En l’absence d’entente entre elles, il revient au juge, ici le Conseil de préfecture de Gironde, « de déterminer, en tenant compte de tous les faits de la cause, le montant de l’indemnité à laquelle la compagnie a droit à raison des circonstances extracontractuelles dans lesquelles elle aura à assumer le service pendant la période envisagée ».
Cette indemnité présente, toutefois, la particularité de ne pas couvrir l’intégralité du préjudice. En effet, la jurisprudence estime qu’une partie de celui-ci représente l’équivalent d’un aléa normal qui doit rester à la charge du cocontractant. Cette part est, habituellement, fixée à 10 %. Les 90 % restant sont, eux, à la charge de l’administration. C’est ce que relève le Conseil d’Etat en l’espèce lorsqu’il note que la compagnie doit supporter seulement « la part des conséquences onéreuses de la situation … que l’interprétation raisonnable du contrat permet de laisser à sa charge ». Il n’est fait exception à cette règle que pour les marchés de travaux publics : ici, le préjudice est intégralement réparé par l’administration en vertu de la théorie des sujétions imprévues qui constitue, alors, une hypothèse plus généreuse de la théorie de l’imprévision.
L’indemnité d’imprévision, ainsi conçue, présente donc le mérite de faire supporter à la puissance publique les charges que nécessite le fonctionnement des services publics et que ne pourraient assumer ses partenaires. L’administration et ses cocontractants y recourent, cependant, de moins en moins de nos jours. En effet, la plupart des contrats administratifs contiennent, aujourd’hui, des clauses de variation ou de révision des prix qui permettent une adaptation des contrats aux fluctuations de l’économie. La théorie de l’imprévision demeure, néanmoins, comme un outil de dernier recours lorsque survient un aléa non prévu contractuellement. Ainsi, cette théorie a-t-elle vocation à s’appliquer de nos jours du fait des difficultés économiques consécutives à l’épidémie de Covid-19 et à la guerre en Ukraine comme l’a, récemment, indiqué le Conseil d’Etat (CE, avis, 15/09/2022, n° 405540). Plus généralement, deux dispositifs sont venus la consacrer. Ainsi, l’article L 6 du Code de la commande publique en reprend le dispositif pour les contrats auxquels il s’applique. Et ses principes ont été étendus aux contrats de droit privé, dont ceux conclus par l’administration, depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats (art. 1195 du Code civil).
CE, 30/03/1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux
Vu la requête sommaire et le mémoire ampliatif présentés pour la "Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux", société anonyme, dont le siège social est à Bordeaux, rue de Condé, n° 5, agissant poursuites et diligences de ses directeur et administrateurs en exercice, ladite requête et ledit mémoire enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 1er et 29 septembre 1915 et tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler un arrêté en date du 30 juillet 1915 par lequel le conseil de préfecture du département de la Gironde l'a déboutée de sa demande tendant à faire juger qu'elle a droit à un relèvement du prix fixé par son contrat de concession pour le gaz fourni par elle à la ville et aux particuliers et à faire condamner la ville de Bordeaux à lui payer une indemnité ;
Vu la loi du 28 pluviôse an VIII ; Vu la loi du 24 mai 1872 ;
Sur les fins de non-recevoir opposées par la ville de Bordeaux :
Considérant que les conclusions de la compagnie requérante tendaient devant le conseil de préfecture comme elles tendent devant le Conseil d'Etat à faire condamner la ville de Bordeaux à supporter l'aggravation des charges résultant de la hausse du prix du charbon ; que, dès lors, s'agissant d'une difficulté relative à l'exécution du contrat, c'est à bon droit que par application de la loi du 28 pluviôse an VIII, la compagnie requérante a porté ces conclusions en première instance devant le conseil de préfecture et en appel devant le Conseil d'Etat ;
Au fond :
Considérant qu'en principe le contrat de concession règle d'une façon définitive jusqu'à son expiration, les obligations respectives du concessionnaire et du concédant ; que le concessionnaire est tenu d'exécuter le service prévu dans les conditions précisées au traité et se trouve rémunéré par la perception sur les usagers des taxes qui y sont stipulées ; que la variation du prix des matières premières à raison des circonstances économiques constitue un aléa du marché qui peut, suivant le cas être favorable ou défavorable au concessionnaire et demeure à ses risques et périls, chaque partie étant réputée avoir tenu compte de cet aléa dans les calculs et prévisions qu'elle a faits avant de s'engager ;
Mais considérant que, par suite de l'occupation par l'ennemi de la plus grande partie des régions productrices de charbon dans l'Europe continentale, de la difficulté de plus en plus considérable des transports par mer à raison tant de la réquisition des navires que du caractère et de la durée de la guerre maritime, la hausse survenue au cours de la guerre actuelle, dans le prix du charbon qui est la matière première de la fabrication du gaz, s'est trouvée atteindre une proportion telle que non seulement elle a un caractère exceptionnel dans le sens habituellement donné à ce terme, mais qu'elle entraîne dans le coût de la fabrication du gaz une augmentation qui, dans une mesure déjouant tous les calculs, dépasse certainement les limites extrêmes des majorations ayant pu être envisagées par les parties lors de la passation du contrat de concession ; que, par suite du concours des circonstances ci-dessus indiquées, l'économie du contrat se trouve absolument bouleversée. Que la compagnie est donc fondée à soutenir qu'elle ne peut être tenue d'assurer aux seules conditions prévues à l'origine, le fonctionnement du service tant que durera la situation anormale ci-dessus rappelée ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que si c'est à tort que la compagnie prétend ne pouvoir être tenue de supporter aucune augmentation du prix du charbon au delà de 28 francs la tonne, ce chiffre ayant, d'après elle, été envisagé comme correspondant au prix maximum du gaz prévu au marché, il serait tout à fait excessif d'admettre qu'il y a lieu à l'application pure et simple du cahier des charges comme si l'on se trouvait en présence d'un aléa ordinaire de l'entreprise ; qu'il importe au contraire, de rechercher pour mettre fin à des difficultés temporaires, une solution qui tienne compte tout à la fois de l'intérêt général, lequel exige la continuation du service par la compagnie à l'aide de tous ses moyens de production, et des conditions spéciales qui ne permettent pas au contrat de recevoir son application normale. Qu'à cet effet, il convient de décider, d'une part, que la compagnie est tenue d'assurer le service concédé et, d'autre part, qu'elle doit supporter seulement au cours de cette période transitoire, la part des conséquences onéreuses de la situation de force majeure ci-dessus rappelée que l'interprétation raisonnable du contrat permet de laisser à sa charge ; qu'il y a lieu, en conséquence, en annulant l'arrêté attaqué, de renvoyer les parties devant le conseil de préfecture auquel il appartiendra, si elles ne parviennent pas à se mettre d'accord sur les conditions spéciales dans lesquelles la compagnie pourra continuer le service, de déterminer, en tenant compte de tous les faits de la cause, le montant de l'indemnité à laquelle la compagnie a droit à raison des circonstances extracontractuelles dans lesquelles elle aura à assurer le service pendant la période envisagée ;
DECIDE :
Article 1er : L'arrêté susvisé du conseil de préfecture du département de la Gironde en date du 30 juillet 1915 est annulé.
Article 2 : La Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux et la ville de Bordeaux sont renvoyées devant le conseil de préfecture pour être procédé, si elles ne s'entendent pas amiablement sur les conditions spéciales auxquelles la compagnie continuera son service, à la fixation de l'indemnité à laquelle la compagnie a droit à raison des circonstances extracontractuelles dans lesquelles elle aura dû assurer le service concédé.
Article 3 : La ville de Bordeaux est condamnée à tous les dépens de première instance et d'appel.
Article 4 : Expédition ... Intérieur.
