Les clauses exorbitantes du droit commun, comme critère du contrat administratif (CE, 31/07/1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges)

Introduction

Certains arrêts parviennent à combiner la célébrité du principe qu’ils posent avec celle dont bénéficie tantôt l’une des parties, tantôt l’un des magistrats ayant eu à connaître de l’affaire. L’arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges est de ceux-là : les conclusions ont, en effet, été rendues par le futur chef du Front populaire, Léon Blum, et son apport à la définition du contrat administratif reste, encore aujourd’hui, déterminant.

Dans cette affaire, la société des granits porphyroïdes des Vosges et la ville de Lille ont conclu un contrat pour la fourniture de pavés. Par des décisions du 01/06/1907 et du 20/11/1907, le maire de la ville a appliqué à la société les pénalités prévues par ledit contrat en cas de retard dans les livraisons pour un montant de 3 436,20 francs. La société saisit, donc, le Conseil d’Etat afin d’obtenir l’annulation de ces décisions. Le 31/07/2012, la Haute juridiction considère que la requête n’est pas recevable, car portée devant une juridiction incompétente pour en connaître.

Pour décider de cette solution, le juge administratif suprême relève que le contrat en cause a été passé selon les règles et conditions propres aux contrats entre particuliers et constitue, donc, un contrat de droit privé. Ce contrat s’inscrit, ainsi, dans le cadre de la gestion privée de l’administration par opposition à la gestion publique, seul mode de gestion à même de lui conférer un caractère administratif. Et, c’est par la présence ou l’absence dans le contrat de clauses exorbitantes du droit commun, qui se voient, ici, consacrées comme nouveau critère du contrat administratif, que le juge détermine le type de gestion dont le contrat relève. Ce critère traversera les époques, avec des moments de nette prédominance, mais sans jamais permettre à lui seul de définir le contrat administratif. Il demeure, cependant, encore aujourd’hui, un critère majeur en la matière, bien que sa définition soit, comme souvent en droit administratif, incertaine.

Il convient, donc, d’étudier, dans une première partie, la consécration du critère des clauses exorbitantes du droit commun (I) et de tenter, dans une seconde partie, d’en cerner les contours (II).

I – La consécration du critère des clauses exorbitantes du droit commun

En faisant des clauses exorbitantes du droit commun l’un des éléments de définition du contrat administratif, le Conseil d’Etat s’inscrit dans la lignée de la distinction traditionnelle gestion publique / gestion privée (A). Si ce critère apparaît majeur, sa portée s’avère, néanmoins, limitée à certains égards (B).

A – Un critère reflet de la distinction gestion publique / gestion privée

Avec l’arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges, le Conseil d’Etat fait des clauses exorbitantes du droit commun le critère du contrat administratif. Un contrat présente, ainsi, un tel caractère s’il est conclu par une personne publique (critère organique) et s’il contient une ou plusieurs de ces clauses (critère matériel). Cette solution a ceci de particulier qu’elle confère à l’administration la possibilité de choisir si le contrat sera administratif ou privé en y insérant ou non l’une de ces clauses.

Le choix de ce critère n’est pas anodin. Il se veut une application d’une distinction fondamentale en droit administratif : celle de la gestion publique et de la gestion privée. Consacrée par l’arrêt Terrier (CE, 06/02/1903), cette distinction a pour objet est de délimiter les compétences entre les deux ordres de juridictions. Dans ses conclusions sous l’arrêt rendu en 1903, le commissaire du Gouvernement Romieu en précisait les contours : il y a, ainsi, compétence du juge administratif lorsque l’administration agit avec ses règles propres (c’est la gestion publique) et compétence du juge judiciaire lorsqu’elle agit dans les mêmes conditions qu’un simple particulier (c’est la gestion privée)

Léon Blum, commissaire du Gouvernement à qui l’on doit les conclusions rendues sous l’arrêt présentement commenté, en tire les conséquences quant au contrat. Selon l’intéressé, pour qu’un contrat soit administratif, « il faut que ce contrat par lui-même, et de par sa nature propre, soit de ceux qu’une personne publique peut seule passer, qu’il soit, par sa forme et sa contexture, un contrat administratif ». Seule compte, ainsi, la nature du contrat, indépendamment de l’objet en vue duquel il a été conclu. Léon Blum conclut, alors, que le critère du contrat administratif est la présence de clauses exorbitantes du droit commun, la présence de telles clauses dans un contrat traduisant la volonté de l’administration de ne pas agir dans les mêmes conditions qu’un simple particulier. C’est la voie que suit le Conseil d’Etat en jugeant, en l’espèce, que « le marché passé entre la ville et la société … avait pour objet unique des fournitures à livrer selon les règles et conditions des contrats intervenus entre particuliers ». Par ces mots, la Haute juridiction applique, ainsi, solennellement, au contrat le critère de la gestion publique.

L’arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges met fin, ce faisant, à la solution retenue dans l’arrêt Thérond par lequel le Conseil d’Etat avait jugé qu’un contrat est administratif lorsqu’il a pour but d’assurer un service public (CE, 04/03/1910). Cette solution avait pu faire croire à un abandon du critère de la gestion publique. Elle ne dura, cependant, qu’un temps.

Cette jurisprudence connaîtra une extension avec le critère du régime exorbitant du droit commun (CE, sect., 19/01/1973, So. d’exploitation électrique de la rivière du Sant). Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat juge qu’un contrat est administratif si, outre la présence d’une personne publique au contrat, il est soumis à un régime exorbitant du droit commun. Concrètement, ce critère amène à analyser non le contrat lui-même, mais son contexte : dans l’affaire de 1973, il s’agissait des textes extérieurs au contrat qui soumettaient EDF et les producteurs autonomes d’électricité à des obligations réductrices de leur liberté contractuelle.

Pendant la première moitié du XX° siècle, le critère des clauses exorbitantes du droit commun régna seul sur la définition matérielle du contrat administratif, sans, toutefois, parvenir à être omnipotent. 

B – Un critère dont la portée connaît des limites

Bien que doté d’une autorité certaine, le critère des clauses exorbitantes du droit commun apparaît incapable de définir, à lui seul, le contrat administratif. Trois raisons militent en ce sens.

Ce critère n’est, d’abord, pas suffisant. La présence d’une personne publique au contrat est, en effet, une condition indispensable pour qu’il soit administratif. Un contrat conclu entre deux personnes privées sera, ainsi, toujours de droit privé, quand bien même il contiendrait des clauses qui peuvent être regardées comme exorbitantes du droit commun.

Il n’est, ensuite, pas toujours opérant depuis que le Tribunal des conflits a consacré, à côté des services publics administratifs, l’existence de services publics industriels et commerciaux majoritairement soumis au droit privé et à la compétence du juge judiciaire (TC, 22/01/1921, Société commerciale de l’ouest africain, dit Bac d’Eloka). En vertu de cette jurisprudence, les contrats conclus par ces services publics avec leurs agents (sauf de rares exceptions : voir CE, 26/01/1923, de Robert Lafrégeyre) et leurs usagers (CE, sect., 13/10/1961, Etx. Companon-Rey) sont toujours de droit privé, même s’ils contiennent des clauses exorbitantes du droit commun.

Enfin, ce critère n’est plus nécessaire depuis 1956. Le Conseil d’Etat a, en effet, mis fin au monopole dont il jouissait et redonné toute sa place au critère du service public. Désormais, un contrat peut, indépendamment de ses clauses, être administratif s’il confie au cocontractant de l’administration l’exécution même du service public (CE, sect., 20/04/1956, Epx. Bertin) ou s’il constitue lui-même une modalité d’exécution du service public (CE, sect., 20/04/1956, Ministre de l’agriculture c/ Cts. Grimouard). Ce nouveau critère n’efface pas celui tiré des clauses exorbitantes du droit commun, mais le complète : ces deux critères présentent, alors, un caractère alternatif.

Si la structure du contrat administratif, ainsi, dessinée apparaît simple, une difficulté survient, cependant, lorsqu’il s’agit de définir la notion de clauses exorbitantes du droit commun.

II – La notion de clause exorbitante du droit commun

Pendant longtemps, la notion de clause exorbitante du droit commun n’a pas eu de véritable définition (A). Ce n’est qu’en 2014 que le Tribunal des conflits s’est essayé à en donner une définition positive (B).

A – Une notion aux contours incertains

La difficulté de définir la notion de clause exorbitante du droit commun était, peut-être, annoncée dès l’arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges lui-même. En effet, non seulement cet arrêt ne définit pas cette notion, mais il n’en emploie même pas les termes, le juge se contentant d’évoquer « les règles et conditions des contrats intervenus entre particuliers ». Aussi, jusqu’à il y a peu, cette notion n’a pu être approchée que par des voies détournées : celle d’une définition a contrario et celle d’un inventaire.

Certains arrêts ont, ainsi, tenté d’en cerner les éléments constitutifs par une approche négative, c’est-à-dire en définissant ces clauses comme des clauses que l’on ne rencontre pas dans les relations de droit privé. Le juge a pu évoquer des clauses inusuelles dans les rapports entre particuliers ou des clauses qui y seraient regardées comme illicites. Une tentative de conceptualisation plus audacieuse a été réalisée en 1950 : la clause exorbitante du droit commun a été définie comme la clause « ayant pour effet de conférer aux parties des droits ou de mettre à leur charge des obligations étrangères par leur nature à ceux qui sont susceptibles d’être consentis par quiconque dans le cadre des lois civiles et commerciales » (CE, sect., 20/10/1950, Stein). Cette approche n’apparaissait, cependant, pas satisfaisante en ce qu’elle revenait à définir la clause exorbitante du droit commun par ce qu’elle n’est pas. Elle était, de surcroît, approximative dans la mesure où des contrats de droit privé peuvent eux-mêmes, en vertu de la liberté contractuelle, imposer aux parties des obligations ou leurs reconnaître des droits au-delà des prévisions légales.

Les essais d’une définition positive de la notion se sont avérés tout aussi vains, sinon plus. La jurisprudence n’est, en effet, jamais parvenue à réaliser une ébauche de systématisation et a dû se contenter de dresser un simple inventaire. Il n’est, ainsi, possible que de donner des exemples de clauses regardées comme exorbitantes du droit commun : tel est le cas de la clause permettant à l’administration contractante de résilier le contrat, de la clause lui permettant de diriger, de surveiller ou de contrôler son exécution.

Aussi, l’arrêt réalisant un effort de conceptualisation était-il attendu. C’est ce à quoi s’attelle la décision de 2014 du Tribunal des conflits. 

B – Une tentative de définition positive du Tribunal des conflits

Pour mettre fin aux incertitudes qui entourent la définition de la clause exorbitante du droit commun, le Tribunal des conflits s’est essayé à en dresser les contours. Dans sa décision SA Axa France IARD du 13/10/2014, le juge des conflits la définit comme la « clause qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du contrat, implique, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs ». Avec cette définition, la clause exorbitante n’est plus présentée comme celle qui est anormale en droit privé, mais comme celle qui, positivement, implique la soumission du contrat à un régime de droit public.

Deux conditions cumulatives, intimement liées à ce qui fait la spécificité de l’action administrative et qui justifient sa soumission à un régime particulier, doivent être remplies pour qu’une clause soit regardée comme exorbitante du droit commun. La première implique que la clause vise un but d’intérêt général, une condition somme toute classique. La seconde concerne les moyens, c’est-à-dire les prérogatives de puissance publique confiées par le contrat à la personne publique (si ces prérogatives sont confiées à la personne privée, le contrat demeure de droit privé : TC, 02/11/2020, So. Eveha c/ Institut national de recherches archéologiques préventives). Cette condition renvoie à l’ensemble des clauses jugées inégalitaires, telles que celles qui permettent à l’administration de résilier, de suspendre ou de modifier un contrat unilatéralement en l’absence de tout manquement du cocontractant à ses obligations et pour un motif d’intérêt général. Les prérogatives de puissance publique ne sont, toutefois, qu’un exemple de la condition liée aux moyens mis en œuvre pour justifier un régime de droit public, comme l’atteste l’emploi du terme « notamment ».

Ces deux conditions existaient déjà dans la jurisprudence antérieure, mais n’avaient pas fait l’objet d’une systématisation, de sorte que la solution rendue en 2014 n’est pas de nature à modifier en profondeur les solutions déjà existantes. Plus même, elle peut permettre d’assurer une meilleure prévisibilité des positions à venir du juge, conférant ainsi à la notion de clause exorbitant du droit commun un caractère opératoire renouvelé.

CE, 31/07/1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges

Vu la requête sommaire et le mémoire ampliatif présentés pour la société des Granits porphyroïdes des Vosges dont le siège social est ..., représentée par ses directeur et administrateurs en exercice, ladite requête et ledit mémoire enregistrés au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat les 22 janvier et 11 mars 1908 et tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler une décision du 20 novembre 1907 et en tant que de besoin une décision précédente du 1er juin de la même année, par lesquelles le maire de la ville de Lille a appliqué à la société exposante les pénalités prévues, en cas de retard dans les livraisons, au marché passé entre la société et la ville de Lille pour la fourniture de pavés ;

Vu la loi du 5 avril 1884 ;

Considérant que la réclamation de la Société des granits porphyroïdes des Vosges tend à obtenir le paiement d'une somme de 3.436 francs 20, qui a été retenue à titre de pénalité par la ville de Lille, sur le montant du prix d'une fourniture de pavés, en raison de retards dans les livraisons ;

Considérant que le marché passé entre la ville et la société, était exclusif de tous travaux à exécuter par la société et avait pour objet unique des fournitures à livrer selon les règles et conditions des contrats intervenus entre particuliers ; qu'ainsi ladite demande soulève une contestation dont il n'appartient pas à la juridiction administrative de connaître ; que, par suite, la requête de la société n'est pas recevable ;

DECIDE :
Article 1er : La requête susvisée de la Société des Granits porphyroïdes des Vosges est rejetée.
Article 2 : Les dépens sont mis à la charge de la Société des Granits porphyroïdes des Vosges. Article 3 : Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre de l'Intérieur.