Introduction
La notion de service public est, sans aucun doute, l’une des notions les plus fondamentales du droit administratif. Elle joue, en effet, un rôle majeur dans la délimitation des compétences entre le juge administratif et le juge judicaire. Pourtant, au cours de la première moitié du XX° siècle, son rôle a été quasiment inexistant dans la définition du contrat administratif. C’est à cette situation que vient remédier l’arrêt du Conseil d’Etat Epx. Bertin du 20/04/1956.
Dans cette affaire, les époux Bertin ont été chargés, par un contrat verbal passé le 24/11/1944 avec l’administration, d’assurer la nourriture des ressortissants soviétiques hébergés au centre de rapatriement de Meaux. Invoquant un engagement complémentaire qu’ils auraient conclu avec l’administration afin d’inclure de nouvelles denrées dans les rations servies, ils ont demandé au ministre des anciens combattants et victimes de guerre le versement d’une somme de 1 009 800 francs. Par une décision du 01/06/1949, celui-ci a refusé de faire droit à leur demande. Les époux Bertin ont, alors, saisi le Conseil d’Etat afin de faire annuler cette décision. Le 20/04/1956, le juge administratif suprême a rejeté, par un arrêt de section, leur requête au motif que les époux Bertin n’apportaient pas la preuve de l’existence de l’engagement complémentaire invoqué. Pour juger l’affaire au fond, le Conseil d’Etat a, cependant, justifié, au préalable, la compétence de la juridiction administrative : il y est parvenu en décidant que le contrat initial avait pour objet de confier aux Epx. Bertin l’exécution même d’un service public et présentait, de ce fait, un caractère administratif.
Avec cet arrêt, le Conseil d’Etat redonne toute sa place au critère du service public dans la définition du contrat administratif. Jusque-là, en effet, un contrat ne pouvait être qualifié d’administratif que si, outre la participation d’une personne publique au contrat, il contenait des clauses exorbitantes du droit commun en application du critère dit de la gestion publique. L’arrêt Epx. Bertin met fin à cette situation et fait du service public l’un des critères du contrat administratif au même titre que celui de la gestion publique. Dorénavant, un contrat est administratif s’il est conclu par une personne publique (critère organique) et s’il est en lien avec le service public ou contient des clauses exorbitantes du droit commun (critères matériels alternatifs). Ce nouveau critère se décompose en deux branches : la première est celle de l’arrêt Epx. Bertin, la seconde recouvre deux hypothèses.
Il convient, donc, d’étudier, dans une première partie, la consécration du critère du service public en tant que critère du contrat administratif (I) et d’analyser, dans une seconde partie, l’appréciation faite de ce critère par le juge administratif (II).
I – La consécration du critère du service public
Avec l’arrêt Epx. Bertin, le Conseil d’Etat fait du critère du service public l’un des critères du contrat administratif (B). Il met fin, ce faisant, à la longue prédominance du critère de la gestion publique (A).
A – Un critère longtemps éclipsé par le critère de la gestion publique
De 1903 à 1956, le critère du service public n’a que peu de place dans la définition du contrat administratif. Durand cette période, en effet, celle-ci relève, quasi exclusivement, de la distinction gestion publique / gestion privée. Cette distinction, dont l’objet est de délimiter les compétences entre les deux ordres de juridictions, remonte à l’arrêt Terrier du Conseil d’Etat du 06/02/1903. Dans ses conclusions, restées célèbres, le commissaire du Gouvernement Romieu en précisait les contours en indiquant qu’il y a compétence du juge administratif lorsque l’administration agit avec ses règles propres (c’est la gestion publique) et compétence du juge judiciaire lorsqu’elle agit dans les mêmes conditions qu’un simple particulier (c’est la gestion privée).
En 1912, le Conseil d’Etat applique cette distinction aux contrats administratifs (CE, 31/07/1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges). Là encore, les conclusions du commissaire du Gouvernement, en la personne de Léon Blum cette fois-ci, sont éclairantes. Ce dernier précise que pour qu’un contrat soit administratif, « il faut que ce contrat par lui-même, et de par sa nature propre, soit de ceux qu’une personne publique peut seule passer, qu’il soit, par sa forme et sa contexture, un contrat administratif ». Pour l’intéressé, seule compte la nature du contrat, indépendamment de l’objet en vue duquel il a été conclu. Léon Blum, suivi par le Conseil d’Etat, en déduit, alors, que le critère du contrat administratif est la présence de clauses exorbitantes du droit commun, que l’on peut définir comme des clauses interdites ou simplement inhabituelles dans les contrats de droit privé, la présence de telles clauses dans un contrat traduisant la volonté de l’administration de ne pas agir dans les mêmes conditions qu’un simple particulier. En l’espèce, le contrat passé par les époux Bertin l’a été verbalement : aussi, aucune clause exorbitante du droit commun ne peut, de fait, y être relevée.
Le critère de la gestion publique régna sans partage jusqu’en 1956, ne laissant guère de lumière au critère du service public. Celui-ci se contenta de faire une brève apparition de 1910 à 1912, au cours de laquelle le Conseil d’Etat jugea qu’un contrat est administratif lorsqu’il a pour but d’assurer un service public (CE, 04/03/1910, Thérond). Après cette date, il n’est plus utilisé que pour des contrats bien spécifiques : ceux de transports maritimes et ceux de louages de services. C’est au monopole, ainsi, conféré au critère des clauses exorbitantes du droit commun que met fin l’arrêt Epx. Bertin.
B – L'arrêt Epx. Bertin : une reconnaissance solennelle
Dans l’affaire commentée, la mission confiée aux époux Bertin, en l’occurrence la fourniture de la nourriture aux ressortissants soviétiques hébergés au centre de rapatriement de Meaux, constitue, indiscutablement, l’une des missions les plus traditionnelles de l’Etat. C’est donc logiquement que le Conseil d’Etat la regarde comme une mission de service public. La question qui était posée à la Haute juridiction était, donc, de déterminer si le contrat, ainsi, conclu présentait, de ce simple fait, un caractère administratif (sous réserve, bien sûr, que l’autre cocontractant soit une personne publique, ce qui était le cas en l’espèce). Par un considérant dénué d’ambiguïté, le juge administratif suprême décide que « cette circonstance suffit, à elle seule, à imprimer au contrat dont s’agit le caractère d’un contrat administratif ». Il appuie sa position en rajoutant, si besoin était, qu’il n’est nul « besoin de rechercher si ledit contrat comportait des clauses exorbitantes du droit commun ». Le contrat passé par les époux Bertin présente donc un caractère administratif et le litige qui les oppose à l’administration relève de la compétence de la juridiction administrative.
Par cet arrêt, le Conseil d’Etat érige au rang de critère du contrat administratif le critère du service public et renoue, ainsi, avec la jurisprudence Thérond. A présent, ce critère coexiste, sur un pied d’égalité, avec celui des clauses exorbitantes du droit commun. Un contrat peut, donc, être qualifié d’administratif dès lors qu’il remplit l’une ou l’autre de ces conditions : l’on parle de critères matériels alternatifs.
L’intérêt de cette solution réside dans le fait que lorsque l’administration confie par contrat l’exécution même du service public, elle pourra user des prérogatives que confère le caractère administratif du contrat (tels que le pouvoir de modification unilatérale ou le pouvoir de résiliation unilatérale), sans qu’il soit besoin d’inscrire ces prérogatives dans le contrat lui-même.
Le principe, ainsi, posé ne sera, jusqu’à aujourd’hui, jamais été démenti, mais la jurisprudence ultérieure en précisera les modalités d’appréciation.
II – L'appréciation du critère du service public
Le critère du service public dans la définition du contrat administratif se décompose en deux branches. La première est celle de l’affaire relative aux époux Bertin : ici, le cocontractant participe à l’exécution même du service public (A). La seconde recouvre deux hypothèses principales (B).
A – L'hypothèse de l'affaire Epx. Bertin : les contrats confiant au cocontractant l'exécution même du service public
Le Conseil d’Etat note, en l’espèce, que le contrat conclu par les époux Bertin « a eu pour objet de confier, à cet égard, aux intéressés l’exécution même du service public alors chargé d’assurer le rapatriement des réfugiés de nationalité étrangère se trouvant sur le territoire français ». Il s’agit, là, de la première hypothèse d’application du critère du service public pour qualifier un contrat d’administratif. Plus précisément, un contrat présente un tel caractère lorsqu’il a pour objet de confier au cocontractant de l’administration l’exécution même d’un service public : c’est ce que l’on nomme les contrats de délégation de service public. C’est sur la base de ce critère jurisprudentiel qu’étaient qualifiés d’administratifs les contrats de concession de service public, une qualification qui est, désormais, donnée par la loi dès lors que le contrat est passé par une personne publique (art. L 6 du Code de la commande publique issu de l’ordonnance n° 2016-65 du 9 janvier 2016). Le principe de l’arrêt Epx. Bertin demeure, toutefois, encore valide pour les autres types de contrat.
La même solution s’applique dans dans des hypothèses où l’implication du cocontractant est moindre : il en va, ainsi, lorsque ce dernier contribue à l’exécution du service public, soit en y étant associé, soit en y participant, mais sans en avoir la charge exclusive ou totale. Il importe, cependant, ici, que cette contribution soit suffisamment directe et immédiate. En effet, un concours plus lointain ne suffit pas à imprimer au contrat un caractère administratif : par exemple, un simple transport de marchandises destinées au service public est insuffisant.
Sur la base de ce second degré d’appréciation, le Conseil d’Etat reconnaissait, ainsi, comme administratifs les contrats par lesquels l’administration engage des agents en vue de les faire participer à l’exécution d’un service public administratif (CE, sect., 04/06/1954, Affortit et Vingtain). Là encore, cette participation devait être suffisamment directe. Dans les faits, cependant, cette jurisprudence aboutissait à des situations délicates pour les agents lorsque leur participation au service public était, par exemple, lointaine dans un premier temps, puis devenait directe dans un second temps. En pareille hypothèse, le Tribunal des conflits considérait que le litige devait être partagé entre les deux ordres de juridictions : la « partie privée » devait être portée devant le juge judicaire et la « partie administrative » devant le juge administratif (TC, 25/11/1963, Veuve Mazerand). Pour mettre fin à ces difficultés, le juge des conflits a, donc, fait œuvre de simplification, en 1996, en décidant que tous les contrats par lesquels l’administration recrute des agents dans le cadre d’un service public administratif présentent un caractère administratif, quel que soit l’emploi occupé par ces agents (TC, 25/03/1996, Berkani).
Telles sont les modalités d’appréciation de cette première branche du critère du service public. Il en existe deux autres.
B – Les autres contrats ayant pour objet l'exécution du service public
Le critère tenant au lien du contrat avec l’exécution du service public recouvre deux autres hypothèses.
La première, et la plus importante, a été énoncée par un arrêt rendu le même jour que l’arrêt Epx. Bertin (CE, sect., 20/04/1956, Ministre de l’agriculture c/ Cts. Grimouard). Concrètement, un contrat est regardé comme administratif s’il constitue, en lui-même, une modalité d’exécution du service public. Cette hypothèse se distingue de la précédente en ce qu’ici ce n’est plus le cocontractant qui exécute le service public, mais l’administration elle-même qui, en passant le contrat, assure cette exécution. Dans l’affaire Ministre de l’agriculture c/ Cts. Grimouard, le Conseil d’Etat a, ainsi, qualifié d’administratifs les contrats par lesquels l’Etat s’engage à reboiser les terrains de certains particuliers dans la mesure où ces contrats ont pour objet l’exécution même du service public du développement de la forêt française. Il en va de même s’agissant des contrats par lesquels les communes acceptent de vendre à des entreprises des terrains à bas prix en échange de leur implantation sur leur territoire : ces contrats sont, en effet, des modalités d’exécution du service public de l’expansion industrielle de la commune. L’hypothèse la plus répandue reste, cependant, celle de n’importe quel service public administratif dont les usagers sont (par exception au principe selon lequel ils sont dans une situation légale et règlementaire) dans une situation contractuelle : les contrats qui en résultent sont toujours des contrats administratifs.
La seconde concerne les contrats passés entre des personnes qui, toutes deux, accomplissent un service public. Il n’y a donc pas concession de l’une à l’autre, mais organisation du service selon les modalités de la convention. Il s’agit, par exemple, du contrat de transfert des services entre l’Etat et un département, de la convention par laquelle EDF et la Compagnie nationale du Rhône coordonnent leurs missions respectives de service public.
Par l’ensemble de ces solutions, avec au premier chef l’arrêt Epx. Bertin, le Conseil d’Etat est parvenu à revitaliser la notion de service public dans la définition du contrat administratif et à réunifier, ainsi, en son sein, les deux notions fondamentales du droit administratif : le but de toute mission administrative, en l’occurrence le service public, et les moyens dont dispose l’administration pour y parvenir, à savoir les procédés exorbitants du droit commun (voir la jurisprudence So. des granits porphyroides des Vosges).
CE, sect., 20/04/1956, Epx. Bertin
Vu la requête sommaire et le mémoire ampliatif présentés pour le sieur et la dame X... demeurant ... Seine-et-Marne , ladite requête et ledit mémoire enregistrés au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat le 2 août 1948 et le 26 janvier 1952, et tendant à ce qu'il plaise au Conseil annuler une décision en date du 1er juin 1949 par laquelle le ministre des Anciens Combattants et Victimes de la Guerre a refusé de leur verser une somme de 1.009.800 francs ;
Vu l'ordonnance du 31 juillet 1945 ; le décret du 30 septembre 1953 ;
Sur la compétence :
Considérant qu'il résulte de l'instruction que, par un contrat verbal passé avec l'administration le 24 novembre 1944, les époux X... s'étaient engagés, pour une somme forfaitaire de 30 francs par homme et par jour, à assurer la nourriture des ressortissants soviétiques hébergés au centre de rapatriement de Meaux en attendant leur retour en Russie ; que ledit contrat a eu pour objet de confier, à cet égard, aux intéressés l'exécution même du service public alors chargé d'assurer le rapatriement des réfugiés de nationalité étrangère se trouvant sur le territoire français ; que cette circonstance suffit, à elle seule, à imprimer au contrat dont s'agit le caractère d'un contrat administratif ; qu'il suit de là que, sans qu'il soit besoin de rechercher si ledit contrat comportait des clauses exorbitantes du droit commun, le litige portant sur l'existence d'un engagement complémentaire à ce contrat, par lequel l'administration aurait alloué aux époux X... une prime supplémentaire de 7 francs 50 par homme et par jour en échange de l'inclusion de nouvelles denrées dans les rations servies, relève de la compétence de la juridiction administrative ;
Au fond :
Considérant que les époux X... n'apportent pas la preuve de l'existence de l'engagement complémentaire susmentionné ; que, dans ces conditions, ils ne sont pas fondés à demander l'annulation de la décision en date du 1er juin 1949 par laquelle le Ministre des Anciens Combattants et Victimes de la Guerre a refusé de leur verser le montant des primes supplémentaires qui auraient été prévues audit engagement ;
DECIDE :
Article 1er - La requête susvisée des époux X... est rejetée.
Article 2 - Les époux X... supporteront les dépens.
Article 3 - Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre des Anciens Combattants.
