Le critère du « régime exorbitant » du contrat administratif a survécu ! (CE, 01/07/2010, Société Bioenerg)

Introduction

En l’absence, à l’origine, de droit écrit, la notion de contrat administratif a été bâtie par voie prétorienne, jurisprudence après jurisprudence jusqu’à constituer un édifice relativement stable et cohérent. Les évolutions de ces jurisprudences sont demeurées contenues. Plus le droit écrit s’est étoffé, plus les hypothèses de qualification par les critères dégagés par le Conseil d’État sont devenues, en droit comme en fait, subsidiaires. À tel point, du reste, que l’on a pu, un temps, pensé éteints certains critères. L’arrêt CE, 1er juillet 2010, Société Bioenerg, req. n°333275 tend à, au contraire, à démontrer la grande résilience de ces critères.

En l’espèce, la société Bioenerg intervient dans le domaine de la production autonome d’énergie électrique. La loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l'électricité a entendu réformer les modalités de production d’électricité. La société Bioenerg, après avoir obtenu une autorisation administrative préalable d’exploitation, a sollicité la conclusion d’un contrat auprès de l’opérateur historique. La signature du contrat a été soumise au respect de la conclusion préalable d’un contrat de comptage. La requérante a refusé cette condition et a sollicité du juge des référés de Lyon, statuant sur le fondement de l’article L.521-1 du Code de justice administrative, la suspension des décisions. Le juge administratif a rejeté la demande, par ordonnance contre laquelle la société Bioenerg se pourvoit en cassation devant le Conseil d’État.

La situation était en effet délicate. Le principe du contrat et ses modalités de conclusion étaient définies par un texte législatif. EDF agissait sur le fondement de ces dispositions. Le Conseil d’État s’est trouvé face à la question de savoir si un contrat tel que celui en cause devait, en l’absence de précision dans la loi et par application des critères prétoriens de reconnaissance du contrat administratif, être qualifié ainsi. La solution qu’apporte le Conseil d’État est intéressante à un double titre. En premier lieu, elle réaffirme la prégnance des critères développés par la jurisprudence antérieure, et notamment, celui de régime exorbitant du droit commun que l’on pensait éteint (I). D’autre part, elle reprécise l’articulation entre les actes unilatéraux d’une personne privée gravitant autour du contrat et leurs conséquences en droit administratif (II). 

I - La réaffirmation de la validité des critères prétoriens

Le Conseil d’État examine deux hypothèses ; la première a trait à une exception au principe selon lequel un contrat conclu entre deux personnes privées est présumé être un contrat de droit privé (A), la seconde rappelle la permanence du critère tiré du régime exorbitant (B). 

A - Une confirmation de l'hypothèse du mandat administratif

L’arrêt CE, Sect., 30 mai 1975, Société d’équipement de la région montpelliéraine, req. n°86738 a les honneurs du GAJA par le principe qu’il pose. En l’espèce, une entreprise privée chargée de la construction de voies publiques avait passé un contrat avec un sous-traitant. Le Conseil juge que, dans la mesure où la société principale agissant non pour son propre compte, mais pour le compte de collectivités territoriales, le contrat conclu avec le sous-traitant devait être qualifié d’administratif. Cette solution pouvait être lue comme prolongeant la solution dégagée dans la décision du Tribunal des conflits du 8 juillet 1963, Société entreprise Peyrot, qui, faisant de la construction d’autoroutes une activité relevant « par nature » de l’État, avait qualifié de la même façon comme administratif un contrat conclu entre deux personnes privées (jurisprudence aujourd’hui abandonnée par l’arrêt : TC, 09/03/2015, Mme Rispal).  Dans l’arrêt Société d’équipement de la région montpelliéraine, la notion d’activité par nature laisse la place à l’idée de « mandat » administratif. Un mandat, aux termes du Code civil, est un contrat par lequel une personne agit au nom et pour le compte d’une autre personne. Les actes réalisés par le mandataire sont présumés être réalisés par le mandant. Dans le cas des contrats administratifs, la solution a beaucoup secoué la doctrine. En effet, en admettant cette idée de mandat, le Conseil d’État limitait le poids du critère organique dans la définition du contrat administratif. Les hypothèses, plus larges que celle limitées à la construction d’autoroute, n’ont pourtant pas été souvent appliquées (voir, par exemple, pour un contrat de cautionnement : CE, Sect, 28 juin 1996, req. n°138874). Et, de nos jours, cette action « pour le compte » d’une personne publique s’illustre de moins en moins dans la jurisprudence.

La solution était fondée essentiellement sur le fait que la société ne pouvait réaliser les travaux pour ses besoins propres, qu’elle était tenue à un certain nombre d’engagements qui en faisaient un simple exécutant, qu’elle percevait directement les subventions attribuées aux collectivités pour la construction de routes locales, qu’une inspection était réalisée par les ingénieurs des ponts et chaussées, et que les collectivités étaient substituées de plein droit pour toute action en responsabilité dirigée contre la société. Le Conseil a donc statué en identifiant un faisceau d’indices permettant de conclure que la société était bel et bien substituée aux collectivités dans la réalisation des travaux. On pourrait catégoriser les éléments soulevés en définissant ceux par lesquels la personne publique finance l’activité, par lesquels elle en contrôle la réalisation, par lesquels elle assume les risques qui en découlent, et enfin ceux par lesquels elle en bénéficie. 

Dans l’arrêt commenté, en revanche, les relations entre l’État et la société EDF étaient beaucoup plus lointaines. Le Conseil constate en effet que « si en vertu des dispositions précitées de l'article 8 de la loi du 10 février 2000 relatives aux contrats conclus entre Electricité de France et les producteurs d'électricité retenus à la suite d'un appel d'offres, Electricité de France et les producteurs concernés contribuent au service public de l'électricité, et plus particulièrement à l'objectif de réalisation de la programmation pluriannuelle des investissements de production arrêtée par le ministre chargé de l'énergie, les contrats en cause ne peuvent être regardés comme conclus pour le compte d'une personne publique, alors que la production d'électricité ne relève de l'Etat ou d'une autre personne publique, ni par nature ni par détermination de la loi, et est au contraire une activité économique exercée par des entreprises privées ». Si l’État a bien la charge d’assurer l’approvisionnement en électricité, la production de l’énergie en elle-même ne relève pas d’une mission de service public. Il s’agit d’une activité purement privée, notamment depuis la privatisation de la société EDF (loi n°2004-803 du 9 août 2004). On souligne, au passage, la référence explicite du Conseil à la jurisprudence du Tribunal des conflits Société entreprise Peyrot, préc. par la mention d’une activité qui « par nature » appartiendrait à une personne publique, même s’il s’agissait ici d’en faire une application négative. La position du Conseil signe également l’adaptation de la jurisprudence à l’évolution de la situation factuelle et normative générale. Il souligne en effet que la production d’électricité « est » une activité économique exercée par des entreprises privées. Il s’agit là d’une constatation de fait qui relève de l’examen d’une généralité, mais qui sert d’appui au raisonnement du juge. C’est donc en adaptant le service public à l’évolution de la société dans le sens large que le juge administratif peut ajuster sa propre jurisprudence.  

Au terme de ce raisonnement, le Conseil dénie au contrat en cause la qualité de contrat administratif « Electricité de France n'exerce donc dans ce domaine aucune mission pour le compte d'une personne publique et n'est pas placée, pour la mission de service public à laquelle elle contribue, sous l'autorité de l'Etat ou d'une autre personne publique ». EDF étant désormais une personne privée, le fait qu’elle n’agisse pas pour le compte d’une personne publique, en l’espèce l’État, relègue le litige à la compétence du juge judiciaire. La qualification administrative des contrats d’obligation d’achat de l’électricité produite conclus avec EDF a, toutefois, été rétablie par l’article 88 de la loi du 12 juillet 2010.

B - Le régime exorbitant, un critère toujours opérant

Si l’arrêt mérite le présent commentaire, c’est également du fait d’une incise particulièrement intéressante. Sur le plan strictement juridique, l’argument du régime exorbitant est surabondant. Cela signifie qu’il ne joue aucun rôle déterminant dans le raisonnement juridique et n’appuie la solution retenue que d’un strict point de vue argumentatif. Il prend la forme qu’un raisonnement a fortiori : quand bien même tel critère aurait été rempli, la solution n’aurait pu être différente. 

Le critère en question est celui du régime exorbitant. Il est nécessaire de bien saisir son rôle dans l’identification et la qualification des contrats administratifs. On sait qu’en vertu d’une jurisprudence établie, un contrat conclu entre deux personnes publiques est présumé administratif, sauf si son objet ne fait naître que des rapports de droit privé (TC, 21 mars 1983, Union des assurances de Paris). On sait, à l’inverse qu’un contrat conclu entre deux personnes privées est présumé de droit privé sauf si l’une des deux agit au nom et pour le compte d’une personne publique (jurisprudence Société d’équipement de la région montpellièraine, préc.). Dans ces deux hypothèses, le critère organique prime sur les autres, ne serait-ce qu’en établissant une présomption forte. 

En revanche, lorsque le contrat est passé entre une personne publique et une personne privée, on ne peut déduire aucune présomption du critère organique. Dans ce cas, il convient de discriminer le contrat en prenant appui sur les critères matériels. Le premier à avoir été identifié est celui de la clause exorbitante de droit commun (CE, 31 juillet 1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges). Le deuxième est relatif à la présence d’un service public, que le contrat serve l’exécution même du service (CE, 20 avril 1956, Époux Bertin) ou qu’il en constitue une modalité (CE, 20 avril 1956, Consorts Grimouard). Un troisième critère alternatif avait été bâtie par une jurisprudence CE, 19 janvier 1973, Société d’exploitation électrique de la rivière du Sant. Les faits de cette espèce nous intéressent tout particulièrement dans la mesure où ils sont quasiment identiques à ceux de l’arrêt commenté. Était alors en cause un contrat conclu entre un producteur autonome d’électricité et EDF, à l’époque, personne publique. Le Conseil censure le jugement d’un tribunal administratif qui avait dénié la qualité de contrat administratif au contrat en litige, alors même que ces contrats étaient régis des dispositions réglementaires et suivaient un régime exorbitant du droit commun. C’est cette exorbitance du régime qui a conduit le Conseil à reconnaître au contrat la qualité de contrat administratif. Cette jurisprudence est restée inappliquée pendant très longtemps, à tel point, du reste, que de nombreux commentateurs se sont interrogés sur la permanence de ce critère. 

Il est vrai qu’il s’avère d’un maniement délicat. En toute logique et en toute rigueur juridiques, le régime ne peut précéder la qualification. Bien au contraire, c’est de la qualification de l’objet juridique que l’on déduit le régime applicable. Aussi, déceler un régime particulier pour qualifier l’objet juridique relève d’une démarche exactement inverse.  On pourrait y voir une forme de tautologie : on détermine le régime pour permettre de qualifier, afin d’appliquer le régime préalablement défini. En réalité, ce critère de qualification des contrats administratifs peut s’avérer utile. La tautologie n’est pas nécessairement présente : on part du régime réglementaire de l’exécution du contrat, pour le qualifier et en déduire le régime contentieux ; en effet, en l’espèce, la question résidait dans la détermination de l’ordre de juridiction compétent. En outre, la doctrine considérait de façon assez unanime que c’était la clause exorbitante qui conférait le régime exorbitant. 

Dans l’arrêt commenté, le Conseil dit pour droit : « qu'au surplus, à supposer que le contrat soit soumis à un régime exorbitant du droit commun, ce qui ne peut résulter des seules conditions relatives à sa passation, cette circonstance serait en tout état de cause sans incidence, s'agissant d'un contrat entre deux personnes privées ». Le caractère surabondant du moyen relève de ce qu’en l’espèce, le contrat est conclu entre deux personnes privées. Or, le critère du régime exorbitant ne joue que dans la situation d’un contrat conclu entre une personne privée et une personne publique. Mais, sur le fond, le Conseil en déclarant le moyen inopérant en l’espèce laisse entendre que, dans d’autres circonstances, le critère tiré du régime exorbitant pourrait être tout à fait opérant. 

Reste désormais à revenir, pour la jurisprudence et la doctrine, sur le contenu de cette notion de régime exorbitant, si toutefois, elle présente un intérêt pratique, ce qui n’est pas évident au vu de la rareté de son invocation. Une articulation des jurisprudences du Conseil et du Tribunal des conflits mériterait du reste d’être faite. Dans l’arrêt commenté, le Conseil juge que le régime exorbitant ne peut « résulter des seules conditions relatives à sa passation ». De son côté, le Tribunal (TC, 13 octobre 2014, Société Axa IARD) juge que « le contrat litigieux ne comporte aucune clause qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l'exécution du contrat, implique, dans l'intérêt général, qu'il relève du régime exorbitant des contrats administratifs », ce qui laisse penser que la clause exorbitante fonde le régime exorbitant. L’application simultanée de ces deux jurisprudences revient à ne laisser aucune place à l’expression du critère du régime exorbitant : si la clause dans l’exécution fonde le régime exorbitant, ce dernier ne peut être autonome et, par ailleurs, les seules conditions de passation ne suffisent pas à démontrer l’existence d’un régime exorbitant. 

II - Des précisions sur l'articulation entre actes et contrats administratifs

Deux précisions importantes sur l’articulation entre les actes administratifs unilatéraux et le contrat administratif sont apportées par cet arrêt. La première concerne la qualification d’acte administratif unilatéral lorsqu’ils sont adoptés par les personnes privées (A). La seconde revient sur une erreur de logique qui a vicié le raisonnement du juge de première instance, sur les relations entre acte administratif unilatéral et contrat administratif (B). 

A - L'exclusion de la qualification d'acte administratif unilatéral

Selon les requérants, la compétence du juge administratif pouvait être fondée sur deux moyens. Le premier, on l’a vu, relevait du fait que le contrat était supposé administratif. Le second suit les conclusions de la requête selon lesquelles il était sollicité du juge administratif qu’il suspende les décisions d’EDF de refus de signer le contrat. 

Il résulte du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, dont la conception française est issue de la loi des 17 et 24 août 1790 et du décret du 1 fructidor de l’an III, qu’appartient exclusivement à la juridiction administrative la compétence pour l’annulation et la réformation des actes pris dans l’exercice de prérogatives de puissance publique. Ce principe, la conception qui le sous-tend, ont valeur constitutionnelle, en tant que principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) depuis la décision du Conseil constitutionnel du 1er décembre 1987, Conseil de la concurrence.

Comme en matière de contrat, la jurisprudence a assoupli le rôle du critère organique dans la qualification des actes administratifs unilatéraux. Elle a, en premier lieu, reconnu, par son arrêt CE, 13 mai 1938, Caisse primaire Aide et protection, que les personnes morales de droit privé peuvent gérer des services publics. Quelques années plus tard, le Conseil admis que cette catégorie de personnes, les personnes morales de droit privé gérant un service public, puissent adopter des actes administratifs. Par trois jurisprudences (CE, Ass, 31 juillet 1942, Monpeurt, CE, Ass, 2 avril 1943, Bouguen, et CE, Sect., 13 janvier 1961, Magnier), le Conseil avait reconnu que, respectivement, les organes corporatifs professionnels, les ordres professionnels et les groupements de cultivateurs créés par arrêté préfectoral, étaient en mesure de prendre des actes administratifs unilatéraux, et donc s’étaient vus reconnaître la gestion d’un service public. Mais, cette reconnaissance était conditionnée. Dans tous ces cas, le Conseil avait fait, avant l’heure, application des critères de reconnaissance du service public délégué qu’il dégagera de façon systématique dans l’arrêt CE, Sect, 28 juin 1963, Narcy. Pour reconnaître un service public délégué, il faut cumulativement une activité d’intérêt général, exercée sous contrôle d’une personne publique, et jouissant de prérogatives de puissance publique. Mais les arrêts précités ne concernaient que des services publics administratifs. Il faudra attendre la décision du Tribunal des conflits TC, 15 janvier 1968, Époux Barbier, pour qu’une personne morale de droit privé gérant un service public industriel et commercial, en l’espèce Air France, se voie reconnaître la possibilité d’adopter des actes administratifs unilatéraux, alors même que l’essentiel du contentieux de leurs actes relève normalement du droit privé (les relations avec les usagers sont de nature commerciale, et celle avec les agents relèvent du droit du travail, de même que la responsabilité est de nature civile). 

Cette hypothèse est examinée par le Conseil d’État dans l’arrêt commenté. Il est exact que si les décisions de refus de signer le contrat constituent des actes administratifs unilatéraux, le contentieux doit ressortir de la compétence du juge administratif. En l’espèce, le juge ne suit pas cette argumentation. Il affirme : « Considérant, en second lieu, qu'en tout état de cause, le refus par Electricité de France de signer le contrat de droit privé objet du litige n'est pas une décision prise dans l'exercice d'une mission de service public qui aurait été confiée à cette société sous le contrôle d'une personne publique, et ne manifeste l'exercice d'aucune prérogative de puissance publique ». On retrouve tous les critères nécessaires à la reconnaissance d’un service public délégué, nécessaire à la qualification d’acte administratif unilatéral. En toute logique, le Conseil refuse de considérer que l’activité exercée par EDF comme un service public. Il résulte de l’article 1er de la loi de 2000 précitée que seule l’approvisionnement en électricité constitue le service public en cause.

En toute hypothèse, il n’est pas certain que la qualification de service public aurait amené à conclure différemment. En effet, en application de la jurisprudence Époux Barbier, lorsque le service en cause est industriel et commercial, seuls les actes pris pour l’organisation même du service, à l’exclusion de tous les autres, relèvent du droit administratif. S’agissant d’une exception à la compétence judiciaire, cette dernière doit être interprétée strictement. Dans le cas d’espèce, le refus de signer le contrat ne relève manifestement pas de la catégorie des actes organisant le service public. Il s’agit bien plutôt d’un acte pris dans le cadre d’une relation de nature commerciale (ou industrielle et commerciale) avec un tiers. 

B - Une erreur de logique par le juge de première instance

Le juge des référés du Tribunal administratif de Lyon avait cru pouvoir déduire le caractère d’acte administratif unilatéral aux décisions de refus de signer le contrat pris par EDF du seul fait qu’elle avait préalablement qualifié le contrat d’administratif.  Le Conseil d’État censure ce raisonnement

On l’a vu, selon une jurisprudence ancienne (CE, 1905, Martin), les tiers à un contrat administratif n’étaient recevables à contester par la voie de l’excès de pouvoir que les actes détachables du contrat. Le juge avait très tôt considéré que la décision de signer le contrat constituait un acte détachable de ce contrat ; à l’inverse les autres pris dans le cadre du contrat constituaient des actes d’exécution que le juge ne pouvait annuler. Il était seulement compétent pour vérifier les conditions dans lesquels l’acte avait été adopté, et vérifier si celles-ci ouvraient droit à indemnisation. Cette solution a été remise en question par plusieurs arrêts récents et notamment CE, Ass, 2011, Commune de Béziers dit Béziers II, et CE, Ass, 2014, Département du Tarn et Garonne. Il était sûrement artificiel de juger que la décision de signer le contrat était un acte détachable du contrat lui-même, mais c’était là la seule voie ouverte au juge pour permettre aux tiers de contester le principe du contrat. Quoiqu’il en soit, une telle décision, comme, a fortiori, la décision de ne pas signer un contrat constituent des actes administratifs unilatéraux en eux-mêmes, et non en vertu du lien qu’elles entretiennent avec le contrat. Juger autrement reviendrait à mettre à mal le caractère détachable de l’acte par rapport au contrat, par définition. 

Or, le Tribunal avait fait une application exactement inverse. Il s’était fondé sur la nature administrative du contrat pour se reconnaître compétent pour connaître des actes administratifs.

CE, 01/07/2010, Société Bioenerg

Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 28 octobre et 12 novembre 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la SOCIETE BIOENERG, dont le siège est rue du Président Saragat BP 202 à Saint-Gaudens (31804) ; la SOCIETE BIOENERG demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler l'ordonnance du 13 octobre 2009 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Lyon, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, a rejeté sa demande tendant à la suspension de l'exécution des décisions des 11 juin et 27 juillet 2009 par lesquelles le responsable de l'agence Sud-Est d'Electricité de France lui a indiqué qu'il ne signerait un contrat d'achat d'électricité avec elle qu'à la condition qu'elle justifie au préalable de la signature d'un contrat de comptage avec Electricité Réseau Distribution France (ERDF) ;
2°) statuant en référé, de faire droit à sa demande de suspension ;
3°) de mettre à la charge d'Electricité de France le versement de la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la loi n° 2000-108 du 10 février 2000 ;
Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Karin Ciavaldini, chargée des fonctions de Maître des Requêtes, 
- les observations de la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la SOCIETE BIOENERG et de la SCP Coutard, Mayer, Munier-Apaire, avocat d'Electricité de France, 
- les conclusions de M. Pierre Collin, rapporteur public ;

La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la SOCIETE BIOENERG et à la SCP Coutard, Mayer, Munier-Apaire, avocat d'Electricité de France ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés que le ministre chargé de l'énergie a lancé le 17 décembre 2003 un appel d'offres, en application de l'article 8 de la loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l'électricité ; que, par un arrêté du 11 janvier 2005, le ministre a retenu l'offre présentée par la société Tembec Tarascon ; que, par un arrêté du 13 mai 2008, l'autorisation d'exploiter l'installation de production d'électricité correspondante a été transférée à la SOCIETE BIOENERG ; que, par une lettre du 11 juin 2009, confirmée le 27 juillet 2009, le responsable de l'agence Sud-Est d'Electricité de France a indiqué à la société qu'il ne signerait avec elle le contrat d'achat d'électricité prévu par l'article 8 de la loi du 10 février 2000 qu'à la condition qu'elle justifie au préalable avoir signé avec Electricité Réseau Distribution France (ERDF) un contrat de comptage ; que la SOCIETE BIOENERG se pourvoit en cassation contre l'ordonnance du 13 octobre 2009 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Lyon, après avoir jugé que le litige ressortissait à la compétence de la juridiction administrative, a rejeté sa demande tendant à la suspension de l'exécution des décisions susmentionnées du responsable de l'agence Sud-Est d'Electricité de France ;

Sans qu'il soit besoin d'examiner les moyens du pourvoi ;

Considérant qu'aux termes de l'article 2 de la loi du 10 février 2000 : (...) le service public de l'électricité assure le développement équilibré de l'approvisionnement en électricité (...) / I. La mission de développement équilibré de l'approvisionnement en électricité vise : / 1° A réaliser les objectifs définis par la programmation pluriannuelle des investissements de production arrêtée par le ministre chargé de l'énergie (...) / Les producteurs, et notamment Electricité de France, contribuent à la réalisation de ces objectifs (...) ; qu'aux termes de l'article 8 de la même loi : Lorsque les capacités de production ne répondent pas aux objectifs de la programmation pluriannuelle des investissements, notamment ceux concernant les techniques de production et la localisation géographique des installations, le ministre chargé de l'énergie peut recourir à la procédure d'appel d'offres (...) / Lorsqu'ils ne sont pas retenus, Electricité de France et (...) les distributeurs non nationalisés (...) sont tenus de conclure dans les conditions fixées par l'appel d'offres, un contrat d'achat de l'électricité avec le candidat retenu, en tenant compte du résultat de l'appel d'offres (...) ;

Considérant, en premier lieu, qu'un contrat conclu entre personnes privées est en principe un contrat de droit privé ; qu'il en va toutefois autrement dans le cas où l'une des parties au contrat agit pour le compte d'une personne publique ; que, si en vertu des dispositions précitées de l'article 8 de la loi du 10 février 2000 relatives aux contrats conclus entre Electricité de France et les producteurs d'électricité retenus à la suite d'un appel d'offres, Electricité de France et les producteurs concernés contribuent au service public de l'électricité, et plus particulièrement à l'objectif de réalisation de la programmation pluriannuelle des investissements de production arrêtée par le ministre chargé de l'énergie, les contrats en cause ne peuvent être regardés comme conclus pour le compte d'une personne publique, alors que la production d'électricité ne relève de l'Etat ou d'une autre personne publique, ni par nature ni par détermination de la loi, et est au contraire une activité économique exercée par des entreprises privées ; qu'Electricité de France n'exerce donc dans ce domaine aucune mission pour le compte d'une personne publique et n'est pas placée, pour la mission de service public à laquelle elle contribue, sous l'autorité de l'Etat ou d'une autre personne publique ; qu'au surplus, à supposer que le contrat soit soumis à un régime exorbitant du droit commun, ce qui ne peut résulter des seules conditions relatives à sa passation, cette circonstance serait en tout état de cause sans incidence, s'agissant d'un contrat entre deux personnes privées ; qu'il résulte de ce qui précède que le contrat en cause dans le litige est un contrat de droit privé ;

Considérant, en second lieu, qu'en tout état de cause, le refus par Electricité de France de signer le contrat de droit privé objet du litige n'est pas une décision prise dans l'exercice d'une mission de service public qui aurait été confiée à cette société sous le contrôle d'une personne publique, et ne manifeste l'exercice d'aucune prérogative de puissance publique ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède qu'en jugeant que le contrat en cause dans le litige était conclu pour le compte de l'Etat et avait par suite le caractère d'un contrat administratif dont le contentieux relevait du juge administratif, et en en déduisant que le refus de signer un tel contrat relevait de ce même juge, le juge des référés du tribunal administratif de Lyon a commis une erreur de droit ; que l'ordonnance attaquée doit être annulée et la demande de la SOCIETE BIOENERG rejetée comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître ;

Considérant que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge d'Electricité de France qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme que demande la SOCIETE BIOENERG au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ; qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de la SOCIETE BIOENERG le versement à Electricité de France de la somme qu'elle demande au même titre ;

DECIDE :
Article 1er : L'ordonnance du 13 octobre 2009 du juge des référés du tribunal administratif de Lyon est annulée.
Article 2 : La demande de la SOCIETE BIOENERG est rejetée comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître.
Article 3 : Le surplus des conclusions du pourvoi de la SOCIETE BIOENERG et d'Electricité de France est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la SOCIETE BIOENERG et à Electricité de France.
Une copie sera adressée pour information au ministre d'Etat, ministre de l'écologie, de l'énergie, du développement durable et de la mer, en charge des technologies vertes et des négociations sur le climat.