L’interdiction d’accès au local syndical n’est pas une mesure d’ordre intérieur ! (CE, 10/12/2021, Hôpitaux de Paris)

Introduction

Comme le rappelle la Pr. Jacqueline Morand-Deviller, citant le Doyen Maurice Hauriou, les mesures d’ordre intérieur « sont destinées à régir l’organisation et le fonctionnement interne des services » (J. Morand-Deviller, Droit administratif, LGDJ, 16e Ed., p. 345 et Maurice HAURIOU, Précis de droit administratif et de droit public, Dalloz, 12e réédition, 2002). Ces dernières font évidemment partie d’une palette d’outils de l’administration au sein de la catégorie juridique des « actes administratifs unilatéraux ». L’acte administratif unilatéral est, sans nul doute, l’un des principaux procédés de l’action administrative puisqu’il permet, dans le cadre de prérogatives de puissance publique, d’adopter unilatéralement une décision qui a plus ou moins de conséquences juridiques. Il faut évidemment distinguer les actes administratifs créateurs de droits et d’obligations, des actes administratifs non-exécutoires tels que les mesures d’ordre intérieur (MOI).

La classification de tous ces actes administratifs est parfois délicate à déterminer et leurs conséquences juridiques ne sont pas identiques. Il faut préciser notamment que seule une décision créatrice de droit – aussi appelée « décision faisant grief » – pourra être contestée légalement devant le juge administratif.

En l’espèce, une contrôleuse principale des finances publiques s’est rendue début août 2017 au sein de la direction spécialisée des finances de l’Assistance Publique/Hôpitaux de Paris où elle était affectée jusqu’à la fin du mois. Par un courrier, le directeur a listé les congés dont elle devait bénéficier tout en lui demandant de restituer la clef du local syndical, du panneau d’affichage syndical et son badge. Par la même, il lui a interdit de se présenter dans ces mêmes locaux. L’agent public a décidé de porter l’affaire devant le tribunal administratif de Paris qui a rejeté sa demande d’annulation de la décision pour excès de pouvoir. De la même façon, la Cour administrative d’appel (CAA) de Paris a rejeté la contestation de ce jugement. C’est pourquoi la contrôleuse a finalement décidé de se pourvoir en cassation en demandant au Conseil d’État de se prononcer.

Comme dans d’autres affaires bien connues, le Conseil d’État a dû vérifier si la décision contestée pouvait être qualifiée de MOI ou si, au contraire, de par son contenu, elle faisait grief et pouvait être contestée devant le juge administratif.

Pour la Haute-juridiction, il est clair que cette décision s’apparente à un acte faisant grief et que la CAA a commis une erreur de droit à la qualifiant de simple mesure d’ordre intérieur. Cette nouvelle jurisprudence confirme le recul des MOI en droit administratif français (I), entrainant de facto une meilleure protection juridictionnelle pour les citoyens (II).

I - Le témoignage d'un recul persistant des MOI en droit administratif français

Ce nouvel exemple jurisprudentiel démontre la persistance d’un recul des mesures d’ordre intérieur en droit administratif français. Il faut évidemment, comme en l’espèce, préciser la notion d’actes faisant grief retenue en lieu et place de ces dernières (A), avant d’étudier la persistance somme toute résiduelle des MOI (B).

A - Les actes faisant grief : des critères dégagés par le juge

Pour être qualifiée d’acte faisant grief, une mesure doit avoir des conséquences suffisamment graves (1) qui les différencient des MOI. En l’espèce, il s’agit notamment d’une atteinte aux droits et libertés syndicales (2).

1 - Des conséquences juridiques suffisamment graves

Pour le Doyen Hauriou, « la décision exécutoire est toute déclaration de volonté, émise par une autorité administrative, en vue de produire un effet de droit vis-à-vis des administrés » (Maurice HAURIOU, Précis de droit administratif et de droit public, Dalloz, 12e réédition, 2002). Elle correspond à la catégorie des actes faisant grief, c’est-à-dire des actes qui viennent modifier l’ordonnancement juridique, mettre des obligations à la charge des administrés ou encore créer des droits pour ces derniers : autorisation, interdiction, sanction, etc.

Pour le Conseil d’État, « les mesures prises à l'égard d'agents publics qui, compte tenu de leurs effets, ne peuvent être regardées comme leur faisant grief, constituent de simples mesures d'ordre intérieur insusceptibles de recours. Il en va ainsi des mesures qui, tout en modifiant leur affectation ou les tâches qu'ils ont à accomplir, ne portent pas atteinte aux droits et prérogatives qu'ils tiennent de leur statut ou à l'exercice de leurs droits et libertés fondamentaux, ni n'emportent perte de responsabilités ou de rémunération. Le recours contre de telles mesures, à moins qu'elles ne traduisent une discrimination ou une sanction, est irrecevable ».

L’importance des conséquences juridiques sur les agents ou les administrés est donc un élément déterminant pour différencier les MOI des actes faisant grief. Il peut notamment s’agir d’atteintes portées, à l’encontre des droits et libertés, par l’acte administratif.

2 - L’exemple d’une atteinte aux droits et libertés syndicales

Notre affaire offre un exemple intéressant d’acte de l’administration pour lequel la qualification ne semble pas apparaitre si évidente au juge administratif. Si la décision demandant à un agent public de ne plus accéder à son lieu de travail, de restituer la clef du local syndical, du panneau d’affichage syndical et son badge, est qualifiée de MOI en première instance et en appel, le Conseil d’État n’est pas d’accord.

Pour les juges du Palais Royal, la décision du directeur spécialisé des finances publiques « porte ainsi atteinte à l'exercice de la liberté syndicale qui est au nombre des droits et libertés fondamentaux. Par suite, elle ne présente pas le caractère d'une mesure d'ordre intérieur, mais constitue un acte susceptible de recours ». Pour cela, le juge administratif prend notamment en compte la qualité de responsable syndicale de l’intéressée. L’atteinte à un droit ou une liberté fondamentale est donc suffisante pour qualifier un acte d’acte faisant grief (sur cette liberté en particulier : L. Gay, « Droit de grève et liberté syndicale dans la jurisprudence constitutionnelle : des libertés particulières ? », Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, oct. 2014 ; CE, ord. 31 mai 2007, Syndicat CFDT Interco 28, n° 298293, Lebon).

Malgré tout, les MOI persistent dans quelques rares situations.

B - La persistance résiduelle des MOI dans certains secteurs

Si la doctrine et la jurisprudence reconnaissent un net recul des MOI, certaines mesures continuent à être qualifiées comme telles : dans les établissements pénitentiaires (1) ou dans d’autres lieux dès lors qu’elles n’emportent que peu de conséquences normatives (2).

1 - L’exemple des mesures en milieu pénitentiaire

Durant longtemps, la prison a été le lieu « privilégié » des mesures d’ordre intérieur. Malgré un important recul pour mieux garantir les droits et libertés des détenus, des impératifs d’organisation ou de sécurité permettent d’en maintenir quelques-unes.

La jurisprudence du juge administratif nous offre, à cet égard, quelques exemples intéressants : la plus célèbre d’entre elles, la décision Boussouar qualifie de MOI la décision d’affectation des prisonniers entre établissements de même nature (CE Ass., 14 déc. 2007, Garde des Sceaux c./ Boussouar). Quelques années auparavant, le juge avait aussi qualifié de MOI le refus de transmission du courrier d’un détenu à un autre au sein du même établissement (CE, 8 déc. 2000, Frérot, n° 162995).

Dans d’autres domaines aussi, des MOI persistent car nécessaires et modifiant peu l’ordonnancement juridique.

2 - D’autres exemples plus résiduels de MOI : l’absence de réelles conséquences normatives

Les MOI sont notamment attachées au pouvoir hiérarchique (CE Sect., 30 juin 1950, Quéralt). Il en résulte que des changements d’affectation sans modification de la rémunération et pour des questions extérieures ou d’organisation ne sont pas qualifiés d’acte faisant grief (CE, 7 déc. 2018, Conseil régional Nord-Pas-de-Calais, n° 401812).

De même, l’affectation d’un étudiant dans un groupe de travaux dirigés ou de langues reste, par exemple, une mesure d’ordre intérieur répondant à un impératif d’organisation et ne portant pas atteinte à l’égalité de traitement entre étudiants (CE, 11 janv. 1967, Bricq).

II - Une meilleure protection juridictionnelle pour les citoyens

Le recul des MOI entraine une protection juridictionnelle qui n’en est que meilleure, alors que ces actes de l’administration entrainent des conséquences graves (A). La conséquence principale est effectivement l’accès au juge administratif qui accepte de contrôler les actes administratifs faisant grief (B).

A - Le contrôle d'atteintes graves aux droits et libertés

L’acte faisant grief porte potentiellement atteinte aux droits et libertés fondamentaux, ce qui explique la nécessité de les contrôler (1), qu’il s’agisse d’acte individuel comme en l’espèce ou d’acte réglementaire à portée générale (2).

1 - La nécessité d’un contrôle sur les atteintes aux droits et libertés fondamentaux

Pour le Conseil d’État, l’atteinte aux droits et libertés fondamentaux est un élément essentiel pour distinguer MOI ou acte faisant grief. Seuls les actes « ne portent pas atteinte aux droits et prérogatives qu'ils tiennent de leur statut ou à l'exercice de leurs droits et libertés fondamentaux, ni n'emportent perte de responsabilités ou de rémunération » peuvent être qualifiés de MOI.

Les droits et libertés fondamentaux sont un ensemble de droits considérés comme essentiels et trouvant, le plus souvent, leur source dans un texte à valeur constitutionnelle. Si des mécanismes, tels que le contrôle de constitutionnalité, existent pour éviter que le législateur ne porte atteinte à ces droits et libertés, le juge administratif doit également veiller que l’administration n’y porte pas atteinte dans l’exercice de ses prérogatives.

Ce contrôle peut aussi bien avoir lieu sur des mesures à portée individuelle ou réglementaire.

2 - Un contrôle sur les mesures individuelles et réglementaires

En l’espèce, le contrôle opéré par le juge administratif porte sur un acte à portée individuelle puisqu’il ne concerne que la contrôleuse des finances et responsable syndicale en question. D’une manière plus générale, le juge administratif a accepté de porter son contrôle sur les mesures réglementaires ayant une portée générale.

C’est notamment le cas dans les prisons où des mesures réglementaires sont régulièrement contrôlées dès lors que le juge ne les considère plus comme des mesures d’ordre intérieur (par exemple : CE, 12 mars 2014, Vincent ; CE, 24 octobre 2014, Stojanovic). Cela pourrait aussi concerner un texte règlementaire qui porterait, d’une manière générale, sur les droits syndicaux des agents publics.

L’objectif majeur de cette qualification – abandonnant progressivement les MOI – est de donner accès au juge administratif à travers un recours.

B - La garantie d'un meilleur accès au juge administratif

Une qualification de MOI en recul permet de mieux garantir l’accès au juge administratif dès lors que l’acte faisant grief est contrôlé dans le cadre d’un Recours pour excès de pouvoir - REP (1). Une tendance du droit français fidèle au droit européen à un procès équitable (2).

1 - L’acte faisant grief contrôlé dans le cadre du REP

En l’espèce, le juge administratif rappelle que la mesure prise à l’encontre de l’agent public « ne présente pas le caractère d'une mesure d'ordre intérieur [et] constitue un acte susceptible de recours ». En effet, le bénéfice principal d’une qualification comme acte faisant grief est qu’il peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, a contrario d’une MOI.

Si les MOI sont d’ordinaire justifiées par leur faible influence sur l’ordonnancement juridique ou encore par les conséquences mineures sur les usagers d’un service public, ces justifications ne sont plus toujours réalistes. Les répercussions entrainées par les actes administratifs en cause font qu’ils doivent pouvoir faire l’objet d’un recours et donc d’un contrôle du juge administratif.

Cette tendance, reconnue volontiers par le juge administratif français, s’est développée dans le droit chemin de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

2 - L’accès au juge administratif : le droit au procès équitable

La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH) prévoit le droit au recours effectif : « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles » (art. 13).

De même, elle prévoit le droit à un procès équitable : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle » (art. 6).

La conception de la Cour européenne des droits de l’Homme sur le droit à un procès équitable (par exemple : CEDH, 21 fév. 1975, Golder) a encouragé le juge administratif à ouvrir plus largement son prétoire.

CE, 10/12/2021, Hôpitaux de Paris

Vu la procédure suivante :

Mme G... H... a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 1er août 2017 du directeur spécialisé des finances publiques pour l'assistance publique - hôpitaux de Paris en tant qu'elle lui interdit d'accéder aux locaux de la direction à compter du 2 août 2017. Par un jugement n° 1715884 du 7 février 2019, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 19PA01222 du 5 février 2020, la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel formé par Mme H... contre ce jugement. 

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 7 mai et 5 août 2020, ainsi que le 22 mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme H... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
-la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 ;
-la loi n°84-16 du 11 janvier 1984 ;
-le décret n°82-447 du 28 mai 1982 ;
-le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Lionel Ferreira, maître des requêtes en service extraordinaire, 
- les conclusions de Mme Emilie Bokdam-Tognetti, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Melka-Prigent-Drusch, avocat de Mme H... ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme H..., contrôleuse principale des finances publiques, s'est rendue le 1er août 2017 à la direction spécialisée des finances publiques (DSFP) pour l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris, où elle était affectée jusqu'à la fin du mois. Par un courrier daté du même jour, le directeur spécialisé des finances publiques, après avoir listé les congés dont Mme H... devait bénéficier au cours du mois d'août 2017, lui a interdit de se présenter dans les locaux de la direction à compter du deuxième jour du même mois et lui a demandé de restituer la clef du local syndical et du panneau d'affichage syndical, ainsi que son badge. Par un jugement du 7 février 2019, le tribunal administratif de Paris a rejeté pour irrecevabilité la demande de Mme H... tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de cette décision en tant qu'elle lui interdit d'accéder aux locaux de la DSFP. Mme H... se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 5 février 2020 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté son appel contre ce jugement.

2. Les mesures prises à l'égard d'agents publics qui, compte tenu de leurs effets, ne peuvent être regardées comme leur faisant grief, constituent de simples mesures d'ordre intérieur insusceptibles de recours. Il en va ainsi des mesures qui, tout en modifiant leur affectation ou les tâches qu'ils ont à accomplir, ne portent pas atteinte aux droits et prérogatives qu'ils tiennent de leur statut ou à l'exercice de leurs droits et libertés fondamentaux, ni n'emportent perte de responsabilités ou de rémunération. Le recours contre de telles mesures, à moins qu'elles ne traduisent une discrimination ou une sanction, est irrecevable.

3. Il ressort des énonciations non contestées de l'arrêt attaqué que Mme H... avait la qualité de responsable syndicale au sein de la DSFP et accédait à ce titre au local syndical ainsi qu'au panneau d'affichage syndical. La décision par laquelle le directeur spécialisé des finances publiques a interdit à Mme H... d'accéder aux locaux de la DSFP à compter du 2 août 2017 et lui a demandé de remettre la clef du local syndical et celle du panneau d'affichage syndical porte ainsi atteinte à l'exercice de la liberté syndicale qui est au nombre des droits et libertés fondamentaux. Par suite, elle ne présente pas le caractère d'une mesure d'ordre intérieur mais constitue un acte susceptible de recours. Il résulte de ce qui précède qu'en jugeant que cette décision ne pouvait être regardée comme faisant grief à Mme H... au motif qu'elle était en congé au mois d'août et n'avait ainsi plus vocation à accéder à ces locaux, la cour administrative d'appel de Paris a commis une erreur de droit. Par suite et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, Mme H... est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.

4. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à Mme H..., au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DECIDE :
Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 5 février 2020 est annulé.
Article 2 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Paris.
Article 3 : L'Etat versera à Mme H... une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme G... H... et au ministre de l'économie, des finances et de la relance.
Délibéré à l'issue de la séance du 26 novembre 2021 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. I... F..., M. Frédéric Aladjidi, présidents de chambre; Mme A... N..., M. D... E..., Mme K... B..., M. L... C..., Mme Catherine Fischer-Hirtz, conseillers d'Etat et M. Lionel Ferreira, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.