Introduction
« La résistance est proportionnelle à l’ampleur du changement, et lorsqu’il s’agit de changer la forme traditionnelle de l’autorité, qui a toujours été nationale, elle est plus forte que jamais. » Cette réflexion de Jean Monnet, l’un des pères fondateurs de l’Europe, souligne la rupture profonde que constitue l’intégration européenne dans l’histoire des relations internationales. En dépassant la souveraineté nationale pour créer un espace commun fondé sur des institutions, des normes et une citoyenneté partagée, l’Union européenne incarne une tentative unique de transformation de l’autorité politique au-delà de l’État. Une tentative qui suscite, aujourd’hui encore, tensions, interrogations et admiration.
L’Union européenne est une organisation régionale regroupant 27 États membres, issue d’un processus d’intégration amorcé après 1945. Elle se distingue par son haut degré de supranationalité, avec des institutions autonomes (Commission, Parlement, CJUE), une personnalité juridique internationale, un ordre juridique propre et une citoyenneté européenne. Elle constitue aujourd’hui un ordre juridique et un acteur des relations internationales à part entière, et non simplement une organisation de coopération interétatique. L’intégration européenne est le processus par lequel un certain nombre d’États ont pu choisir de mettre en commun certaines compétences et coordonner leurs politiques publiques au sein d’un cadre institutionnel supranational commun. Ce processus s’est dans un premier temps limité à l’économie avant de prendre une dimension plus politique et institutionnelle et de s’étendre à un nombre croissant d’États.
Postérieurement à la seconde guerre mondiale, plusieurs États européens ont tenté de rechercher une paix durable par l’union économique. Par la déclaration Schuman de 1950 six États européens, la France, la RFA, l’Italie et les pays du Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) choisissent de placer la production de charbon et d’acier sous une autorité commune : la CECA. Ce projet évolue avec la création de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957, par le traité de Rome, qui établit un marché commun et amorce une intégration plus large. Au fil des décennies, le processus d’intégration s’approfondit et s’élargit. Les traités successifs – Acte unique européen de 1986, traité de Maastricht en 1992, traité d’Amsterdam en 1997, traité de Lisbonne en 2007 – renforcent les institutions, étendent les compétences de l’Union et introduisent de nouveaux instruments, comme la monnaie unique, la citoyenneté européenne, ou encore une politique étrangère commune. L’Union se dote également progressivement d’une personnalité juridique internationale, ce qui lui permet d’agir sur la scène internationale. L’intégration européenne se fait ainsi en termes d’élargissement des compétences de l’Union mais également en termes géographiques. D’une communauté sectorielle réunissant six États, l’organisation évolue jusqu’à une Union de 27 États disposant de pouvoirs très étendus. Une telle intégration n’a toutefois pas été entièrement linéaire. L’élargissement à l’Est à partir de 2004, puis les crises (crise de la zone euro, crise migratoire, Brexit, tensions politiques sur l’État de droit) ont mis à l’épreuve ce projet, mais aussi renforcé le caractère singulier du modèle européen, qui doit conjuguer diversité nationale et unité institutionnelle.
Ces éléments conduisent à se demander dans le cadre de la présente dissertation dans quelle mesure l’Union européenne constitue un modèle d’intégration régionale véritablement unique dans les relations internationales et si, malgré les spécificités intrinsèques à la construction européennes, des organisations régionales pourraient posséder des traits communs avec elle ?
Nous verrons ainsi, pour répondre à cette problématique, que l’Union européenne constitue un modèle d’intégration régionale unique, tant par sa structure institutionnelle que par la densité de son ordre juridique et politique (I). Toutefois, ce modèle, aussi singulier soit-il, reste confronté à ses propres limites et ne saurait être universellement transposé, compte tenu des particularités historiques et géopolitiques qui ont permis son émergence (II).
I - Un modèle d’intégration institutionnelle et juridique sans équivalent dans le système international
L’Union européenne est une organisation unique en son genre à bien des égards. L’Union dispose en effet à la fois d’une construction institutionnelle particulièrement poussée et à la grande autonomie (A) et d’une intégration juridique, économique et politique sans pareil sur la scène internationale (B).
A - Une organisation supranationale dotée d’une personnalité juridique propre et de contours institutionnels inédits
L’organisation de l’Union est marquée par une construction institutionnelle complexe, aux pouvoirs et à l’autonomie étendus, sortant de la seule logique de coopération intergouvernementale de la plupart des organisations internationales (1). L’Union dispose par ailleurs de la personnalité juridique internationale, permettant à l’organisation, par le biais de ses institutions, de négocier des accords avec des États tiers, d’être membre d’organisations internationales ou de participer à des sommets internationaux (2).
1 - Une construction institutionnelle supranationale inédite
L’Union européenne se distingue des autres organisations internationales par son architecture institutionnelle supranationale, qui rompt avec la logique purement intergouvernementale caractéristique du droit international classique. Elle dispose de structures propres, dotées de compétences normatives, exécutives et juridictionnelles, qui agissent non seulement entre États, mais directement vis-à-vis des citoyens européens. Les organisations internationales ont couramment une traité constitutif, intervenant comme une sorte de « constitution » de l’organisation, ainsi que des organes propres. Toutefois, les institutions de l’Union se distinguent très nettement des organes d’une organisation internationale « classique » par l’étendue de leurs pouvoirs ainsi que par leur structure.
Les institutions de l’Union ont un pouvoir normatif et juridictionnel inédit. Le droit de l’Union intervient en effet dans des domaines très étendus et bénéficie d’une primauté sur le droit interne des États. D’un point de vue institutionnel, la Commission européenne, organe exécutif et moteur de l’intégration, est détentrice de l’initiative législative en droit de l’Union. Cela lui confère un rôle politique tout à fait déterminant. Le Parlement européen, élu au suffrage universel direct depuis 1979, exerce une fonction législative conjointe avec le Conseil de l’Union européenne et dispose de pouvoirs budgétaires et de contrôle renforcés. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), garante de l’interprétation uniforme du droit de l’Union, peut condamner les États membres en cas de violation du droit de l’Union et garantit la primauté et l’effet direct des normes de l’Union. L’étendue des pouvoirs de la CJUE ainsi que sa structure organisationnelle et son indépendance est sans pareil. Aucune organisation internationale ne possède un organe juridictionnel aussi poussé en droit international.
Cette organisation institutionnelle confère à l’Union une capacité décisionnelle autonome, qui dépasse le simple cadre d’une coopération entre gouvernements. À travers ce système, l’Union a développé un ordre juridique propre, intégré dans les ordres nationaux, caractérisé par son efficacité et son autorité, ce qui la rapproche d’un modèle quasi-fédéral, sans pour autant constituer un État fédéral en tant que tel. Outre ses compétences internes, l’Union européenne possède des compétences externes et la capacité d’entrer en relation avec des États de manière autonome et est dotée de la personnalité juridique internationale. *
2 - La reconnaissance d’une personnalité juridique internationale
Depuis le traité de Lisbonne, signé en 2007 et entré en vigueur en 2009, le Traité sur l’Union européenne (TUE) prévoit explicitement en son article 47 que l’Union dispose de la personnalité juridique internationale. Cette disposition lui permet d’agir en tant que sujet de droit international à part entière. Elle peut dès lors conclure des traités internationaux, être membre d’organisations internationales, ester en justice devant des juridictions internationales, et déployer un service diplomatique unifié. L’Union participe ainsi directement à des sommets internationaux, comme les COP, en tant que partie à la CCNUCC, et est par exemple membre à part entière de l’OMC. Elle mène également une action extérieure propre notamment via le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) et son haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui est le chef de la diplomatie européenne et est en charge de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Ce poste est actuellement occupé par l’estonienne Kaja Kallas.
La compétence externe de l’Union est une manifestation directe de sa personnalité juridique. Cette compétence peut être exclusive dans certains domaines qui relèvent de la compétence exclusive de l’Union en vertu des traités, comme la politique commerciale commune, ou partagée avec les États membres, comme en matière d’environnement ou de coopération au développement. L’Union est ainsi capable de parler d’une seule voix sur la scène internationale, notamment dans les négociations commerciales, climatiques ou sanitaires. Il convient de noter sur ce point que la doctrine conférait très largement à l’Union une personnalité juridique internationale avant 2009 puisque l’organisation avait déjà conclu des accords avec des États tiers de manière autonome. L’article 47 de l’Union vient ancrer dans le droit cet état de fait pour donner à l’Union ce caractère de manière incontestable. Cette capacité d’agir de manière autonome dans l’ordre international distingue l’Union de toutes les autres organisations régionales, qui, en l’absence de personnalité juridique ou de compétence propre, n’existent qu’à travers la volonté ponctuelle de leurs États membres. En ce sens, l’Union européenne constitue un acteur juridique et diplomatique original, à la fois construction régionale interétatique et sujet de droit international, ce qui conforte son caractère tout à fait unique sur la scène internationale.
B - Une intégration économique, normative et civique très avancée
L’intégration européenne est très avancée à plusieurs égards. Tout d’abord, l’Union dispose d’un ordre juridique autonome s’imposant aux États et dont la mise en œuvre est contrôlée par une Cour de justice indépendante (1). Ensuite, l’Union ne se limite pas à une coopération technique ou sectorielle, mais constitue un véritable espace régional intégré, reposant sur le libre circulation des personnes et la conduite de politiques communes dans des domaines variés (2).
1 - L’existence d’un ordre juridique européen intégré et contraignant
L’Union européenne se distingue de toutes les autres formes d’intégration régionale par la nature juridique de son ordre normatif. Contrairement aux accords classiques de coopération interétatique, le droit de l’Union européenne constitue un ordre juridique autonome, intégré dans les systèmes nationaux des États membres, avec des normes contraignantes et directement applicables. Deux principes de droit de l’Union marquent en effet particulièrement cette spécificité de l’ordre juridique européen : l’effet direct du droit de l’Union et la primauté du droit de l’Union. L’effet direct signifie que le droit de l’Union est directement applicable et peut être invoqué sans nécessiter une transposition en droit interne. La primauté du droit de l’Union signifie que celui-ci prévaut sur le droit interne des États. Les lois ordinaires doivent par conséquent s’y conformer.
La jurisprudence de la CJUE a été déterminante dans cette évolution. L’arrêt Van Gend en Loos du 5 février 1963 a reconnu l’effet direct du droit communautaire, permettant aux citoyens d’invoquer directement les normes européennes devant les juridictions nationales. Dans l’arrêt Costa c. ENEL du 15 juillet 1964, la CJUE a par ailleurs affirmé la primauté du droit de l’Union sur les droits internes, y compris sur les normes constitutionnelles. Ce principe garantit l’uniformité d’application du droit de l’Union dans tous les États membres.
Le droit de l’Union est constitué du droit primaire, contenu dans les traités (TUE et TFUE notamment), qui a été institué par les États, ainsi que du droit dérivé qui est produit par des institutions européennes selon une procédure législative complexe impliquant la Commission, le Parlement et le Conseil. Il comprend des règlements directement applicables, des directives contraignantes, ainsi qu’un abondant corpus de jurisprudence émanant de la CJUE. L’Union dispose de mécanismes de sanction à l’égard des États qui manquent à leurs obligations et peut saisir la CJUE en cas de manquement, aux termes de l’article 258 TFUE, renforçant ainsi la force obligatoire de son droit. Un État violant les valeurs prévues à l’article 2 TUE peut également être sanctionné au titre de l’article 7 TUE. Une telle procédure avait par exemple été mise en place contre la Pologne et la Hongrie en 2021 pour non-respect de l’État de droit, avec un retentissement médiatique très important. Aucun autre espace régional, qu’il s’agisse du MERCOSUR, de l’ASEAN, de l’ACEUM (ancienne ALENA), ou même de l’Union africaine, ne dispose d’un tel système juridique intégré, hiérarchisé, d’un pouvoir normatif autonome si important, doté d’une juridiction autonome et garante de l’uniformité et du respect du droit.
2 - Un espace régional commun au-delà d’une seule organisation économique et politique
L’Union européenne a institué une citoyenneté supranationale, en complément des citoyennetés nationales, conférant aux ressortissants des États membres des droits politiques, sociaux et judiciaires spécifiques. Cette citoyenneté a été introduite par le traité de Maastricht, adopté en 1992 et renforcée par les traités ultérieurs. La citoyenneté européenne donne à tout citoyen de l’Union le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, en vertu de l’article 21 TFUE. Tout citoyen de l’Union a également le droit de voter et d’être élu aux élections municipales et européennes dans l’État de résidence ainsi que de saisir la Médiatrice européenne et la CJUE pour faire valoir ses droits.
L’Union a par ailleurs instauré des politiques communes sectorielles, allant de la politique agricole commune (PAC) à la politique de cohésion, en passant par des politiques en matière d’environnement, de protection des consommateurs, de concurrence ou de recherche. L’espace de libre circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux – renforcé par l’espace Schengen – traduit cette volonté d’aller au-delà du simple marché commun pour construire un espace intégré, reposant sur des valeurs et des règles communes. L’adoption de l’euro par 20 États membres a qui plus est donné naissance à une union monétaire unique dans le monde, fondée sur une banque centrale indépendante, une politique monétaire commune et des règles de gouvernance budgétaire. Si des tensions subsistent, notamment en matière de coordination fiscale ou sociale, l’existence d’une monnaie partagée constitue une manifestation emblématique de l’intégration européenne.
Dans son ensemble, l’Union européenne offre ainsi un espace économique, juridique et civique d’une densité inégalée, qui dépasse très largement les formes d’intégration régionales existantes ailleurs dans le monde, bien que ce modèle d’intégration garde des lacunes, notamment dans le domaine de la sécurité.
II - Un modèle de construction régionale unique à l’intégration toutefois imparfaite
L’Union européenne est une construction complexe, disposant d’une intégration très poussée dans de nombreux domaines. Toutefois, celle-ci fait face à des désaccords entre États et à une difficulté à coordonner sa politique dans certains domaines stratégiques, comme la défense ou la fiscalité (A). En tout état de cause, bien qu’il soit un modèle imparfait, l’Union reste unique en son genre tant dans sa construction institutionnelle que dans l’étendue de son intégration. Toutefois, elle ne constitue pas une construction véritablement reproductible ni nécessairement un modèle à reproduire tant celle-ci est le fruit des spécificités culturelles, géographiques, politiques, historiques et économiques de la région (B).
A - Une intégration incomplète, non exempte de tensions entre États
L’Union européenne est un modèle d’intégration imparfait souffrant d’une montée croissante des nationalismes et des mouvements anti-européens dans de nombreux États membres (2) et de désaccords entre États bloquant l’adoption de politiques ainsi que d’une difficulté à mener une action extérieure véritablement crédible en l’absence de politique de défense intégrée (1).
1 - Une Union disposant de compétences limitées dans des domaines stratégiques
Malgré son haut degré d’intégration, l’Union européenne n’est pas un État fédéral et reste inachevée dans plusieurs domaines clés, rendant difficile la souveraineté européenne. En matière de politique étrangère, de défense, de fiscalité ou de politique sociale, les compétences de l’Union restent limitées ou partagées avec les États membres, qui conservent une large marge de manœuvre.
La Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), par exemple, repose sur une logique intergouvernementale et sur l’unanimité au sein du Conseil européen, ce qui freine l’adoption de positions communes fortes. Cela a été particulièrement visible dans la gestion des crises en Libye, en Syrie, ou encore dans la réponse aux actions militaires menées par Israël à Gaza et au Liban. La guerre en Ukraine a certes renforcé la coordination entre États membres, mais l’Union ne dispose toujours pas d’une véritable politique de défense commune, malgré la mise en place d’une boussole stratégique en 2022 et la montée en puissance de la Coopération structurée permanente (CSP ou PESCO). L’Union a apporté une aide financière et logistique à l’Ukraine, toutefois, l’aide militaire apportée au pays dépend très largement du bon vouloir de chaque État et de leur armement disponible en l’absence de réelle mise en commun de leurs moyens de défense.
De même, l’absence d’harmonisation fiscale limite la capacité de l’Union à mener une politique économique cohérente. Certains États comme la république d’Irlande ont une fiscalité extrêmement basse sur les entreprises et bloquent tout projet à l’échelle de l’Union, les politiques fiscales étant votées à l’unanimité. Le pays a ainsi bloqué des projets de taxation européenne des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) car il accueille le siège social de nombreuses grandes entreprises américaines. La zone euro, bien qu’elle repose sur une politique monétaire unifiée via la BCE, souffre également de déséquilibres structurels persistants, notamment entre Nord et Sud de l’Europe, en raison de politiques budgétaires nationales hétérogènes. Ces lacunes dans l’approfondissement de l’intégration révèlent les résistances persistantes à toute forme de centralisation dans des domaines perçus comme relevant du cœur de la souveraineté étatique. Elles limitent la portée du modèle européen et fragilisent sa cohérence globale.
2 - La montée des nationalismes comme source de crise d’une identité européenne commune
L’Union européenne fait également face à une montée des contestations internes, qui traduisent un repli souverainiste et identitaire dans plusieurs États membres. Le Brexit a ainsi constitué un tournant historique, remettant en cause l’irréversibilité du processus d’intégration et illustrant les tensions entre identité nationale et projet européen. La sortie du Royaume-Uni a révélé que l’adhésion à l’Union peut être réversible, ce qui relativise la stabilité de son modèle. Dans d’autres États, les forces eurosceptiques ont gagné en influence. En Hongrie ou en Pologne, des tensions récurrentes opposent les gouvernements nationaux aux institutions européennes sur des questions liées à l’État de droit, à la séparation des pouvoirs ou à l’indépendance de la justice. Ces conflits remettent en cause l’unité des valeurs fondatrices de l’Union et illustrent les limites de sa capacité à imposer une discipline commune à tous ses membres.
De manière plus générale, le sentiment de distance entre les institutions européennes et les citoyens alimente la défiance à l’égard du projet européen. Le déficit démocratique perçu, le fonctionnement technocratique des institutions, ou encore l’impact de certaines politiques européennes sur les souverainetés nationales nourrissent un climat de méfiance ou d’indifférence dans une partie de l’opinion publique. Ainsi, malgré sa singularité institutionnelle, le modèle européen est traversé par des tensions politiques profondes qui entravent son approfondissement et interrogent sa durabilité. Cette instabilité interne fragilise la prétention de l’Union à incarner un modèle pleinement achevé et cohérent. Malgré ces tensions, l’Union européenne n’en reste pas moins un modèle unique en son genre au niveau d’intégration tout à fait remarquable. Elle dispose de spécificités régionales fortes rendant son modèle difficile à transposer ailleurs dans le monde.
B - Un modèle unique, intransposable dans d’autres contextes régionaux
L’Union européenne est une organisation unique ayant eu une trajectoire d’intégration particulière résultant du contexte historique, politique et géographique dans lequel elle s’est mise en place (1). En cela, elle ne constitue pas un modèle reproductible, aucune organisation n’ayant d’ailleurs de système d’intégration juridique, politique et institutionnel aussi poussé, bien que des modèles d’intégration régionale poussée pourraient tout à fait voir le jour avec leurs propres spécificités géographiques, institutionnelles et culturelles ainsi que leurs objectifs propres (2).
1 - Une organisation disposant d’une trajectoire historique et géopolitique singulière
L’Union européenne s’est construite dans un contexte historique unique, qui explique en partie la profondeur de son intégration. Elle est le fruit d’une volonté politique de réconciliation après les ravages de deux guerres mondiales, portée par une génération de dirigeants animés par un objectif commun de paix, de stabilité et de prospérité. Cette volonté a bénéficié d’un climat international favorable, marqué par le soutien stratégique des États-Unis dans le cadre de la guerre froide. Cette dynamique s’est appuyée à l’origine sur une relative homogénéité politique, juridique et économique entre les États fondateurs, peu nombreux, majoritairement occidentaux, libéraux et industrialisés, ce qui a facilité l’adoption de normes communes et l’acceptation de transferts de souveraineté. La culture juridique de droit civil romano-germanique dominante dans de nombreux États membres a également permis une meilleure convergence normative. L’intégration européenne s’est ensuite faite progressivement, par des transferts de compétences successifs, la jurisprudence de la CJUE et l’inclusion d’un nombre croissant d’États européens.
Or, peu d’autres régions du monde réunissent ces conditions. Dans les espaces d’intégration comme l’Afrique, l’Asie ou l’Amérique latine, les États sont confrontés à des hétérogénéités marquées telles que le niveau de développement des États, la nature des régimes politiques ou encore l’instabilité institutionnelle qui rendent plus difficile toute harmonisation profonde. De plus, les dynamiques postcoloniales, les rivalités géopolitiques régionales ou les asymétries économiques structurelles entravent l’émergence d’un projet d’intégration d’ampleur comparable à celui de l’UE. L’Union européenne apparaît ainsi comme un modèle unique dont la singularité est notamment le produit d’un alignement de circonstances particulières, difficilement reproductibles dans d’autres régions du globe. Les autres modèles d’intégration se sont ainsi fondés sur des logiques totalement différentes d’intégration moins poussée et davantage axées sur la coopération économique.
2 - Des modèles d’intégration régionale fondés des logiques de coopération sectorielle plus limitée
De nombreuses tentatives d’intégration régionale ont vu le jour dans le monde à l’instar de l’ASEAN, du MERCOSUR, de l’Union africaine, du Conseil de coopération du Golfe ou encore de ACEUMC. Toutefois, ceux-ci reposent bien souvent sur des logiques intergouvernementales, fondées sur la coopération ponctuelle entre États plutôt que sur une structure institutionnelle intégrée.
L’ASEAN, à titre d’exemple, a réussi à instaurer une zone de libre-échange relativement dynamique, mais elle reste fondée sur le principe de non-ingérence et de consensus, ce qui empêche toute supranationalité. Le MERCOSUR, bien qu’inspiré en partie du modèle européen, souffre d’instabilités politiques récurrentes et d’un faible degré de coordination juridique. L’Union africaine, dispose d’une ambition politique forte et a par exemple institué une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), qui est une juridiction régionale destinée à mettre en œuvre la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Toutefois, les mécanismes d’intégration normatifs, économiques et institutionnels sont plus limités que ceux de l’Union.
D’autres organisations existent également en Europe comme le Conseil de l’Europe, qui dispose d’une Cour, la Cour européenne des droits de l’homme, chargée de mettre en œuvre la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ou encore l’Association européenne de libre-échange. Toutefois, ces organisations n’ont jamais franchi le seuil de l’intégration politique et ne sont pas véritablement construites de manière à tendre vers ce niveau d’intégration. Ces expériences sont révélatrices du fait que la plupart des modèles régionaux privilégient la souveraineté étatique, refusant toute délégation de compétence contraignante à des institutions communes. Cela traduit la difficulté à faire émerger un modèle d’union politique et juridique comparable à l’Union européenne, en l’absence de consensus sur l’abandon partiel de la souveraineté nationale.
Cela ne signifie pas pour autant qu’un haut niveau d’intégration régionale est inenvisageable ailleurs dans le monde. Si l’Union européenne reste un cas unique, il est tout à fait possible de concevoir d’autres formes d’intégration poussée, adaptées à des contextes spécifiques, avec des structures institutionnelles, des finalités politiques ou des formes de gouvernance différentes. Par exemple, face à des menaces existentielles comme la montée du niveau des océans, un regroupement régional d’États insulaires du Pacifique pourrait envisager un modèle de coopération très intégré, fondé sur la solidarité, la mutualisation des ressources et de leurs territoires et la coordination des politiques migratoires et environnementales. Ce type d’intégration ne reproduirait pas nécessairement le modèle européen, mais traduirait une réponse collective à des enjeux vitaux, reposant sur une logique de résilience régionale. La singularité de l’Union européenne ne réside donc pas dans l’idée même d’intégration avancée, mais dans la forme particulière qu’elle a prise dans un cadre européen déterminé. Ainsi, si l’Union européenne peut servir de source d’inspiration ponctuelle, elle est une organisation unique en son genre et ne constitue pas un modèle reproductible à l’identique. Son originalité en fait un cas d’école, pouvant potentiellement servir de source d’inspiration pour des constructions régionales intégrées mais elle n’est pas destinée à être un paradigme universel reproductible.
