Présentation de l’exercice
Sont ici qualifiées de « sources directes » du droit, les sources directement créatrices de droit, notamment en raison de l’entité ayant édicté la norme. Cette présentation n’est pas unanimement reprise en doctrine, qui distingue parfois entre normes supra et infra législatives, entre sources formelles et informelles, entre source internes et internationales… Comme le résument les professeurs Molfessis et Terré, « on aimerait pouvoir classer [les sources du droit], c’est si rassurant. Notre ordre juridique ne s’y prête cependant plus. La hiérarchie des normes est inapte à rendre de l’éclatement des sources. Partir de la loi, pour regarder au-dessus ou en dessous, serait regarder notre univers juridique à partir d’une grille de lecture obsolète, d’un temps qui n’est plus. Distinguer les sources internes des sources internationales serait négliger le fait que celles-ci sont parfois imbriquées aussi dans celles-là, et que les ordres s’interpénètrent. Faire le départ entre les sources écrites et les autres, serait se donner bien du mal pour un résultat sans intérêt, tant on ne voit guère ce que l’on pourrait espérer du critère » (N. Molfessis et F. Terré, Introduction générale au droit, Précis Dalloz, 15e éd., 2023, p. 411, n° 294).
Seront donc présentés trois cas pratiques, portant sur quelques-unes de ces « sources directes » du droit. Pour les résoudre, vous pourrez vous référer à la fiche méthodologique n° 1 relative au syllogisme.
Cas pratique n° 1 : Les traités internationaux
Énoncé
Le 18 juin 2021, la France et l’Italie ont signé le Traité de coopération pour la protection de la biodiversité alpine (TCPBA). L’article 5 de ce traité stipule notamment : « Les Parties contractantes s’engagent à prendre toutes mesures nécessaires pour protéger et restaurer les habitats naturels de la zone alpine, en veillant à maintenir la diversité biologique. Les citoyens des Parties peuvent bénéficier de ces engagements ». Le traité a été ratifié par les deux États en décembre 2021 et publié au Journal officiel de la République française le 3 février 2022.
En février 2024, Jean, agriculteur bio dans la vallée de la Maurienne, constate que les eaux de la rivière irriguant ses cultures sont gravement polluées par des rejets industriels italiens. Les poissons y meurent et ses cultures dépérissent.
Jean affirme avoir alerté à plusieurs reprises les autorités françaises, mais celles-ci n’ont pris aucune mesure pour protéger la rivière ou engager des discussions avec l’Italie. S’appuyant sur l’article 5 du TCPBA, il saisit le tribunal administratif pour engager la responsabilité de l’État français, en demandant réparation du préjudice subi. L’agent de l’État rétorque que ce traité n’est pas d’application directe et que seul le gouvernement peut décider des mesures à prendre.
a) Le TCPBA fait-il partie du droit positif français ?
b) Le TCPBA est-il d’effet direct en l’espèce ? Quels indices permettent de le déterminer ? Quelles sont les chances de succès de Jean ?
Corrigé
Un traité bilatéral franco-italien relatif à la protection de la biodiversité dans les Alpes est signé le 18 juin 2021. S’appuyant sur une stipulation du traité, un agriculteur souhaite engager la responsabilité de l’État français en réparation du préjudice subi du fait de la pollution d’une rivière jouxtant ses cultures par les industries italiennes. L’agriculteur s’interroge : le traité fait-il partie du droit positif français ? Le traité est-il d’effet direct en l’espèce ? Et quelles seraient alors ses chances de succès ?
Il s’agira, dans un premier temps, de rappeler les conditions à réunir pour intégrer un traité en droit interne français (1), puis dans un second temps de déterminer si Jean pouvait invoquer directement le traité et quelles sont, conséquemment, ses chances de succès (2).
a - Les conditions d’intégration d’un traité international en droit interne français
La première question est de savoir si le traité franco-italien signé en 2021 est invocable ou non devant le juge français.
En droit, la question de l’application des traités internationaux en droit interne est réglée par la Constitution.
Une fois le traité, il doit d’abord être ratifié pour prendre effet, comme le précise le deuxième alinéa de l’article 53 de la Constitution. Cette ratification peut être le fait du président de la République (art. 52 Const. : « Le Président de la République négocie et ratifie les traités ») ou du Parlement. En effet, certains traités, dont le domaine est précisé par l’alinéa 1er de l’article 53 de la Constitution « ne peuvent être ratifiés qu’en vertu d’une loi ». C’est notamment le cas des traités modifiant des dispositions de nature législative.
L’article 55 de la Constitution précise les deux autres conditions d’invocabilité d’un traité. Il doit d’abord être publié. En effet, les traités ont, « dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois ». Enfin, le traité doit répondre à une condition de réciprocité : le traité doit être appliqué « sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie ». Le gouvernement est donc en droit de dénoncer ou de suspendre l’application d’un traité. L’appréciation de cette dénonciation diffère selon que le traité est invoqué devant les juridictions judiciaires ou administratives. La Cour de cassation considère qu’il ne revient pas au juge judiciaire de se substituer au gouvernement pour apprécier la condition de réciprocité (Cass., Civ. 1re, 6 mars 1984, Bull. civ. n° 85). À l’inverse, le Conseil d’État se considère compétent pour apprécier une telle condition, et ce sur le fondement de la séparation des pouvoirs entre exécutif et judiciaire, et donc sur le fondement du principe d’indépendance des juges (CE, 9 juill. 2010, n° 317747).
En l’espèce, le traité franco-italien a été signé le 18 juin 2021.
L’énoncé précise que le traité « a été ratifié par les deux États en décembre 2021 ». Il n’est pas fait état de l’autorité ayant ratifié le traité (Président de la République ou Parlement). Il faudra donc vérifier, en fonction du contenu du traité, que la ratification a été réalisée par la bonne autorité. Sous réserve de cette vérification, la première condition est donc remplie.
L’énoncé précise ensuite que le traité a été publié au Journal Officiel de la République française le 3 février 2022. Cette condition n’appelle pas à davantage de précision et doit être considérée comme remplie.
En revanche, l’énoncé ne dit rien de la condition de réciprocité. Rien n’est dit d’une hypothétique dénonciation de l’application du traité par le gouvernement. Cependant, l’action de Jean est une action devant le juge administratif, qui n’est pas tenu par une éventuelle dénonciation du traité par l’exécutif. Il faut donc vérifier si des indices vont dans le sens d’une inapplication du traité par les autorités italiennes. Or, rien n’est dit dans l’énoncé,
si ce n’est le reversement de polluants dans une rivière par des industriels italiens. Le juge administratif devrait donc trancher en faveur de l’existence d’une réciprocité dans l’application du traité.
En conclusion, le traité fait bien partie du droit positif français.
b - L’invocabilité du traité international
La seconde question est celle de l’invocabilité du traité bilatéral dans le cadre d’une action de Jean contre l’État français.
En droit, même intégré en droit interne, un traité n’est pas toujours invocable par un particulier : il doit avoir un effet direct, ou être d’application directe. En l’absence d’effet direct, le traité sera considéré comme ne liant que les États contractants entre eux. Cette notion d’effet direct est interprétée par les tribunaux français. Le Conseil d’État considère qu’un traité possède des dispositions d’effet direct « lorsque, eu égard à l’intention exprimée des parties et à l’économie générale du traité invoqué, ainsi qu’à son contenu et à ses termes, elle n’a pas pour objet exclusif de régir les relations entre États et ne requiert l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers » (CE, 11 avr. 2012, n° 322326, GISTI, Fédération des associations pour la promotion et l’insertion par le logement).
En d’autres, pour être d’effet direct, un traité doit remplir deux conditions.
D’une part, le traité doit avoir vocation à régir des relations entre les particuliers, et non seulement les relations entre États contractants.
D’autre part, le traité doit contenir des dispositions immédiatement applicables, c’est-à-dire que les obligations contenues dans le traité doivent être suffisamment claires et précises pour être appliquées telles quelles, sans nécessiter de règles interprétatives de la part du législateur ou de l’exécutif.
En l’espèce, l’énoncé nous donne la stipulation littérale sur laquelle Jean souhaite se fonder pour agir contre l’État français.
S’agissant de la condition tenant aux relations visées par le traité, l’article 5 du TCPBA est clair : « Les citoyens des Parties peuvent bénéficier de ces engagements ». Le traité a donc vocation à régir les relations particulières, et non uniquement les relations entre les États contractants.
S’agissant de la condition de la clarté et de la précision des obligations contenues dans le traité, l’article 5 du TCPBA indique que les États « s’engagent à prendre toutes mesures nécessaires pour protéger et restaurer les habitats naturels de la zone alpine, en veillant à maintenir la diversité biologique ». La formulation peut sembler assez générale, car elle ne précise pas quelles sont les « mesures nécessaires » qui doivent être prises par les États signataires. Dans le même temps, la formulation enjoint les États à prendre des mesures concrètes de mise en œuvre des objectifs du traité.
L’interprétation sera ici laissée au juge administratif. Si ce dernier considère que la formulation de l’article 5 du TCPBA est trop programmatique, le traité n’aura pas d’effet direct et Jean ne pourra pas l’invoquer dans le cadre de son action en responsabilité contre l’État français. Si le juge apprécie la formulation comme suffisamment claire et précise, alors Jean pourra tenter d’engager la responsabilité de l’État français sur ce fondement.
En conclusion, les chances de succès de Jean semblent assez minces, en raison du caractère général de la formulation.
Cas pratique n° 2 : La loi et le règlement
Énoncé
Le 15 mars 2025, le gouvernement adopte une ordonnance réformant le droit des contrats spéciaux. L’article 12 de cette ordonnance prévoit notamment que « Le bailleur est tenu de remplacer, à ses frais, tout appareil électroménager fourni avec le logement, dès qu’il devient inutilisable, quelle qu’en soit la cause ». L’ordonnance entre en vigueur le 1er juin 2025, mais n’a pas encore été ratifiée par le Parlement.
Le 15 juillet 2025, Madame Sottois loue à bail à Mesdames Sembo et Truard un appartement dans la banlieue grenobloise. Le logement est loué meublé et comprend entre autres un réfrigérateur. En septembre 2025, le réfrigérateur tombe en panne. Les deux preneuses demandent à la propriétaire de le remplacer, en se fondant sur l’article 12 de l’ordonnance de 2021. Madame Sottois refuse : l’ordonnance n’a pas été ratifiée, elle est donc caduque !
a ) Quelle est la valeur juridique d’une ordonnance litigieuse ?
b ) La thèse de la propriétaire, selon laquelle l’absence de ratification d’une telle ordonnance par le Parlement entraîne sa caducité, est-elle convaincante ?
c ) La solution serait-elle la même si, au moment où le juge statue, l’ordonnance vient à être ratifiée ?
Corrigé
Un couple de locataires souhaite que leur propriétaire remplace leur réfrigérateur défaillant. Il se fonde pour cela sur une ordonnance entrée en vigueur avant la conclusion de leur bail d’habitation. La propriétaire refuse en opposant la caducité de l’ordonnance litigieuse, en l’absence de ratification.
Plusieurs questions doivent être posées pour déterminer si les locataires pourront invoquer l’ordonnance et forcer la propriétaire à réparer l’appareil électroménager. Tout d’abord, quelle est la valeur de l’ordonnance litigieuse ? La thèse de la propriétaire, selon laquelle l’absence de ratification d’une telle ordonnance par le Parlement entraîne sa caducité, est-elle convaincante ? Enfin, la solution serait-elle la même si, au moment où le juge statue, l’ordonnance vient à être ratifiée ?
Il sera d’abord question de clarifier la nature de l’ordonnance de 2025 (1), puis de préciser les conséquences de la non-ratification de l’ordonnance quant à l’action des deux locataires (2), pour ensuite s’interroger sur la portée d’une ratification en cours de procès (3).
a - La valeur juridique de l’ordonnance de 2025
Quelle est la valeur de l’ordonnance prise le 15 mars 2025 par le gouvernement ?
En droit, l’article 38 de la Constitution permet au gouvernement de demander au Parlement l’autorisation de prendre par ordonnances des mesures qui relèvent d’ordinaire du domaine législatif (comp. art. 34 et 37 Const.). L’habilitation donnée doit ainsi être précise, aussi bien dans son champ temporel que matériel.
Une fois l’ordonnance adoptée, l’ordonnance entre en vigueur (art. 38, al. 2) mais doit être ratifiée par le Parlement. Cependant, entre le dépôt pour ratification et la ratification à proprement parler, l’ordonnance se voit accorder une valeur réglementaire, et ce, même si elle porte sur une matière législative (CE, 3 nov. 1961 ; Cons. const., 23 janv. 1987). Ce n’est qu’après la ratification par le Parlement que l’ordonnance acquerra valeur législative.
En l’espèce, il est indiqué que l’ordonnance est bien entrée en vigueur le 1er juin 2025. Elle n’est pas encore ratifiée. Cela signifie donc qu’un projet de ratification a été déposé et est dans l’attente d’un vote devant le Parlement.
En conclusion, l’ordonnance litigieuse a une valeur règlementaire.
b - Les conséquences de l’absence de ratification de l’ordonnance de 2025
Quelles sont les conséquences de l’absence de ratification pour l’ordonnance litigieuse de 2025 ?
En droit, le gouvernement peut être habilité à prendre certaines ordonnances en vertu de l’article 38 de la Constitution. L’alinéa 2 de cet article précise que les ordonnances « deviennent caduques si le projet de loi de ratification n'est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d'habilitation ». Par ailleurs, de telles ordonnances « ne peuvent être ratifiées que de manière expresse ». Cela signifie donc qu’il est nécessaire de déterminer le délai fixé par la loi d’habilitation pour savoir si l’ordonnance est ou non caduque.
Si le délai fixé par la loi d’habilitation pour ratifier l’ordonnance est dépassé, alors l’ordonnance doit être considérée comme caduque.
Si le délai fixé par la loi d’habilitation pour ratifier l’ordonnance n’est pas dépassé, alors l’ordonnance n’est pas – encore – caduque et a vocation à être invoquée lors des litiges entre particuliers. Il faut également noter que l’ordonnance a une valeur règlementaire jusqu’à la ratification, ce qui laisse la porte ouverte à un recours devant le juge administratif : si l’ordonnance est annulée ou abrogée avant le jugement, le juge ne devra plus en tenir compte.
En l’espèce, l’ordonnance a été prise le 15 mars 2025 et est entrée en vigueur le 1er juin 2025. À titre liminaire, il faut préciser qu’il n’existe aucun problème d’application de la loi dans le temps, car le bail a été conclu en juillet 2025, soit postérieurement à l’entrée en vigueur de l’ordonnance. L’ordonnance faisait partie du droit positif, les locataires peuvent l’invoquer pour forcer la propriétaire à réparer ou remplacer le réfrigérateur.
L’ordonnance n’a pas encore été ratifiée, ce qui signifie qu’elle a, à ce stade de sa vie juridique, une valeur réglementaire. Dit autrement, l’ordonnance est donc directement applicable, mais elle a une valeur juridique infra-législative ce qui laisse peser le risque d’une annulation par le juge administratif.
L’absence de ratification de l’ordonnance ne pourra entraîner la caducité de l’ordonnance qu’à la condition que le délai fixé dans la loi d’habilitation soit dépassé. Or, rien n’est dit dans l’énoncé de ce délai.
La propriétaire sera tenue de réparer ou de remplacer par le réfrigérateur, car l’obligation est due « quelle qu’en soit la cause ». Elle pourra éventuellement tenter d’avancer l’argument selon lequel le délai pour ratifier le projet est dépassé ou espérer que le projet de loi de ratification soit rejeté par le Parlement.
En conclusion, le juge devra appliquer l’article 12 de l’ordonnance et ordonner l’exécution de son obligation par la propriétaire.
c - Les conséquences d’une éventuelle ratification postérieure
La ratification postérieure de l’ordonnance change-t-elle la solution précédemment posée ?
En droit, l’article 38 de la Constitution précise le régime des ordonnances prises par le gouvernement habilité à légiférer par le Parlement. La ratification de l’ordonnance promulguée a pour seul effet de lui conférer valeur législative, et ce de manière rétroactive : l’ordonnance est réputée avoir eu valeur législative dès son entrée en vigueur. La seule limite est la ratification intervenant après le délai, ce qui ne semble pas pouvoir être le cas car le Parlement n’aurait alors pas d’autre choix que de rejeter la demande de ratification.
En l’espèce, si une ratification intervient durant l’action portée par les locataires, la solution précédemment posée ne change pas. L’obligation prévue à l’article 12 de l’ordonnance fait toujours partie du droit positif et peut donc être appliquée par le juge à l’encontre de la propriétaire. La seule différence est que l’ordonnance aura désormais valeur législative, ce qui la rend moins sujette à d’éventuelles annulations.
En conclusion, la ratification postérieure n’entraîne aucune conséquence négative dans le cadre du présent litige.
Cas pratique n° 3 : L’usage et la coutume
Énoncé
M. Pénamet père, gérant de l’entreprise Grokado, verse chaque année une prime de Noël à sa quinzaine d’employés d’une valeur d’environ 600 €, et ce depuis 1974. En effet, ce versement se fondait à l’origine sur une loi n° 25-23 du 16 septembre 1974, qui proposait un barème précis de calcul de la prime. M. Pénamet père avait donc reconduit le versement, en ajustant chaque année le barème. Cette loi a cependant été abrogée « en catimini » par une autre loi n° 84-85 du 1er juin 2009.
Début 2025, l’entreprise familiale est reprise par M. Pénamet fils. Celui-ci est averti par son service juridique de l’abrogation de la loi de 1974. Non mécontent de faire quelques économies après une année difficile, M. Pénamet fils fait savoir en novembre 2025 ses salariés que pour l’année 2025, il ne verserait aucune prime de Noël. Les salariés protestent et souhaitent agir devant le juge. M. Pénamet fils n’en démord pas et estime qu’en l’absence d’obligation légale, il est en droit d’arrêter le versement des primes.
a ) Sur quel fondement les salariés peuvent-ils agir ?
b ) Quelles sont leurs chances de succès ?
Corrigé
Les salariés d’une entreprise souhaitent agir contre la décision de leur employeur de supprimer une prime de Noël versée depuis plus de 50 ans. L’employeur considère qu’en l’absence d’obligation légale, il n’est pas tenu à un tel versement.
Sur quel fondement les salariés peuvent-ils agir pour préserver le versement de la prime ? Quelles sont leurs chances de succès ou, dit autrement, quelles sont les conditions pour qu’une telle action aboutisse ? La solution aurait-elle été la même si le versement ne s’était pas fondée sur une loi antérieure ?
Pour répondre à ces différentes interrogations, il est nécessaire de qualifier le fondement de la demande des salariés (1), puis d’évaluer les conditions d’une telle demande (2).
a - Le fondement juridique de la demande
Sur quelle règle les salariés peuvent-ils fonder leur demande de versement de la prime de Noël ?
En droit, le droit vient est, par principe, toujours le fait d’une autorité, qu’elle soit législative (loi), exécutive (règlement), internationale (traités) ou même, dans une certaine mesure, judiciaire (jurisprudence). Cependant, il est possible de créer une règle de droit « fondée sur une tradition, et qui tend à donner un caractère juridiquement contraignant à une pratique constante » : c’est ce qu’on appelle la coutume. La coutume permet de « juridiciser » un comportement social. Même si les termes sont distincts, la coutume se rapproche de l’usage, qui a un domaine plus restreint (souvent à visée commerciale, sociale).
En l’espèce, il existait à l’origine une source légale obligeant Monsieur Pénamet père à verser la prime de Noël à ses salariés. Cependant, après l’abrogation de la loi en 2009, il a continué pendant 15 ans à verser cette prime. Les salariés ne peuvent plus se fonder sur l’existence d’une obligation légale. En revanche, ils peuvent se fonder sur la répétition, pendant un certain nombre d’années, d’un comportement vécu comme une tradition par l’ensemble de l’entreprise et ayant acquis un caractère contraignant.
En conclusion, les salariés pourraient invoquer devant le juge que le versement des primes de Noël était devenu un usage d’entreprise.
b - Les conditions de la demande
Quelles sont les conditions à remplir pour qu’un comportement social devienne un usage ?
En droit, la coutume est souvent qualifiée à l’aide de deux éléments : un élément matériel (répétition d’un comportement dans un temps assez long et dans un espace social donné) et un élément psychologique (croyance des intéressés de la valeur de règle de droit de leur comportement).
La Cour de cassation a pu se fonder sur les critères de la coutume pour établir les critères propres de l’usage d’entreprise (Cass., Soc., 11 janv. 2017, n° 15-15.819, Inédit). Elle requiert trois critères cumulatifs.
D’une part, elle exige un critère de constance : on retrouve ici l’idée d’un ancrage du comportement social dans le temps. Seuls les comportements s’inscrivant dans un temps suffisamment long seront reconnus comme un usage d’entreprise.
D’autre part, elle exige un critère de généralité : on retrouve ici l’idée d’un ancrage du comportement social dans l’espace. L’usage réclamé doit concerner tous les salariés, ou une catégorie de salariés, sans que le comportement soit fondé sur des critères discrétionnaires.
Enfin, elle exige un critère de fixité : les critères d’attribution doivent être préalablement établis. La Cour vérifie notamment les critères relatifs au montant de la prime en cause, qui ne doit pas être fixé au gré de l’employeur.
En l’espèce, les salariés devront aller sur le terrain de l’usage s’ils souhaitent voir leur demande prospérer. Ils devront donc rapporter la preuve que l’usage est constant, général et fixe.
S’agissant de la constance, l’énoncé indique que le versement a lieu depuis 1974, soit depuis 50 ans. Ce versement se fondait à l’origine sur une obligation légale, abrogée en 2009. Quand bien même le juge judiciaire considérerait que l’usage n’a pu débuter qu’au moment de l’abrogation de la loi de 1974, le versement a perduré durant 15 ans. L’énoncé n’indique aucune interruption, ni aucun retard dans l’exécution du versement. La durée de l’usage, couplée à sa régularité, justifie que le premier critère soit rempli.
S’agissant de la généralité, l’énoncé indique bien que le versement concerne la quinzaine d’employés de l’entreprise. Aucune distinction n’est faite entre les catégories d’employés (cadres ou non), et la formulation tend à faire penser que le versement concerne l’ensemble des personnes employées dans l’entreprise de Monsieur Pénamet père. Le critère de la généralité est donc également rempli.
S’agissant du critère de la fixité, nous avons déjà indiqué que le versement a été régulier et qu’il n’a pas été versé sur la base de critères discrétionnaires à une seule partie des employés. L’énoncé indique de plus que Monsieur Pénamet père a toujours calculé le montant des primes en se référant au barème de la loi de 1974, en le réactualisant chaque année, ce qui équivalait environ à 600 € les dernières années. Il n’existe donc aucun arbitraire dans le versement des primes, le critère de fixité est rempli.
En conclusion, les salariés pourront demander (et obtenir) le rétablissement de l’usage du versement de la prime de Noël.
Il faut cependant noter que Monsieur Pénamet fils n’est pas tenu indéfiniment à un tel versement. La jurisprudence classique de la Cour de cassation lui permet d’y mettre fin en dénonçant l’usage avec un préavis suffisamment long, et en avertissant individuellement les représentants des salariés et les employés concernés par la prime pour permettre une négociation, ce qui n’avait pas été fait en l’espèce.
