Quel est l’avenir du principe de séparation entre l’ordonnateur et le comptable public ? (dissertation)

Introduction

Le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables publics est un principe qui structure le droit financier public depuis le début du XIX° siècle. Il commande une séparation organique et fonctionnelle des compétences, la même autorité ne pouvant cumuler les deux fonctions.

Cette séparation, successivement reprise par les différents textes encadrant la gestion publique, poursuit un double objectif : un objectif de contrôle en permettant de repérer les erreurs et les irrégularités en amont avant que l’argent n’ait quitté la caisse publique et un objectif de probité, car deux agents sont moins tentés de s’écarter des règles qu’un seul.

Jusqu’à il y a peu, ce principe classique ne souffrait que d’atteintes mineures : celles-ci étaient justifiées par des circonstances particulières et étaient strictement limitées et contrôlées. Les vingt dernières années ont, toutefois, constitué un tournant. Différents évènements sont, en effet, venus altérer le principe en le privant des éléments organiques qui le constituaient pour ne laisser subsister qu’une simple séparation fonctionnelle. C’est donc, logiquement, que la question de son avenir se pose.

En conséquence, s’il était, jusqu’ici, préservé (I), le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables publics tend, de nos jours, sous la conjonction de différents évènements, à s’effacer (II).

I – Un principe jusqu'ici préservé

Le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables publics est un principe qui structure le droit financier public depuis longtemps (A). Jusqu’à présent, il ne faisait l’objet que de dérogations limitées qui ne remettaient pas en cause sa raison d’être (B).

A – Un principe structurant du droit financier public …

Ce principe vise, par les éléments qui le composent (2), à garantir la contrôle de régularité de la gestion financière publique (1).

1 – Un principe destiné à garantir le contrôle de régularité de la gestion financière publique

Le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables publics est ancien. Il est posé, dans un premier temps, pour les recettes, par les décrets du 24 vendémiaire et du 17 frimaire An VIII, puis, dans un second temps, pour les dépenses, par une ordonnance royale du 14 septembre 1822, repris, par la suite, dans l’ordonnance du 31 mai 1838. Le principe est, ensuite, systématisé solennellement par le décret du 31 mai 1862. Il est actuellement énoncé par l’article 9 du décret du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique. Celui-ci prévoit : « Les fonctions d'ordonnateur et de comptable public sont incompatibles. Les conjoints des ordonnateurs, ou les partenaires avec lesquels ils sont liés par un pacte civil de solidarité, ne peuvent être comptables des personnes morales auprès desquelles ces ordonnateurs exercent leurs fonctions. »

L’objectif traditionnel de ce principe est d’assurer un contrôle de régularité le plus étendu possible de la gestion financière publique. Il permet, en effet, de repérer en amont les erreurs et les irrégularités avant que l’argent n’ai quitté la caisse publique et garantit le respect de l’exigence de probité par le simple fait que toute opération nécessite l’intervention de deux acteurs. Deux agents sont, il faut en convenir, moins tentés – et moins faciles à convaincre – de s’écarter des règles qu’un seul. Cet objectif est atteint grâce aux deux éléments qui composent le principe de séparation.

2 – Un principe à deux dimensions

Le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables publics comporte deux éléments essentiels : une division organique et fonctionnelle des compétences, ainsi qu’indépendance mutuelle et une incompatibilité des fonctions.

Sur le premier point, la séparation se veut organique et fonctionnelle. Ainsi, l’exécution de toute opération requiert l’intervention successive des deux catégories d’acteurs : leurs fonctions sont nettement délimitées et doivent être confiées à des titulaires différents. En d’autres termes, les agents qui décident des mouvements de fonds, en l’occurrence les ordonnateurs, ne peuvent eux-mêmes procéder à l’exécution des mouvements (tâche qui incombe aux comptables publics), et inversement.

Sur le second point, l’ordonnateur et le comptable public sont placés dans une situation d’indépendance mutuelle et voient leurs fonctions être incompatibles.

S’agissant de l’indépendance mutuelle, les comptables publics appartiennent à une catégorie particulière d’agents publics nommés par le ministre du Budget ou avec son agrément et ne sont pas dans une situation de subordination vis-à-vis des ordonnateurs. Bien que soumis au régime de droit commun de la fonction publique, les comptables publics n’ont, en effet, qu’une obligation d’obéissance limitée. Ils sont, par exemple, tenus de ne pas déférer à un ordre irrégulier donné par l’ordonnateur. Cette indépendance s'observe, également, à l'égard des tiers. Ainsi, les ordonnateurs ne peuvent prendre ou recevoir des intérêts dans les affaires dont ils ont en tout ou partie l’administration ou la surveillance. Par ailleurs, ils ne peuvent, pendant l'exercice de leurs fonctions et dans les cinq ans qui suivent leur départ, acquérir ou conserver une quelconque participation dans des entreprises ayant passé des contrats avec les personnes publiques qu'ils représentaient.

S’agissant de l’incompatibilité des fonctions, l’ordonnateur et le comptable ne peuvent empiéter sur leurs fonctions respectives et accomplir des tâches incombant à l’un ou à l’autre. Cette exclusivité des fonctions est, notamment, assurée par la sanction prévue en cas de gestion de fait. Cette qualification est applicable aux agissements de tous ceux (ordonnateurs y compris) qui se sont irrégulièrement immiscés dans le maniement des deniers publics sans avoir la qualité de comptable public. Elle entraîne pour ces personnes les mêmes responsabilités que pour les comptables publics, ainsi que l’application d’une amende.

Telle était la situation qui caractérisait la gestion financière publique jusqu’à il y a peu. Et, si elle souffrait certaines entorses, celles-ci étaient limitées.

B - … qui ne souffrait que des entorses limitées

Comme tout principe, le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables publics connaît certaines dérogations en ce que certaines opérations sont réalisables sans intervention soit de l’ordonnateur (1), soit du comptable (2).

Bien que portant atteinte au principe, ces dérogations ne lui enlèvent, toutefois, pas sa pertinence. Elles apparaissent, en effet, limitées, contrôlées et justifiées par la particularité des opérations en cause.

1 – Des opérations réalisables sans intervention de l’ordonnateur

Par dérogation à la règle selon laquelle toute opération de recette ou de dépense requiert l’intervention préalable de l’ordonnateur, certaines opérations peuvent être prises en charge par le comptable public sans intervention de l’ordonnateur ou après une intervention allégée de ce dernier. Ces dérogations concernent tant les recettes que les dépenses.

S’agissant des recettes, certaines opérations dérogent, traditionnellement, à la procédure de droit commun, soit à raison de la nature des recettes concernées, soit à raison des modalités de leur établissement. Dans le premier cas, il s’agit, par exemple, de recettes qui, n’ayant pas un caractère définitif (avances, acomptes sur travaux), peuvent être encaissées sans liquidation préalable qui n’interviendra qu’ultérieurement. Dans le second cas, il s’agit des recettes dites perçues au comptant, parce que déclarées et établies directement par le débiteur, et qui sont encaissées par le comptable sans besoin d’un ordre de recette : c’est le cas, notamment, des taxes sur le chiffre d’affaires, de l’impôt sur les sociétés, des droits d’enregistrement.

S’agissant des dépenses, certaines dépenses sont payables sans liquidation ou ordonnancement préalable. Il peut en aller de la sorte provisoirement pour des opérations non définitives (avances, acomptes sur travaux) qui sont payables sans liquidation, ainsi que pour des dépenses ayant un caractère urgent qui peuvent être payées par le comptable sans ordonnancement immédiat mais sous réserve d’un ordonnancement ultérieur par l’ordonnateur. D’autres dépenses sont payables définitivement sans ordonnancement : ici, les ordonnateurs se bornent à donner aux comptables qui les vérifient les éléments de la liquidation (par exemple, paiement sans ordonnancement relatif aux rémunérations et aux pensions des agents de l’Etat).

D’autres opérations peuvent être réalisées sans intervention du comptable.

2 – Des opérations réalisables sans intervention du comptable

Le droit de la comptabilité publique prévoit, depuis longtemps, la possibilité de régies d’avances ou de recettes. Concrètement, un régisseur est autorisé à percevoir certaines ressources ou à payer certaines dépenses afférentes à des opérations simples et répétitives.

Dans le cadre des régies de recettes, une même personne assure, pour le compte et sous le contrôle des comptables, l’ensemble des opérations d’exécution, c’est-à-dire les opérations de constatation, de liquidation et de recouvrement. La technique est utilisée aux fins d’atténuer les inconvénients de la procédure générale (lourdeur des circuits, lenteur) dans certains services administratifs donnant lieu à une rémunération (enseignement, musées, ...).

Dans le cadre des régies d’avances, les régisseurs d’avances, qui ne sont pas des comptables, sont autorisés à payer des dépenses pour le compte et sous le contrôle des comptables qui leur consentent à cet effet des avances de trésorerie.

Ces dispositifs dérogatoires visent à faciliter le fonctionnement des services publics. Ils sont, toutefois, strictement encadrés. La création d’une régie nécessite, en effet, un arrêté conjoint du ministre intéressé et du ministre du Budget. Et, le régisseur, bien que nommé par l’ordonnateur, reste sous le contrôle du comptable qui doit lui donner son agrément lors de sa nomination.

Divers et variés, ces dispositifs apportent, ainsi, certaines limites à la portée du principe de séparation des ordonnateurs et des comptables publics. Celles-ci apparaissent, toutefois, contenues, en tout état de cause bien plus que celles que laissent entrevoir certains évènements récents.

II - Un principe que des évènements récents tendent à effacer

Le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables publics tend, de nos jours, à s’effacer. Il en va ainsi du fait de l’évolution de l’administration fiscale (A), mais aussi du fait de la réforme du régime de responsabilité des gestionnaires publics (B).

A – Un effacement provoqué par l'évolution de l'administration fiscale

L’administration fiscale a connu des bouleversements dont l’une des conséquences a été l’effacement du principe de séparation des ordonnateurs et des comptables publics : l’on peut évoquer l’informatisation des tâches (1) et les restructurations des services (2).

1 – Les conséquences de l’informatisation des tâches

Le processus d’informatisation de la gestion financière et comptable de l’État est ancien, mais il a connu, avec la LOLF, une nette accélération. Ce mouvement se traduit par un cadre de gestion commun aux différents acteurs en charge de la dépense de l’État en lieu et place de l’hétérogénéité des pratiques et applications spécifiques qui se rencontraient, auparavant, dans les différentes administrations. Il cause des transformations majeures de la gestion publique dont l’une des conséquences est d’altérer le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables publics.

D’une part, ce mode de gestion informatisé se fonde sur une chaîne d’exécution intégrée dans laquelle prend place chaque acteur participant à l’acte de gestion (responsable de programme, ordonnateur, comptable public, contrôleur budgétaire) selon une logique de standardisation des tâches et des processus. Cette gestion intégrée que réalise l’automatisation des tâches met, de fait, fin à la séparation traditionnelle des fonctions qui caractérisait la gestion financière publique.

D’autre part, l’informatisation rend largement obsolètes les contrôles de régularité a priori qui se trouvent, désormais, largement intégrés dans le circuit automatisé de la chaîne de la dépense. C’est ainsi qu’au contrôle tatillon et exhaustif dont faisait l’objet chaque acte de dépense, s’est substitué un contrôle dit hiérarchisé et partenarial, c’est-à-dire un contrôle qui n’est plus systématique comme auparavant, mais qui est modulé selon une évaluation des risques et fondé sur des sondages. La spécificité des fonctions des comptables publics se trouvent, ainsi, remise en cause.

Ce mouvement d’informatisation de la gestion publique a, également, rendu possible un ensemble de restructurations des services fiscaux.

2 – Les conséquences des restructurations

L’administration fiscale a connu de nombreuses restructurations ces vingt dernières années. Celles-ci tendent à remettre en cause, du moins dans les faits, le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables. Plusieurs dispositifs peuvent être évoqués.

Le premier concerne ce que l’on appelle les agences comptables. Il s’agit, là, d’un dispositif par lequel l’Etat délègue aux collectivités locales la compétence de gestion comptable et financière exercée par le comptable public. Cette fonction, qui se trouve directement internalisée chez l’ordonnateur, peut être exercée par le comptable déjà en poste, un cadre territorial ou un comptable de la DGFIP. Si la séparation entre les fonctions d’ordonnateur et de comptable est, formellement, respectée, dans les faits le risque d’atteinte existe. En effet, l’ordonnateur nomme le comptable et peut mettre fin à ses fonctions quand il le souhaite. Dès lors, l’indépendance et l’autonomie de gestion du comptable peuvent s’en trouver affectées.

Le second a trait aux services facturiers. Ce dispositif, qui concerne tant l’Etat que les collectivités locales, est une organisation innovante de la chaîne de la dépense qui mutualise les contrôles respectifs de l’ordonnateur et du comptable pour limiter leur redondance. Il vise à améliorer la qualité comptable, à réduire les rejets de factures et les délais de paiement et à faire monter en compétences les agents. Ces services rassemblent des agents de la DGFIP et des agents territoriaux sous la tutelle du comptable. Si la séparation « fonctionnelle » entre ordonnateur et comptable est respectée au sein de la chaîne de traitement, la séparation structurelle est, elle, abandonnée.

Le dernier dispositif concerne les nouveaux services gestionnaires fiscaux des contribuables : Services des impôts des entreprises (SIE) pour les professionnels et Services des impôts des particuliers (SIP) pour les particuliers. Dans ces services, ordonnateurs et comptables sont les mêmes personnes. Ces derniers assurent, en effet, l’assiette et le recouvrement des impôts.

Ces différents mouvements ont provoqué une effacement du principe de séparation des ordonnateurs et des comptables publics. Une autre cause de cet effacement tient à la réforme du régime de responsabilité qui est le leurs.

B – Un effacement induit par la réforme du régime de responsabilité des gestionnaires publics

L’ancien régime de responsabilité des gestionnaires publics épousait la distinction entre ordonnateurs et comptables publics (1). Le nouveau régime ignore cette distinction (12). Cela n’est pas sans conséquence sur le principe de séparation qui caractérisait jusqu’ici ces deux catégories d’acteurs.

1 – Un régime ancien qui embrassait la séparation ordonnateurs / comptables publics

Jusqu’à présent, les ordonnateurs et les comptables publics relevaient d’un régime de responsabilité spécifique à chacun d’eux.

Les ordonnateurs (hormis les ministres et les élus locaux) étaient justiciables de la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF). A ce titre, ils pouvaient être sanctionnés pour les infractions aux règles du droit budgétaire et de la comptabilité publique, l’octroi d’un avantage injustifié à autrui au préjudice du Trésor ou des organismes intéressés ou, encore, l’inexécution d’une décision de justice. Seule pouvait, ainsi, être sanctionnée la violation de la légalité budgétaire et financière et en aucun cas la faute de gestion au regard, notamment, de l’exigence d’efficacité et de performance promue par la LOLF.

Les comptables publics étaient, eux, responsables devant la Cour des comptes ou les Chambres régionales et territoriales des comptes à raison des irrégularités ou manquements commis dans l’exercice de leurs fonctions. Ils encouraient une responsabilité pécuniaire personnelle très lourde dans la mesure où ils étaient tenus de réparer sur leurs deniers personnels le préjudice qu’ils avaient fait subir au Trésor. Cette rigueur trouvait sa justification dans l’exclusivité du maniement des fonds publics dont ils sont titulaires. L’on parlait de responsabilité personnelle et pécuniaire.

Ce régime de responsabilité était donc aligné sur la séparation entre ordonnateurs et comptables publics. A compter du 1° janvier 2023, il en ira différemment.

2 – Un nouveau régime qui ignore la séparation ordonnateurs / comptables publics

L’ordonnance n° 2022 - 408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics a supprimé le régime de responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics au profit d’un régime unifié des gestionnaires publics. Désormais, ordonnateurs et comptables publics relèvent du même régime de responsabilité.

Le nouveau système vise à sanctionner plus efficacement les gestionnaires publics qui, par une infraction aux règles d’exécution des recettes et des dépenses, ont commis une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif. Lorsqu’une telle infraction est retenue, la juridiction peut prononcer à l'encontre tant de l’ordonnateur que du comptable une amende d'un montant maximal égal à six mois de rémunération annuelle de la personne faisant l'objet de la sanction à la date de l'infraction. Cette amende est proportionnée à la gravité des faits reprochés, à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées et, le cas échéant, à l'importance du préjudice causé à l'organisme.

Ce nouveau régime met fin à la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics. Cette suppression n’est pas sans conséquence. En effet, l’ancien système garantissait aux comptables sinon une indépendance, du moins une confortable autonomie à l’égard des ordonnateurs. La responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable public était, en effet, une garantie d’autorité : elle lui permettait d’assoir son autorité à l’égard de ses interlocuteurs et le fondait à refuser d’exécuter une dépense irrégulière voulue par l’ordonnateur. Sans elle, les comptables publics risquent de devenir de simple « caissiers » sans moyen de résister à d’éventuelles pressions des ordonnateurs. Une fois de plus, la séparation entre les comptables et les ordonnateurs perd les éléments organiques qui la constituaient pour se limiter à une simple distinction fonctionnelle.

Aussi, s’il est, formellement, maintenu, le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables publics se trouve, par touches successives, privé de sa substance. Ce principe a, pourtant, prouvé qu’il était à même de protéger les deniers publics et de responsabiliser financièrement les fonctionnaires chargés de responsabilités dans ce domaine particulièrement sensible. Or, rien dans le dispositif prévu à l’heure actuelle ne permet de garantir que cet impératif sera, à l’avenir, respecté.