La fongibilité asymétrique : entre autonomie et responsabilité des gestionnaires publics (dissertation)

Introduction

La loi organique relative aux lois de finances, dite LOLF, du 1° août 2001 a constitué un tournant majeur dans les finances publiques françaises. Fondée sur l’exigence de performance de la dépense publique, cette loi a impacté l’ensemble des aspects du budget de l’Etat, qu’il s’agisse de sa préparation, de son vote, de son exécution ou de son contrôle. La fongibilité asymétrique constitue l’un de ces bouleversements.

Ce concept renvoie à la possibilité pour les gestionnaires publics de redéployer, en cours d’exécution du budget, les crédits entre les différents titres d’une unité budgétaire. Le but de ce dispositif est de permettre aux intéressés de décider de l’allocation optimale des crédits afin d’atteindre les objectifs assignés par la loi de finances. Cette fongibilité est dite asymétrique, car s’il est possible d’utiliser les crédits concernant les dépenses de personnel pour abonder d’autres crédits, l’inverse n’est pas permis. Ce nouveau mode de gestion s’inscrit dans le mouvement plus général de rapprochement de la culture financière publique avec la culture financière de l’entreprise.

Cette plus grande autonomie a, toutefois, une contrepartie : une plus grande responsabilisation des gestionnaires. Ceux-ci doivent, en effet, en fin d’exercice, rendre compte de leur gestion, c’est-à-dire exposer les résultats obtenus et justifier les écarts par rapport aux prévisions.

Le dispositif de fongibilité asymétrique se traduit, donc, pour les gestionnaires publics, par une plus grande liberté a priori (I) dont le corollaire est un contrôle plus strict a posteriori (II).

I - Une plus grande autonomie des gestionnaires publics

La fongibilité des crédits offre aux gestionnaires publics une grande autonomie dans l’allocation des crédits (B). Ce dispositif s’inspire des modes de gestion de l’entreprise privée (A).

A - Un système d'inspiration managériale

A la suite de la crise de la dette publique, il est apparu nécessaire de réformer le cadre budgétaire applicable aux finances de l’État. Ce fut l’objet de la LOLF, au travers, notamment, de la promotion de l’exigence de performance en lieu et place de la logique de moyens qui prévalait jusqu’alors. Cette nouvelle vision des finances publiques s’est développée autour du double objectif d’une gestion plus rationnelle des deniers publics et d’une plus grande autonomie laissée aux gestionnaires publics.

Cette approche inédite, qui avait déjà été appliquée aux finances locales à compter de la fin des années soixante-dix, est directement inspirée des pratiques managériales empruntées aux entreprises privées. Son ampleur est telle que, de nos jours, la différence entre gestion publique et gestion privée tend à s’estomper, la première adoptant le modèle et la logique de la seconde.

Cette privatisation des modes de gestion publique se traduit de différentes façons. D’abord, la relation entre les citoyens et l’État s’illustre, aujourd’hui, sous la forme d’un rapport client - fournisseur, là où, par le passé, elle associait des usagers à des services publics. La performance devient, par ailleurs, un impératif majeur de l’action publique, ce qui conduit à déterminer des objectifs et à mesurer à l’aide d’indicateurs s’ils ont été effectivement atteints, alors que, jadis, seule prévalait l’exigence de régularité juridique des opérations réalisées. Cette nouvelle logique conduit, également, à renforcer, à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique, la responsabilité et l’autonomie des gestionnaires publics, tandis qu’un contrôle interne de leur gestion vient, généralement, se substituer à un contrôle externe. Le dispositif de fongibilité des crédits est l’un des instruments de cette double exigence.

B - Un système fondé sur la liberté dans l'utilisation des crédits

L’un des apports de la LOLF est la globalisation des crédits et leur fongibilité à l’intérieur des programmes. Avec ce système, les gestionnaires publics disposent d’une plus grande autonomie. Concrètement, si chaque programme constitue un plafond de crédits, les décideurs publics peuvent redéployer les crédits entre les titres d’un même programme, transformer des crédits de fonctionnement en crédits d’investissement (et inversement), ce qui était impossible par le passé. Ce mécanisme se retrouve à tous les niveaux de la chaîne de responsabilités : le programme, mais aussi ses subdivisions, les budgets opérationnels de programme (BOP) et les unités opérationnelles (UO).

Cette nouveauté connaît, toutefois, une limite : les dépenses de personnel ne peuvent recevoir de crédits d'autres titres du programme, mais il est possible de prélever des crédits sur les dépenses de personnel pour les affecter à d'autres titres. C’est ce que l’on appelle la fongibilité asymétrique.    

Cette plus grande liberté laissée aux gestionnaires publics a un objectif : offrir aux intéressés une capacité d’adaptation suffisamment importante pour réaliser l’allocation optimale des crédits au regard des objectifs qui leurs sont assignés par la loi de finances. Ce mode d’exécution budgétaire apparaît, alors, comme l’une des manifestations les plus remarquables de l’exigence de performance promue par la LOLF.

En droit, ce changement a constitué une véritable révolution copernicienne pour les finances publiques. Mais, dans les faits, sa mise en application a été limitée. La commission des finances de l’Assemblée nationale a, ainsi, souligné que la fongibilité avait pâti d’une pratique du fléchage des crédits demeurée très présente en raison de la contrainte budgétaire. L’esprit de la LOLF et ses innovations demeurent, en effet, difficiles à faire vivre dans un contexte d’extrême tension budgétaire

Cette plus grande autonomie a une contrepartie. Elle consiste dans la responsabilité accrue qui est celle des gestionnaires vis-à-vis des objectifs poursuivis.

II - Une plus grande responsabilisation des gestionnaires publics

Grâce à la fongibilité des crédits, les gestionnaires publics disposent de marges de manœuvre relativement larges dans l’affectation des crédits. Cette plus grande autonomie se traduit, en retour, par un contrôle accru de leur gestion au regard de l’exigence de performance (B). Cette responsabilisation se décline tout au long de la chaîne de responsabilités (A).

A - La déclinaison de la responsabilité tout au long de la chaîne hiérarchique

L’autonomie de gestion des décideurs publics se décline à tous les niveaux de la chaîne de responsabilités, du sommet jusqu’à la base. C’est la même logique qui prévaut s’agissant de la responsabilité accrue desdits décideurs.

C’est, ainsi, que les responsables de programme s’engagent envers le ministre sur la réalisation de celui-ci. Plus généralement, ils font le lien entre l’administration et la sphère politique. Placés sous l’autorité du ministre dont dépend le programme qu’ils pilotent, ils peuvent être auditionnés par les commissions des finances des deux assemblées. Lorsque le programme a été décliné en budgets opérationnels de programme, le responsable de chaque BOP doit, également, rendre compte de sa gestion devant le responsable de programme. Il en va de même du responsable d’unité opérationnelle vis-à-vis du responsable de BOP.

Cette responsabilisation se traduit, également, par des dispositifs de régulation et de pilotage fondés sur une participation de chacun des acteurs à la prise de décision et à la mise en œuvre des choix effectués. Le plus important est le dialogue de gestion. Ce nouveau dispositif est en rupture totale avec la logique strictement hiérarchique et verticale en vigueur jusqu’en 2005. Il consiste dans une concertation à chaque niveau de responsabilité sur les objectifs et la manière de mettre en œuvre les moyens mis à disposition pour les atteindre. Chacun des acteurs se trouve, ainsi, comptable des décisions qui sont prises à cette occasion. Par exemple le responsable de programme débat des choix à faire avec le ou les responsables de BOP qui procèdent de la même manière avec les responsables d’unités opérationnelles.

Cette responsabilisation à chaque niveau de responsabilités implique, aussi, un contrôle accru.

B - Le contrôle de la gestion : la culture de la performance

La fongibilité des crédits offre aux gestionnaires publics une grande autonomie dans l’allocation des moyens qui leurs sont attribués pour atteindre les objectifs fixés. Cette plus grande liberté a une contrepartie : les intéressés sont tenus d’atteindre les résultats qui leurs ont été assignés conformément à l’impératif de performance. Ainsi, s’explique l’existence d’un dispositif de contrôle.

Concrètement, sont associés à chaque programme des objectifs et des indicateurs de résultats représentatifs des priorités du programme. L’objectif, qui doit être mesurable par des indicateurs chiffrés, expose la stratégie et les priorités du programme. Il doit répondre à trois préoccupations : l’efficacité socio-économique du point de vue du citoyen, la qualité du service rendu du point de vue de l’usager et l’efficacité de la gestion de manière que la charge fiscale soit la moins lourde possible du point de vue du contribuable.

Les objectifs et les indicateurs sont présentés au Parlement, lors du vote du projet de loi de finances, dans les projets annuels de performance (PAP). Ils sont, ensuite, déclinés dans le cadre des BOP et des UO. Les gestionnaires connaissent, ainsi, en début d’année les objectifs qui leurs sont assignés. En fin d’exercice, ils doivent rendre compte des résultats obtenus dans les rapports annuels de performance (RAP) présentés à l’occasion du vote du projet de loi de règlement (aujourd’hui appelé projet de loi relatif aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de l’année à la suite de la loi organique du 28 décembre 2021 relative à la modernisation de la gestion des finances publiques).

La fongibilité – même asymétrique – des crédits apparaît, donc, comme un dispositif équilibré. Elle parvient, en effet, à offrir aux gestionnaires suffisamment d’autonomie pour décider de l’allocation optimale des crédits au regard des objectifs définis, tout en garantissant un contrôle de la bonne utilisation de cette liberté.