Introduction

Le système financier public français est caractérisé par le principe fondamental de séparation des fonctions d’ordonnateurs et de comptables publics, les deux catégories d’acteurs en charge de l’exécution des budgets publics. Les premiers décident des opérations de recettes et de dépenses quand les seconds assurent les tâches comptables subséquentes. Chacune de ces fonctions est exclusive l’une de l’autre.

Il découle de cette règle que le maniement des deniers publics relève du seul comptable public. Cette exclusivité des fonctions de comptable public fait l’objet d’une protection accrue par le biais du système de la gestion de fait. D’origine ancienne, ce régime juridique est applicable aux agissements de toute personne qui s’est, irrégulièrement, immiscée dans le maniement des deniers publics sans avoir la qualité de comptable public : on parle de comptable de fait.

Lorsqu’une telle qualification est reconnue par le juge des comptes, le comptable de fait est traité comme un comptable public : il doit rendre compte de sa gestion dans les mêmes conditions qu’un comptable patent et il encourt les mêmes responsabilités. Ce régime juridique, qui a été modifié en 2022, vise, ainsi, à réprimer l’immixtion irrégulière dans le maniement des deniers publics.

L’analyse de la gestion de fait commande, donc, d’aborder, dans une première partie, sa notion pour en dresser les contours (I) et d’analyser, dans une seconde partie, l’objectif qui la sous-tend (II).

I – Une notion : l'immixtion irrégulière dans le maniement des deniers publics

La gestion de fait peut être définie comme l’immixtion non autorisée d’une personne dans le maniement des deniers publics. Cette notion, caractéristique du système financier public (A), est largement entendue (B).

A – Une notion caractéristique du système financier public

La gestion de fait est une notion ancienne du droit public financier français (1) qui est intimement liée à l’un de ses principes fondamentaux (2).

1 - Une origine ancienne

La gestion de fait est, à l’origine, une notion consacrée par la jurisprudence. L’on en trouve une première trace dans un arrêt Ville de Roubaix du 23 août 1834 de la Cour des comptes. Mais, il est tout à fait possible que cet arrêt n’ait pas été le premier à se fonder sur elle. En effet, il est le plus ancien parvenu jusqu'à nous du fait de l’incendie des archives de la Cour des comptes en 1871 pendant la Commune de Paris : la Cour a, alors, son siège au palais d’Orsay avant d’être hébergée au Palais-Royal, puis d’intégrer le Palais Cambon en 1912.

Cette notion est, ensuite, reprise par les textes : le décret du 31 mai 1862 portant règlement général sur la comptabilité publique ou, encore, la loi municipale du 18 juillet 1877. Actuellement, la gestion de fait est définie par l’article 60-XI de la loi du 23 février 1963 de finances pour 1963. Celui-ci dispose : « Toute personne qui, sans avoir la qualité de comptable public ou sans agir sous contrôle et pour le compte d'un comptable public, s'ingère dans le recouvrement de recettes affectées ou destinées à un organisme public doté d'un poste comptable ou dépendant d'un tel poste doit, nonobstant les poursuites qui pourraient être engagées devant les juridictions répressives, rendre compte au juge financier de l'emploi des fonds ou valeurs qu'elle a irrégulièrement détenus ou maniés. » Parallèlement à ces textes, la gestion de fait a continué à faire l’objet d’une abondante jurisprudence. Dans les deux cas, l’objectif est, néanmoins, resté le même.

2 - Un but de protection de l’exclusivité des fonctions de comptable public

La gestion de fait est la conséquence d’un principe fondamental du droit public financier : celui de la séparation des fonctions d’ordonnateur et de comptable public introduit par l’ordonnance du 14 septembre 1822 relative à l’exécution des dépenses publiques et, actuellement, rappelé par l’article 9 du décret du 7 novembre 2012. Ce principe emporte comme conséquence l’exclusivité des fonctions de comptable public.

C’est cette exclusivité que la gestion de fait vise à protéger. En effet, par les conséquences répressives qu’elle emporte lorsqu’elle est reconnue, la gestion de fait permet de sanctionner le non-respect de ce principe fondamental. Elle permet de s’assurer que les règles de la comptabilité publique ne seront pas contournées, de garantir aux comptables public l’exclusivité de la manutention des deniers publics et de donner un fondement juridique à la mise à charge des manques en caisse à ceux qui en seraient à l’origine. Ainsi, s’explique qu’elle soit appréciée largement par le juge des comptes.

B – Une notion aux contours larges, mais précis

La notion de comptable de fait est appréciée largement (1). La décision d’opérer une telle qualification relève du juge des comptes (2).

1 - Qu’est-ce qu’un comptable de fait ?

Un comptable de fait est une personne qui manie des deniers publics sans y être autorisée, que cette situation soit volontaire ou non, frauduleuse ou non.

Cette qualification est reconnue indépendamment de la qualité de l’auteur qui se rend coupable d’une telle gestion. Il ne s’agit, donc, pas des seuls ordonnateurs, mais, plus généralement, de toute personne, fonctionnaire ou simple particulier, qui n’a pas la qualité de comptable patent, c’est-à-dire de comptable public professionnel. Toute personne est, ainsi, susceptible de se trouver exposée à la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics si elle se substitue à eux.

Pour que cette qualification soit reconnue, il convient que plusieurs éléments soient réunis. Et, c’est au juge des comptes de les apprécier.

2 - Une qualification réservée au juge des comptes

Le juge des comptes (Cour des comptes et Chambres régionales des comptes) est seul compétent pour constater une gestion de fait. Pour qu’il en aille ainsi, deux conditions cumulatives doivent être satisfaites.

D’une part, il faut qu’il y ait eu un maniement portant sur des deniers publics, c’est-à-dire une ingérence dans les opérations de recettes ou de dépenses publiques. Cela inclut, aussi, l’extraction irrégulière de fonds publics ou de valeurs au moyen, par exemple, d’ordres de dépenses fictifs ou d’indications fausses quant à la réalité du service fait : est, ainsi, susceptible d’être poursuivi comme comptable de fait celui qui, irrégulièrement et sciemment, s’est fait remettre des fonds publics. Cette qualification peut même être reconnue à toute personne qui a participé indirectement, a facilité ou a toléré la gestion de fait.

D’autre part, il faut que la personne ait agi sans autorisation régulière, c’est-à-dire sans habilitation. Tel n’est pas le cas des subordonnés des comptables qui réalisent les opérations matérielles de décaissement ou d’encaissement pour le compte et sous le contrôle des comptables publics.

C’est cette absence d’autorisation dans le maniement des deniers publics qui rend la gestion de fait répréhensible. Ainsi, s’explique l’existence d’un ensemble de dispositifs visant à la sanctionner.

II – Un objectif : la répression de l'immixtion irrégulière dans le maniement des deniers publics

Le système de la gestion de fait vise à sanctionner l’immixtion irrégulière dans le maniement des deniers publics. Aussi, les comptables de fait font-ils l’objet d’un régime de responsabilité spécifique. Celui-ci a été modifié par l’ordonnance du 23 mars 2022, mais les deux versions, l’ancienne (A) et la nouvelle (B,) conservent le même objectif.

A – Un objectif du régime classique

La répression de l’immixtion irrégulière dans le maniement des deniers publics est assurée par l’application aux comptables de fait du même régime de responsabilité que celui applicable aux comptables publics (1). Cet objectif est, aussi, garanti par l’existence de sanctions spécifiques (2).

1 - Des responsabilités identiques à celles des comptables publics devant le juge des comptes

La constitution d’une gestion de fait assimile le comptable de fait à un comptable public. Il doit, donc, rendre compte de sa gestion dans les mêmes conditions qu’un comptable patent.

La procédure commence par un arrêt de déclaration de gestion de fait provisoire qui devient définitif après contradiction avec le comptable de fait en audience publique. Cet arrêt précise le périmètre des opérations concernées et la liste des comptables de fait poursuivis.

Par la suite, le comptable de fait est tenu de produire le « compte de la gestion de fait », c’est-à-dire le compte retraçant les deniers qu’il a, irrégulièrement, maniés, ainsi que les pièces justificatives disponibles. Il convient, également, à ce stade, que l’autorité compétente (le Parlement pour l’Etat, les assemblées délibérantes pour les collectivités locales) se prononce sur l’utilité publique des dépenses réalisées. En effet, les opérations réalisées n’ont - forcément - pas fait l’objet d’une autorisation budgétaire par les autorités compétentes, elles doivent, donc, leur être soumises rétroactivement dans le cadre de la procédure dite de « reconnaissance d’utilité publique ». Celle-ci peut être assimilée à une autorisation budgétaire de régularisation.

Le juge adresse, ensuite, au comptable de fait une injonction de reverser les sommes dont l’utilité publique n’a pas été reconnue, ainsi que celles dont l’utilité publique a été reconnue mais pour lesquelles les justifications produites n’ont pas été jugées suffisantes. S’il n’est pas satisfait à l’injonction, le juge prononce, en audience publique, un arrêt de débet. Une fois le débet apuré, une ordonnance de quitus mettra un terme à la procédure.

D’autres sanctions, spécifiques cette fois-ci, existent.

2 – Des outils de répression autres à la disposition des juges

Le comptable de fait peut faire l’objet de deux types de sanctions spécifiques pour réprimer la gestion de fait.

Il peut, d’abord, être sanctionné par une amende calculée selon l’importance et la durée de la détention ou du maniement des deniers, mais aussi du degré de participation du comptable de fait aux opérations irrégulières et de son comportement à l’égard du juge des comptes. Ce dernier peut accorder des circonstances atténuantes ou exonératoires de responsabilité. En revanche, la bonne foi ne fait pas partie de critères en fonction desquels le juge des comptes fixe le montant de l’amende pour gestion de fait. Cette amende a une finalité répressive et présente, par conséquent, le caractère d’« accusations en matière pénale » au sens de l’article 6 - 1 de la Convention européenne des droits de l’homme (CE, 16/11/1998, SARL Deltanna et Perrin). Le législateur en a tiré les conséquences qui s’imposaient au regard de la procédure. C’est ainsi que depuis une loi du 21 décembre 2001 et un décret du 27 décembre 2002, le juge des comptes doit statuer en audience publique et que le rapporteur ne peut participer au délibéré.

La personne reconnue comptable de fait peut, ensuite, être poursuivie au titre du délit d’usurpation de fonctions devant les juridictions pénales (art. 433 – 12 du Code pénal). Il est à relever que l’ouverture d’une action pénale sur les agissements constitutifs d’une gestion de fait ne peut ni arrêter, ni suspendre le jugement de la comptabilité de fait par le juge des comptes dès lors que l’action en reddition des comptes est d’ordre public. Néanmoins le juge des comptes est tenu par les qualifications du juge pénal.

Ce régime a été modifié en 2022, mais les nouvelles règles s’inspirent des mêmes principes.

B – Un objectif maintenu par le nouveau régime

L’ordonnance n° 2022 - 408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics a supprimé le régime de responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics au profit d’un régime de responsabilité unifiée des gestionnaires publics, ordonnateurs comme comptables publics. Le nouveau système vise à sanctionner les fautes graves ayant entraîné un préjudice financier significatif pour la collectivité. Cette réforme entrera en vigueur le 1° janvier 2023.

C’est dans ce cadre que le régime de responsabilité des comptables de fait a été remanié. Le nouveau régime poursuit les mêmes objectifs que l’ancien : réprimer l’immixtion irrégulière des comptables de fait dans le maniement des deniers publics. Ce résultat est atteint par l’instauration d’une amende spécifique au titre de la gestion de fait (1), ainsi que l’application des amendes générales applicables aux gestionnaires publics, étant précisé qu’en cas de cumul d'infractions, le montant de l'amende prononcée ne peut excéder le montant de celle encourue au titre de l'infraction passible de la sanction la plus élevée.

1 – L’amende pour gestion de fait

Le nouvel article L 131 – 15 du Code des juridictions financières (CJF) prévoit que «  toute personne qui, sans avoir la qualité de comptable public ou sans agir sous contrôle et pour le compte d'un comptable public, s'ingère dans le recouvrement de recettes affectées ou destinées à un organisme public doté d'un poste comptable ou dépendant d'un tel poste est, dans le cas où elle n'a pas fait l'objet pour les mêmes opérations des poursuites au titre du délit prévu et réprimé par l'article 433-12 du code pénal, passible des sanctions prévues à la section 3 au titre de sa gestion de fait. »

Le comptable de fait peut, dans ce cadre, se voir infligé une amende d'un montant maximal égal à six mois de sa rémunération annuelle à la date de la déclaration de la gestion de fait au comptable dans les fonctions duquel il s'est immiscé. Pour fixer le montant de l'amende, la juridiction tient compte de l'importance et de la durée de la détention ou du maniement des deniers, des circonstances dans lesquelles l'immixtion dans les fonctions de comptable public s'est produite, ainsi que du comportement et de la situation matérielle du comptable de fait. Cette amende peut se cumuler avec celles sanctionnant les infractions applicables aux gestionnaires publics.

2 – Les amendes applicables aux gestionnaires publics

Le deuxième alinéa de l’article L 131 - 15 du CJF prévoit que « le comptable de fait est en outre comptable de l'emploi des fonds ou valeurs qu'il détient ou manie irrégulièrement et, à ce titre, passible des sanctions prévues à la section 3 en cas de commission d'une infraction mentionnée aux articles L. 131-9 à L. 131-14. » En d’autres termes, la personne déclarée comptable de fait peut se voir infligée, en plus de l’amende spécifique pour gestion de fait, l’une des amendes (générales) applicables aux gestionnaires publics « officiels ».

Donnent lieu à sanction : les infractions aux règles relatives à l’exécution des recettes et des dépenses ou à la gestion des biens de l’Etat, des collectivités locales qui constituent une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif ; les fautes qui entrainent un préjudice financier significatif aux organismes soumis au contrôle de la Cour des comptes et des Chambres régionales des comptes soit en raison d’agissements manifestement incompatibles avec les intérêts de ceux-ci, soit en raison des carences graves dans les contrôles ou des omissions ou négligences répétées dans le rôle de direction ; tous agissements ayant pour effet de faire échec à une procédure de mandatement d’office ; l’octroi d’un avantage injustifié ; le non-respect des règles applicables en matière de contrôle budgétaire pour l’engagement de dépenses ; l’engagement de dépenses sans avoir la qualité d’ordonnateur ; l’inexécution des décisions de justice ; l’absence de production des comptes.

Lorsqu’une telle infraction est retenue, la juridiction peut prononcer à l'encontre du comptable de fait une amende d'un montant maximal égal à six mois de rémunération annuelle de la personne faisant l'objet de la sanction à la date de l'infraction.
Cette amende est proportionnée à la gravité des faits reprochés, à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées et, le cas échéant, à l'importance du préjudice causé à l'organisme.

La juridiction unifiée en charge de la répression de l’ensemble de ces fautes en première instance est la chambre du contentieux de la Cour des comptes comprenant des membres de la Cour et, pour la première fois, des magistrats des chambres régionales et territoriales des comptes. L’appel relève d’une Cour d’appel financière présidée par le Premier président de la Cour des comptes et composée de quatre conseillers d’État, de quatre conseillers maîtres à la Cour des comptes et de deux personnalités qualifiées. Le Conseil d’État demeure la juridiction de cassation.

Le nouveau système s’inscrit, donc, dans la continuité de l’ancien. Les comptables de fait demeurent passibles du même régime de responsabilité que celui qui s’applique aux comptables publics (simplement celui-ci a changé) et peuvent, faire l’objet d’une amende spécifique au titre de la gestion de fait.