Introduction
La Charte des Nations unies, par sa structure, ses objectifs, la construction institutionnelle complexe qu’elle prévoit et les droits qu’elle défend s’apparente par bien des aspects à un texte constitutionnel. À la fois traité international, texte fondateur d’une organisation universelle, et socle juridique de l’ordre mondial contemporain, la Charte peut en effet à certains égards être considérée comme la norme suprême de l’ordre juridique international sans toutefois avoir tous les effets normatifs d’une Constitution nationale sur l’ordre juridique dans lequel elle s’inscrit.
La Charte des Nations unies est le traité constitutif de l’Organisation des Nations unies, adopté à San Francisco en 1945. Elle établit non seulement les objectifs, principes et institutions de l’ONU, mais elle contient également un ensemble de principes fondamentaux qui structurent les relations internationales contemporaines à l’instar de l’interdiction du recours à la force, du règlement pacifique des différends, de l’égalité souveraine des États ou encore du respect des droits de l’homme. Le terme Constitution, dans un sens classique, désigne un ensemble de normes suprêmes organisant les pouvoirs publics et garantissant des droits fondamentaux dans un ordre juridique donné. Appliqué au droit international, qui ne comporte pas de constitution au sens strict, ce concept renvoie à l’idée d’un texte fondamental universel, qui serait au sommet de la hiérarchie des normes et qui structurerait la société internationale sur des bases communes. Enfin, la société internationale désigne l’ensemble des sujets de droit international tels que les États, organisations internationales, voire certains acteurs non étatiques, liés entre eux par un ensemble de règles juridiques plus ou moins organisées. L’idée même qu’une société internationale puisse avoir une « constitution » suppose une évolution vers un ordre juridique commun, hiérarchisé et structuré, dépassant la simple juxtaposition de souverainetés.
La Charte des Nations unies a été adoptée le 26 juin 1945, à l’issue de la conférence de San Francisco, dans un contexte de reconstruction de l’ordre international après les ravages de la Seconde Guerre mondiale. Elle succède à l’échec de la Société des Nations (SDN), dont les mécanismes de prévention des conflits s’étaient révélés inefficaces face à la montée des totalitarismes et à l’agression armée. Les États fondateurs de l’ONU ont alors cherché à établir un système collectif de sécurité reposant sur le multilatéralisme et l’interdiction du recours à la force, à travers un cadre juridique universel et pérenne. La Charte organise ainsi une structure institutionnelle dotée d’organes spécialisés (Conseil de sécurité, Assemblée générale, Cour internationale de Justice), et pose des principes fondateurs qui visent à encadrer juridiquement les relations entre États. Au fil des décennies, la Charte s’est imposée comme le texte de référence dans l’ordre juridique international, au point d’être qualifiée par certains auteurs de Constitution de la communauté internationale. Sa quasi-universalité, l’importance de ses principes, et son influence sur la codification du droit international contemporain, en font une norme centrale du système juridique global, bien que son application soit marquée par les contraintes de la souveraineté étatique.
Texte fondateur de l’Organisation des Nations unies, la Charte semble ainsi occuper une place centrale dans l’ordre juridique international contemporain. Mais peut-elle pour autant être qualifiée de Constitution au sens juridique du terme, c’est-à-dire comme une norme suprême, structurante et hiérarchisée régissant la société internationale ? Cette qualification est-elle pertinente dans un système encore marqué par la souveraineté des États et l’absence d’autorité centrale contraignante ?
Afin de répondre à cette problématique, il conviendra d’étudier les caractéristiques constitutionnelles que présente la Charte et pouvant justifier une telle qualification (I), avant de voir que cette constitutionnalité reste relative et contestée, en raison des spécificités du système international (II).
I - Un instrument juridique structurant et hiérarchisant l’ordre juridique international
La Charte des Nations unies dépasse la fonction classique d’un traité multilatéral : elle établit une architecture juridique et institutionnelle globale, autour de principes communs et de mécanismes contraignants, qui s’imposent aux États membres. Par sa vocation universelle, son autorité normative et son rôle dans la codification du droit international, elle tend à structurer l’ordre mondial de manière centralisée. Cette structuration se manifeste d’abord dans sa portée fondatrice et sa suprématie affirmée (A), puis dans sa capacité à organiser une hiérarchie des normes et des institutions dans la société internationale (B).
A - Une norme fondatrice et universelle au rôle structurant au sein de l’ordre juridique international
La Charte des Nations unies constitue bien plus qu’un simple traité international, elle est le texte constitutif d’une organisation universelle, adoptée par la quasi-totalité des États du monde, et dotée d’une mission centrale dans la régulation de l’ordre international. Par son caractère institutionnel et ses principes fondamentaux, elle s’affirme comme une norme structurante. Cette position se reflète à la fois dans son rôle de fondement juridique de l’ONU (1) et dans la reconnaissance explicite de sa primauté dans le droit international (2).
1 - La Charte des Nations unies comme acte constitutif d’une organisation universelle
La Charte des Nations unies, adoptée le 26 juin 1945 et entrée en vigueur le 24 octobre suivant, constitue le texte fondateur de l’Organisation des Nations unies, à laquelle adhèrent aujourd’hui presque tous les États reconnus sur la scène internationale. Cette universalité donne à la Charte une portée politique et juridique exceptionnelle, en en faisant le socle de l’ordre international contemporain. Contrairement à de nombreux traités multilatéraux qui organisent des coopérations sectorielles, la Charte institue une organisation permanente, dotée d’une personnalité juridique propre, de compétences étendues, d’organes spécialisés (Conseil de sécurité, Assemblée générale, CIJ, Secrétaire général…) et d’un cadre normatif transversal. Elle ne se contente pas de lister des obligations, elle organise les institutions de la société internationale, selon un schéma qui rappelle celui d’une Constitution dans un ordre interne.
La Charte fixe également les principes fondamentaux des relations interétatiques, telles que l’interdiction du recours à la force prévu à l’article 2§4, mais également le règlement pacifique des différends (article 2§3), l’égalité souveraine des États (article 2§1), ou encore le respect des droits de l’homme prévu au sein du préambule de la Charte. Ces principes, rappelés dans de nombreuses résolutions et confirmés par la pratique étatique et la jurisprudence internationale, forment le noyau dur du droit international contemporain. La permanence de l’ONU, sa légitimité quasi-universelle et sa fonction régulatrice dans des domaines variés (sécurité, développement, droits humains, droit des peuples, etc.) renforcent l’idée que la Charte structure durablement les rapports internationaux. À ce titre, elle joue un rôle central dans la stabilité et la continuité de la société internationale, à l’image d’une Constitution dans un État. Ainsi, par son contenu, sa fonction et sa portée, la Charte des Nations unies apparaît comme une norme fondatrice, au cœur de l’architecture juridique mondiale, et comme un point de référence commun aux membres de la communauté internationale.
2 - Un texte international bénéficiant d’une primauté affirmée dans l’ordre juridique international
L’un des éléments qui confèrent à la Charte des Nations unies une dimension constitutionnelle réside dans la reconnaissance explicite de sa primauté sur les autres normes internationales. Cette primauté des obligations issues de la Charte est affirmée par l’article 103 de la Charte qui dispose qu’« en cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront ». Il s’agit d’une disposition unique en son genre, qui confère à la Charte une autorité normative supérieure à tout autre traité.
La Cour internationale de Justice (CIJ) a confirmé à plusieurs reprises cette prééminence. Dans son avis consultatif de 1996 sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, ou encore dans l’affaire Lockerbie (Libye c. États-Unis et Royaume-Uni, 1992), elle a reconnu que les obligations découlant du Chapitre VII de la Charte s’imposent à tous les États membres, même en cas de conflit avec d’autres engagements internationaux. De même, les États, dans leur pratique diplomatique, reconnaissent largement la supériorité des résolutions du Conseil de sécurité adoptées en vertu du Chapitre VII, qui peuvent créer des obligations contraignantes s’imposant à tous les membres des Nations unies en vertu de l’article 25 de la Charte. C’est notamment le cas en matière de sanctions internationales ou d’autorisations d’intervention armée, qui ne nécessitent pas la ratification d’un traité spécifique pour produire des effets.
Cette primauté normative distingue la Charte des autres traités multilatéraux en ce qu’elle structure la hiérarchie des sources du droit international et permet, en cas de conflit normatif, de trancher en faveur de la Charte. Cela renforce sa prétention à jouer le rôle de norme fondamentale dans la société internationale. Ainsi, la Charte, par la reconnaissance explicite de sa primauté, par son autorité jurisprudentielle et par sa portée pratique, remplit une fonction essentielle de hiérarchisation des obligations internationales, à la manière d’une Constitution dans un ordre juridique interne.
B - Une charte instituant une organisation de valeur quasi-constitutionnelle des institutions onusiennes et de l’ordre juridique international
Au-delà de son rôle fondateur, la Charte des Nations unies contribue à organiser la société internationale autour d’une structure institutionnelle et normative cohérente. Elle ne se contente pas de poser des principes généraux, elle crée une organisation dotée d’organes permanents, définit des compétences précises, et établit des mécanismes de prise de décision et de mise en œuvre. Par là même, elle institue une forme de hiérarchie fonctionnelle, tant au niveau des institutions que des normes, qui renforce l’analogie avec une véritable Constitution. Cette organisation se manifeste tant dans la structuration interne de l’ONU (1) que dans l’influence de la Charte sur l’ensemble du droit international (2).
1 - Une valeur normative affirmée par l’organisation institutionnelle et la hiérarchie des normes internationales établies par le texte de la Charte
L’une des fonctions essentielles d’un texte à valeur constitutionnelle est d’établir une organisation des pouvoirs ainsi qu’une hiérarchie des normes. À cet égard, la Charte des Nations unies se distingue des traités ordinaires par le fait qu’elle structure une architecture institutionnelle permanente au service de la régulation mondiale, et qu’elle répartit les compétences entre différents organes. La Charte prévoit ainsi en son article sept six organes principaux au sein des Nations unies, dont les plus influents sont le Conseil de sécurité, l’Assemblée générale, la Cour internationale de Justice, et le Secrétaire général. Elle précise les fonctions de chacun. Le Conseil de sécurité, dont les pouvoirs sont fixés par le Chapitre V de la Charte, détient la responsabilité principale en matière de paix et de sécurité en vertu de l’article 24 de la Charte. L’Assemblée générale, dont les prérogatives sont fixées par le Chapitre IV de la Charte, joue quant à elle un rôle de forum délibératif et peut formuler des recommandations et observations. Cette répartition des compétences, fondée sur une logique fonctionnelle, s’apparente en quelque sorte à une forme de séparation des pouvoirs à l’échelle internationale.
La hiérarchie institutionnelle est également marquée par le poids juridique particulier du Conseil de sécurité, dont les résolutions adoptées en vertu du chapitre VII s’imposent à tous les États membres aux termes de l’article 25 de la Charte, et peuvent même primer sur leurs obligations conventionnelles en vertu de l’article 103. Le Conseil peut autoriser l’usage de la force, imposer des sanctions, ou établir des tribunaux pénaux internationaux, comme ce fut le cas pour le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ou pour le Tribunal pénal international pour le Rwanda, démontrant sa capacité normative directe.
Sur le plan juridique, cette organisation n’est pas seulement institutionnelle, elle traduit également une hiérarchisation des sources du droit international, avec la Charte au sommet, suivie des décisions du Conseil de sécurité, des résolutions de l’Assemblée générale à valeur politique, et des traités ou coutumes compatibles. Cette structuration dépasse le cadre contractuel et marque une tendance à la centralisation des règles fondamentales autour d’un texte fondateur. Ainsi, par l’établissement d’organes permanents, hiérarchisés et spécialisés, la Charte assure une forme de gouvernance internationale, qui évoque, sinon un pouvoir exécutif, du moins un embryon de système institutionnalisé et hiérarchisé à l’échelle mondiale. Si la Charte contribue à organiser les institutions de la société internationale et à hiérarchiser les organes compétents, son rôle ne se limite toutefois pas à cette dimension institutionnelle. Elle exerce également une influence normative structurante, en posant les principes et les règles qui fondent l’ensemble du droit international contemporain.
2 - La Charte comme cadre quasi-constitutionnel de l’ordre juridique international
Au-delà de son rôle institutionnel, la Charte des Nations unies a également joué un rôle déterminant dans la structuration du droit international contemporain, en servant de cadre normatif commun à l’ensemble de la société internationale. Elle constitue un socle sur lequel se sont bâties de nombreuses branches du droit international public, consolidant ainsi son rôle quasi-constitutionnel. La Charte a en effet posé les principes fondamentaux de l’ordre juridique international, qui ont ensuite été reconduits, précisés ou développés dans des textes ultérieurs. L’interdiction du recours à la force, la reconnaissance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le respect des droits fondamentaux, ou encore le principe de non-ingérence, sont autant de normes qui trouvent leur origine ou leur formulation initiale dans la Charte. Ces principes ont acquis au fil du temps une valeur coutumière ou ont pour beaucoup été intégrés dans des normes impératives, ce qui atteste de leur centralité.
La Charte est également à l’origine de nombreuses dynamiques de codification, impulsées par les organes de l’ONU, notamment la Commission du droit international. Elle a servi de matrice à des traités universels majeurs : Pactes internationaux de 1966, conventions de Genève sur les droits de l’homme, statuts de juridictions internationales. Cette influence normative témoigne de sa capacité à irriguer l’ensemble de l’ordre juridique international, comme une Constitution inspire le droit législatif et réglementaire interne. En outre, la Charte n’est pas figée, elle a fait l’objet d’interprétations évolutives par les organes de l’ONU, qui ont su adapter ses dispositions aux enjeux contemporains, notamment dans les domaines du maintien de la paix, du développement durable ou de la justice pénale internationale. Ainsi, loin de se limiter à un acte constitutif d’organisation, la Charte sert de référentiel commun à l’ensemble des acteurs internationaux, et joue un rôle structurant dans la formation, l’interprétation et l’évolution du droit international. À ce titre, elle remplit bien une fonction quasi-constitutionnelle, à l’échelle d’une société internationale juridiquement organisée. Aussi centrale et structurante soit-elle, la Charte des Nations unies n’échappe toutefois pas aux limites propres à l’ordre juridique international, encore largement fondé sur la souveraineté étatique. Son fonctionnement repose en effet sur le consentement des États, et sa mise en œuvre demeure inégalement assurée. Ces éléments conduisent à relativiser sa portée constitutionnelle, en soulignant les obstacles à une véritable effectivité normative.
II - Une constitutionnalité relative et incomplète dans un système international fondé sur la souveraineté des États
La qualification de la Charte comme Constitution de la société internationale doit être fortement nuancée au regard de l’absence de mécanismes contraignants et centralisés, mais aussi du poids politique des États dans son application. Malgré sa vocation universaliste et sa primauté formelle, la Charte reste soumise à la logique interétatique. Son caractère constitutionnel est ainsi pondéré par les limites institutionnelles et procédurales qui entravent son effectivité (A), et par sa dimension politique, qui tend à faire d’elle un texte plus programmatique que véritablement normatif (B).
A – L’absence de mécanismes de contrainte constitutionnelle au sein de la Charte
Si la Charte des Nations unies présente plusieurs traits rappelant ceux d’une Constitution, elle ne dispose, en raison du principe de souveraineté étatique, ni de moyens centralisés d’imposition des normes, ni de mécanismes assurant une application uniforme et contraignante à l’égard des États (1). L’ordre international, encore largement fondé sur la souveraineté étatique, limite ainsi considérablement la portée impérative de la Charte, tant dans sa mise en œuvre que dans la sanction du respect du texte (2).
1 - Une application de la Charte conditionnée par la souveraineté des États
Si la Charte des Nations unies aspire à structurer l’ordre international, sa mise en œuvre dépend d’un paramètre fondamental : la souveraineté persistante des États, qui reste au cœur du système international. À la différence d’un ordre constitutionnel interne où la Constitution s’impose indépendamment de la volonté des sujets de droit, la Charte ne produit ses effets qu’à la condition de l’adhésion, de l’interprétation et de la coopération des États membres. En effet, l’ONU ne dispose pas d’un pouvoir exécutif autonome capable d’imposer systématiquement ses décisions. Même le Conseil de sécurité, dont les résolutions peuvent être obligatoires en vertu du Chapitre VII, dépend du bon vouloir des membres permanents pour agir. Le recours au droit de veto permet à un seul État de bloquer l’adoption de mesures pourtant nécessaires au maintien de la paix et de la sécurité internationale. Cela traduit une primauté de la logique politique sur la logique juridique, et limite considérablement la capacité d’action du système.
Par ailleurs, la Charte ne prévoit aucune procédure de contrôle centralisé de constitutionnalité. Les États membres peuvent interpréter ses dispositions de manière autonome, voire contradictoire. Il n’existe ni autorité juridictionnelle suprême pour trancher les conflits d’interprétation de la Charte, ni mécanisme obligatoire de révision constitutionnelle. Toute modification du texte suppose un consensus quasi-universel, ce qui rend toute réforme institutionnelle majeure extrêmement difficile. Enfin, les États conservent une large marge de manœuvre pour se retirer, se désengager ou suspendre leur participation à certaines institutions onusiennes. Cela s’est vu notamment dans les retraits temporaires ou les désengagements budgétaires des États-Unis ou d’autres puissances au fil des décennies. Ainsi, en l’absence d’un pouvoir contraignant centralisé et face à la prévalence de la souveraineté étatique, la Charte peine à s’imposer comme norme juridiquement supérieure et effectivement contraignante, au sens d’une Constitution.
2 - L’absence de mécanisme de sanction effectif comme limite au caractère constitutionnel de la Charte
Une autre limite majeure à la constitutionnalité de la Charte des Nations unies réside dans l’absence de mécanismes de sanction universels, automatiques et égalitaires. Si la Charte attribue au Conseil de sécurité un pouvoir de coercition inédit en droit international, en particulier dans le cadre du Chapitre VII, son usage est soumis à de fortes contraintes politiques, et son application demeure sélective et inégale. Le Conseil de sécurité peut théoriquement adopter toute mesure allant de l’embargo à l’intervention militaire, en passant par la création de tribunaux pénaux internationaux. Toutefois, l’exercice du droit de veto par les cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni) constitue un obstacle récurrent à l’adoption de résolutions en cas de crise internationale. Cela a été le cas dans les conflits en Syrie, en Ukraine ou en Palestine, où l’inertie du Conseil de sécurité a suscité de vives critiques malgré les violations caractérisées des dispositions de la Charte.
De plus, la sélectivité des interventions ou des sanctions fragilise la crédibilité du système. Certains États ont été sanctionnés, à l’instar de l’Irak, l’Iran ou la Libye, tandis que d’autres, pourtant auteurs de violations manifestes du droit international, ont échappé à toute mesure coercitive, souvent en raison de leur puissance politique ou militaire. Cette disparité dans l’application du droit est incompatible avec l’idée d’une normativité constitutionnelle égalitaire, et renforce l’impression d’un système à géométrie variable. Par ailleurs, la Charte ne prévoit aucun mécanisme juridictionnel véritablement coercitif pour sanctionner les violations de ses dispositions. La Cour internationale de Justice ne peut être saisie que sur la base du consentement des États, ce qui limite fortement sa portée contraignante. En définitive, malgré l’existence de mécanismes potentiellement puissants, la Charte souffre d’un manque de garanties procédurales et d’effectivité, qui l’éloigne du modèle d’une Constitution disposant de moyens de contrainte systématiques et impartiaux. Sa capacité à imposer le droit reste subordonnée aux équilibres politiques. Ces limites institutionnelles et procédurales montrent que, si la Charte vise à structurer la société internationale, elle reste soumise à des dynamiques politiques qui entravent son effectivité. Cette tension entre normativité et réalité interétatique conduit à s’interroger sur la nature véritable du texte, dont la portée pourrait être davantage rapprochée à celle d’une convention cadre plutôt que d’un texte constitutionnel.
B - Une convention au caractère politique fort souffrant de nombreuses remises en cause
La Charte des Nations unies, bien qu’elle contienne des normes fondamentales du droit international, ne présente pas toujours la densité juridique et la justiciabilité attendues d’une véritable Constitution. Elle est aussi un texte diplomatique et programmatique, qui véhicule des finalités politiques, parfois peu contraignantes juridiquement. Il convient ainsi d’examiner d’une part son caractère partiellement programmatique et non justiciable (1), puis d’autre part les remises en cause contemporaines de son autorité normative (2).
1 - La Charte comme convention au caractère symbolique et diplomatique
Si la Charte des Nations unies joue un rôle fondamental dans la structuration de l’ordre international, une partie importante de ses dispositions relèvent davantage du discours politique et diplomatique que du droit strictement contraignant. Cette dualité fragilise son assimilation à une véritable Constitution, qui, dans l’ordre interne, suppose des règles précises, justiciables et opposables. En effet, de nombreuses dispositions de la Charte sont rédigées de manière générale, programmatique ou déclaratoire. Par exemple, l’article 1 énonce les buts de l’ONU, dont le maintien de la paix, le développement des relations amicales entre les nations, et la promotion des droits de l’homme. Mais ces objectifs, aussi fondamentaux soient-ils, ne sont pas assortis de mécanismes juridiques précis permettant de contraindre les États à leur mise en œuvre.
La Charte se rapproche ainsi, dans certains de ses aspects, d’une déclaration de principes, comparable à un préambule constitutionnel. Elle formule des idéaux, des orientations, mais n’organise pas systématiquement leur effectivité. Cette nature programmatique est particulièrement marquée dans les domaines du développement économique, de la coopération culturelle ou de la protection sociale, où les engagements restent souvent non contraignants. En outre, la Charte a aussi une fonction diplomatique de compromis. Rédigée dans le contexte de l’immédiat après-guerre, elle reflète un équilibre entre puissances, un consensus minimal entre États aux intérêts divergents. Cette volonté de compromis a parfois conduit à des formulations ambiguës, permettant des interprétations divergentes, ce qui est peu compatible avec l’idée d’une Constitution rigoureuse. Enfin, dans la pratique, les États ont souvent tendance à mobiliser la Charte comme argument politique plutôt que comme norme juridique contraignante. Elle est invoquée pour justifier ou critiquer certaines actions, mais son autorité est souvent subordonnée aux rapports de force internationaux. Ainsi, la Charte remplit également une fonction politique et symbolique, qui, si elle renforce son autorité morale, affaiblit sa capacité à s’imposer comme norme juridique constitutionnelle pleinement effective.
2 - L’existence de remises en cause contemporaines de l’autorité normative de la Charte
La vocation constitutionnelle de la Charte des Nations unies est aujourd’hui mise à l’épreuve par une série de remises en cause politiques, juridiques et géopolitiques, qui affaiblissent son autorité normative dans la pratique contemporaine. Bien qu’elle demeure le socle juridique du système international, son application est souvent contournée, contestée ou ignorée dans les faits. L’un des phénomènes les plus révélateurs de cette fragilisation est le retour à l’unilatéralisme, en particulier de la part des grandes puissances. Les interventions militaires sans mandat du Conseil de sécurité, comme en Irak en 2003, ou plus récemment dans le nord de la Syrie, ont été menées en dehors du cadre prévu par la Charte. Ces actions minent la crédibilité du principe de sécurité collective qu’elle fonde, et montrent que le respect du droit international reste subordonné à des intérêts stratégiques nationaux.
Par ailleurs, des acteurs étatiques majeurs contestent aujourd’hui l’autorité des institutions onusiennes. Les États-Unis se sont à plusieurs reprises retirés ou désengagés d’organes rattachés à l’ONU (UNESCO, Conseil des droits de l’homme, OMS), tandis que la Russie, en envahissant l’Ukraine en 2022, a ouvertement violé l’article 2§4 de la Charte interdisant le recours à la force. De tels comportements illustrent une fragilité structurelle de la Charte, qui ne dispose d’aucun moyen de coercition efficace contre les puissances dominantes. Il en va de même pour l’action militaire menée par Israël sur la bande de Gaza qui sort complètement du cadre onusien d’usage de la force.
En outre, des critiques croissantes dénoncent l’obsolescence du fonctionnement institutionnel de l’ONU, en particulier la composition figée du Conseil de sécurité, perçue comme non représentative de la réalité géopolitique contemporaine. Cette crise de légitimité affaiblit l’autorité normative du système dans son ensemble. Ainsi, bien que la Charte conserve une autorité symbolique et juridique centrale, son application inégale, ses failles institutionnelles et les violations répétées de ses principes fondamentaux compromettent sa fonction constitutionnelle effective dans l’ordre international actuel.
En tout état de cause, au-delà des remises en cause spécifiques de l’autorité de la Charte, le fonctionnement même de l’ordre juridique international ne permet pas, en l’état actuel, à un texte quel qu’il soit d’avoir une véritable valeur constitutionnelle au sens plein. La société internationale demeure marquée par l’absence d’un pouvoir centralisé, la souveraineté des États, et l’horizontalité des sources du droit. Dans ce contexte, aucune norme, même largement acceptée comme la Charte, ne peut bénéficier d’une force impérative, d’une justiciabilité uniforme et d’une révision encadrée, comme c’est le cas dans les ordres juridiques étatiques. La Charte peut donc à bon droit être qualifiée de Constitution symbolique ou matérielle de la société internationale, mais elle ne remplit pas, en tant que telle, toutes les fonctions d’une Constitution formelle et effective.
