Introduction

Les idéologies et doctrines fiscales sont, intimement, liées aux conceptions que les uns et les autres se font du rôle de l’Etat, de l’organisation économique ou, encore, de l’impératif de justice sociale. Aussi, n’est-il pas étonnant que l’analyse fiscale se mêle ici avec des considérations venues d’autres disciplines. Ces idéologiques sont traversées par trois grands mouvements.

Le premier est, fondamentalement, utopiste. Il consiste à appréhender la fiscalité sous l’angle d’un impôt unique à même de résoudre tous les problèmes qu’elle pose : financement des dépenses publiques, simplicité dans la mise en œuvre, équité pour les contribuables, notamment.

Le second correspond aux doctrines antifiscales qui se sont développées au cours des années 1970 en lien avec l’essor des théories économiques libérales. Ces thèses s’articulent autour de l’idée de moins d’impôt pour moins d’Etat et plus de marché.

Enfin, la justification de l’impôt a vu s’affronter deux grandes théories : celle de l’impôt-échange et celle de l’impôt-solidarité.

Il convient donc d’étudier, dans une première partie, les utopies fiscales (I), d’analyser, dans une seconde partie, les doctrines antifiscales (II) et d’examiner, dans une troisième partie, les théories sur la justification de l’impôt (III).

I - Les utopies fiscales : l'impôt unique

Les principales utopies fiscales s’articulent autour de l’idée d’un impôt unique à même de couvrir l’ensemble des dépenses publiques. Cet impôt unique est, également, censé permettre de répondre à tous les problèmes posés par la fiscalité : simplicité dans la mise en œuvre pour le contribuable et l’administration fiscale, plus grande équité puisque son unicité doit permettre d’en moduler le taux avec exactitude en fonction des facultés contributives de chacun et d’en généraliser le paiement à l’ensemble des contribuables, notamment. Diverses théories ont, ainsi, été élaborées : elles font porter l’impôt unique sur le foncier (A), le capital (B) ou la dépense (C).

A - L'impôt unique sur le foncier

Deux grandes théories ont été élaborées pour défendre l’idée d’un impôt unique sur le foncier.

La première est le fait des physiocrates. En réaction aux corporatismes, à l’importance de la pression fiscale pesant sur les paysans, à la difficile circulation des marchandises et aux difficultés de financement de l’Etat qui caractérisaient le XVIII° siècle, ceux-ci vont élaborer une théorie selon laquelle le fonctionnement naturel de l’économie est bien supérieur à celui que les hommes tentent d’instaurer. Il convient, donc, de s’abstenir d’intervenir dans le circuit économique et d’assurer la libre circulation des biens de manière à permettre la réalisation de l’ordre le plus harmonieux qui soit. Les physiocrates appellent, alors, à la suppression des péages et des corporations et à la mise en place d’un impôt unique sur le foncier, car seule l’agriculture dégage un produit net.

L’autre théorie est celle d’Henry George fortement inspiré par les physiocrates. Celui-ci remarque que la rente foncière s’accroit sans que les salaires ne suivent la même voie. Pour lui, la richesse se trouve, donc, dans le foncier en raison de l’accroissement continu de sa valeur. Aussi, il convient de supprimer tous les impôts et de ne laisser subsister que l’impôt sur les valeurs foncières, seul moyen de rendre commune la propriété sur la rente foncière.

B - L'impôt unique sur le capital

Au XIX° siècle, les théories sur l’impôt unique font peser ce dernier sur le capital fixe, c’est-à-dire les sols et tous les biens immobiliers servant d’accise à la production, à l’exclusion du capital circulant. Différentes théories de l’impôt unique sur le capital vont, alors, être élaborées.

La première est celle d’Emile-Justin Menier pour qui l’impôt unique sur le capital doit être un impôt de répartition, proportionnel et indiciaire. Celui-ci doit peser sur le capital fixe des individus évalué au niveau local.

L’autre théorie est celle d’Emile de Girardin selon qui l’impôt ne doit être qu’une prime d’assurance proportionnelle à la valeur du capital détenu.

Enfin, à la fin du XX° siècle, Maurice Allais se montre favorable à un impôt sur le capital au taux de 1 % qui ne serait pas unique, mais dominant. Sa mise en place permettrait la suppression d’autres impôts, tels que l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les sociétés ou, encore, les impôts locaux. Cet impôt ne viendrait taxer que les revenus non gagnés, comme ceux provenant de la spéculation foncière.

C - L'impôt unique sur la dépense

Ces théories se fondent sur l’idée que l’équité fiscale implique que chacun contribue en fonction de ce qu’il retire de la société, autrement dit en fonction de ce qu’il consomme. Trois thèses peuvent être relevées.

1 – L’impôt unique sur la dépense globale

Cette théorie a été défendue par deux auteurs selon des modalités différentes.

Le premier est Nicholas Kaldor dans les années 1960 et 1970. Celui-ci était favorable non à une taxe sur le chiffre d’affaires supportée par le consommateur, mais à un impôt annuel, personnel et progressif sur les dépenses effectuées par les contribuables qui se substituerait à l’impôt sur le revenu. Cette démarche s’inscrivait dans le souci de faire de la politique fiscale un outil pour favoriser l’essor économique. En effet, taxer le revenu dépensé et non le revenu épargné devait permettre de faire en sorte que l’épargne s’investisse dans le secteur productif. Dans le même temps, le caractère progressif de cet impôt répondait au souci de l’auteur de diminuer les inégalités sociales. Même si Kaldor fut proche du pouvoir politique, ce projet trop complexe ne put jamais être mis en œuvre.

Le second est James Meade à qui il fut demandé dans la seconde moitié des années 1970 de réformer l’impôt sur revenu en Grande-Bretagne, car celui-ci faisait fuir les contribuables les plus aisés et incitait les détenteurs de bas revenus à cesser de travailler. L’intéressé proposa la suppression de cet impôt et son remplacement par un impôt sur la dépense globale. Il envisagea deux solutions. Le première était celle d’un impôt universel à la dépense qui devait conduire à taxer, à un taux progressif, la consommation annuelle calculée en enlevant des rentrées de revenus le total des dépenses d’investissement. Cette solution étant difficile à mettre en œuvre, Meade proposa un impôt sur la dépense à deux étages : il s’agissait, ici, de combiner impôt universel à la dépense et TVA. Les contribuables aisés devaient être soumis aux deux taxes, tandis que les contribuables modestes n’étaient soumis qu’à la TVA.

2 - L’impôt différencié sur la dépense

Cette théorie a été défendue dans les années 1970 par Fernand Oulès et André Margairaz. Il s’agissait d’exonérer les consommations de première nécessité et de taxer les autres de manière progressive. Les taux devaient, également, varier en fonction du degré de nécessité des produits et des services. Dans le même temps, afin d’éviter la fraude, la taxation ne devait pas se faire au moment de la commercialisation, comme avec la TVA, mais juste avant cette étape.

3 – L’impôt sur l’énergie

C’est une théorie élaborée à la Libération par Eugène Schueller, le fondateur de l’entreprise de cosmétiques L’Oréal. Celui-ci estimait que, dans la mesure où toutes les opérations économiques contemporaines supposent l’utilisation de sources d’énergie, la taxation de ces dernières doit permettre d’atteindre tous les produits et services. Cet impôt peut, ainsi, se substituer à tous ceux qui existent.

II - Les doctrines antifiscales

Si l’antifiscalisme a toujours existé, il a pris un nouvel essor dans les années 1970 autour des théories libérales. La crise économique a, en effet, mis en relief les griefs économiques de l’impôt portés par les libéraux (A) et permis un renouvellement de leurs thèses (B).

A - Les griefs économiques de l'impôt selon les libéraux

Avec la survenue de la crise économique dans les années 1970, le modèle d’Etat interventionniste impulsé par la théorie keynésienne ne parvient plus à soutenir la croissance économique, laissant le champ libre aux critiques libérales de l’impôt. La plupart d’entre elles portent sur la pression fiscale (1) et sur la progressivité de l’impôt (2).

1 – Les critiques sur la pression fiscale

Selon les libéraux, une pression fiscale trop élevée conduirait les agents économiques à moins travailler, investir, produire et épargner, causant une diminution de l’activité économique elle-même source d’une diminution des rentrées fiscales.

Cette équation a été formalisée par A. Laffer sous la forme de la célèbre expression « les hauts taux tuent les totaux ». Cela signifie qu’il existe un seuil de pression fiscale (non identifié à ce jour) au-delà duquel toute augmentation des impôts entraine une diminution du rendement fiscal. Il convient, alors, de baisser la pression fiscale pour renforcer l’activité économique.

Cette équation ne peut, toutefois, à elle seule, servir d’alpha et d’oméga à toute politique fiscale. En effet, si l’on ne s’en tenait qu’à elle, il conviendrait de diminuer drastiquement les impôts, ce qui conduirait à une réduction importante des dépenses publiques. Or, ces dernières ont une utilité certaine notamment en matière sociale, afin d’éviter que des désordres politiques se rajoutent à des problèmes économiques.

2 – Les critiques sur la progressivité de l’impôt

Pour les libéraux, la progressivité de l’impôt serait dangereuse sur le plan économique et illusoire au regard de l’objectif de justice sociale. La progressivité aurait, en effet, un effet désincitatif sur le travail et nuirait à l’investissement par la forte ponction opérée sur les revenus élevés. La solution serait, alors, de remplacer les impôts existants par un impôt unique au taux proportionnel.

De nombreuses propositions en ce sens, émanant tant des économistes que des politiques, ont été élaborées aux Etats-Unis. La plus célèbre est celle de « flat tax » qui aurait un taux unique de 19 % et dont la base imposable serait élargie. L’ensemble de ces propositions vont dans le sens d’un impôt proportionnel sur la dépense visant à éviter une taxation de l’épargne. Pour ses promoteurs, cette solution permettrait de simplifier le système fiscal, de le rendre le plus neutre possible et de diminuer les coûts administratifs pour les entreprises et pour l’Etat.

Ces dernières années, de nombreux pays, comme la Russie ou la Roumanie, ont mis en place des impôts sur le revenu à taux proportionnel, sans, toutefois, supprimer les autres impôts. En France, cette solution a été mise en place en 2017 s’agissant des revenus de capitaux mobiliers.

B - Une pensée économique libérale renouvelée

Les théories libérales dénoncent le poids considérable qu’a pris l’Etat, source de dysfonctionnements de l’économie du fait de la complexité des règlementations administratives, mais aussi le poids des prélèvements obligatoires impliqués par ce modèle d’Etat qui ponctionnent trop durement les acteurs économiques dont la capacité de réinvestissement se trouve, ainsi, amputée.

Les tenants de ces thèses militent pour le passage d’une régulation par l’Etat à une régulation par le marché, ce qui nécessite une réduction des dépenses publiques et du poids de la charge fiscale.

La thèse la plus radicale est défendue par l’école libertarienne (1). L’école du Public Choice défend, elle, une position plus mesurée (2).

1 – L’école libertarienne

Les partisans de cette théorie, dont le chef de file était Murray Rothbard, sont, sans aucun doute, les plus radicaux. Ceux-ci sont, en effet, farouchement antiétatismes et anti-impôt, ce qui les conduit à défendre la privatisation des services publics, la petite entreprise ou, encore, une liberté de mœurs du fait de leur hyper-individualisme.

Si cette école de pensée trouve, pour partie, ses origines dans les thèses anarchistes, elle s’inspire très largement, sur le plan économique, des travaux de l’école autrichienne de F. Hayek. Les libertariens reprennent, ainsi, l’idée que, défaite des contraintes de l’Etat, la société sécrète d’elle-même un ordre social plus efficace que l’ordre imposé de manière interventionniste. Ces auteurs militent, alors, pour une politique de dérèglementation et de libéralisation, ainsi qu’une réappropriation du pouvoir par la société civile.

2 - L’école du Public Choice

L’école du Public Choice, c’est-à-dire des choix collectifs, fut dirigée par J. Buchanan. Plus mesurée que l’école libertarienne, cette école analyse la rationalité des choix politiques engendrant des dépenses publiques. Il s’agit, concrètement, de se demander si les institutions publiques gèrent correctement les fonds des contribuables et si les dépenses publiques ne freinent pas le développement économique.

Pour y parvenir, cette école analyse la décision politique au travers de concepts et de modèles économiques. La politique y est assimilée à un marché pensé à l’image du marché économique et l’homme politique considéré comme un individu agissant de la même manière que sur un marché économique, c’est-à-dire en fonction de son intérêt personnel.

Les tenants de cette théorie critiquent la bureaucratie et recherchent de nouvelles formes d’institutions. L’Etat doit diminuer de volume, mais aussi mieux gérer son budget, notamment en s’inspirant des modes de gestion privés.

Ces auteurs considèrent, par ailleurs, que l’interventionnisme public n’est pas le meilleur outil pour réaliser l’intérêt général. Ils considèrent, en effet, qu’il convient de laisser s’affronter les intérêts particuliers au travers de procédures qui permettent d’en contrôler les effets néfastes, tels que des formes de référendum qui auraient l’avantage d’instaurer, lorsqu’il s’agit de la dépense publique, une plus grande clarté dans l’utilisation de l’impôt payé par les contribuables.

Si cette théorie a eu le mérite d’inciter à repenser la dépense publique au regard de ses conséquences économiques, ses conclusions ne tenaient, cependant, pas suffisamment compte de données politiques et sociologiques. Or, les décisions politiques, notamment lorsqu’il s’agit de dépenser, tiennent compte d’un ensemble de facteurs dont l’école du Public Choice ne rend qu’incomplètement compte.

III – Les doctrines fiscales sur la justification de l'impôt

En la matière, deux théories se sont affrontées : la théorie libérale de l’impôt-échange (A) et la théorie communautariste de l’impôt-solidarité (B).

A - La théorie libérale de l'impôt-échange

Appelée aussi théorie de l’impôt-assurance ou de l’impôt-contrepartie, cette thèse a prédominé durant la seconde moitié du XVIII° siècle et au XIX° siècle. Selon ses partisans, l’impôt doit être regardé comme le prix payé par le contribuable pour la sécurité et les services que lui apporte l’Etat. Cette thèse se rattache aux courants de pensée contractualistes pour qui il existerait un contrat tacite entre l’Etat et les individus, les seconds acceptant d’aliéner une partie de leur liberté en échange de la garantie de sécurité offerte par le premier.        

De nos jours, la théorie de l’impôt-échange connait un renouveau au travers du principe d’équivalence en vertu duquel la répartition de l’impôt se fait en fonction de l’utilité que chacun retire de la consommation des services collectifs ainsi financés, ce qui conduit à concevoir l’impôt comme un fait économique.

Toutefois, cette théorie fait l’objet de nombreuses critiques. La première tient à l’absence de prise en compte de la nécessaire solidarité nationale. La seconde s’explique par le fait que l’impôt ne peut être assimilé à un prix déterminé dans le cadre d’un marché privé. En effet, le citoyen n’a pas une réelle liberté de choix quant au service rendu ; il est, par ailleurs, souvent impossible de déterminer le coût de ce service ; enfin, le prix est déterminé unilatéralement par le décideur public et beaucoup de services ne sont pas traduisibles en termes monétaires. De surcroît, cette thèse a, en matière sociale, des conséquences dénuées de sens puisque les plus démunis sont censés être plus imposés que les classes aisées.

B - La théorie communautariste de l'impôt-solidarité

Développée à la fin du XIX° siècle en réaction à la théorie de l’impôt-échange, cette thèse reprend l’idée de sacrifice fiscal en en faisant un devoir nécessaire à l’établissement d’un lien social fondé sur l’idée de solidarité. Cette théorie se fonde sur plusieurs éléments.

Il s’agit, d’abord, de tenir compte de la capacité contributive des contribuables. Ainsi, le sacrifice fiscal doit être établi, non en fonction des bénéfices retirés par les individus, mais au regard de leurs forces pécuniaires. Ce principe s’inspire du célèbre article 13 de la Déclaration de 1789.

Il convient, ensuite, d’instaurer une progressivité de l’impôt. Cette idée se fonde sur la théorie économique de l’utilité marginale en vertu de laquelle chaque gain supplémentaire de revenus entraine une utilité qui va en décroissant. Aussi, il apparaît logique que la charge fiscale augmente en fonction de l’élévation du revenu.

Enfin, l’impôt est perçu, dans le cadre de cette thèse, comme un instrument de redistribution et d’égalisation. La théorie de l’impôt-solidarité se rapproche, ici, de celle de l’impôt négatif. Cette dernière promeut une allocation dégressive sur le revenu destinée à assurer à ses bénéficiaires un revenu minimum garanti qui est censé leurs permettre d’assurer leur subsistance tout en évitant l’oisiveté. En France, la prime pour l’emploi en a été la traduction.