Introduction
Il peut sembler anachronique d’étudier la question des fiançailles, à une époque où le nombre de mariages décroît, talonné par le nombre de pactes civils de solidarité. Mais plus de 200 00 mariages sont célébrés chaque année en France, laissant présumer la survivance des promesses de mariage et en conséquence des difficultés qu’elles génèrent. C’est l’enjeu de l’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 4 janvier 1995. Il rappelle que pour ouvrir droit à réparation, la preuve doit être rapportée du caractère fautif de la rupture des fiançailles.
Les faits de l’arrêt étudié concernent deux personnes unies par une promesse de mariage. Toutefois, les fiançailles sont rompues et l’union matrimoniale n’est jamais célébrée.
La fiancée éconduite assigne le juge aux fins de condamner son ancien promis au paiement de dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral, en raison de la rupture abusive des fiançailles. Le litige est porté jusqu’à la cour d’appel de Nancy.
Dans un arrêt en date du 18 septembre 1992, les juges lorrains accueillent la prétention de la demanderesse. Ils se fondent sur la brutalité de la rupture, qui est suffisante pour constituer une faute et donc engager la responsabilité de l’ex-fiancé. Par conséquent, ce dernier est condamné à réparer le préjudice moral subi.
L’ex-fiancé forme un pourvoi devant la Cour de cassation, au motif essentiel que la cour d’appel a ici improprement constaté l’existence d’une faute de sa part.
La Cour de cassation était ainsi saisie d’une question en apparence factuelle : la rupture est-elle en l’espèce suffisamment brutale pour caractériser une faute et donc entraîner l’octroi de dommages et intérêts au profit de la fiancée éconduite ?
Les juges de cassation profitent de cette saisine pour généraliser le problème posé : la rupture des fiançailles entraîne-t-elle automatiquement l’engagement de la responsabilité de l’auteur de la rupture et le versement de dommages-intérêts ? Ou est-ce que la rupture est insuffisante per se et suppose d’y ajouter une faute autonome ?
La première chambre civile de la Cour de cassation tranche au profit de la seconde voie. Au visa de l’ancien article 1382 du code civil (nouvel article 1240 du code civil, depuis l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations), la Cour énonce, dans un attendu de principe, que « la rupture d'une promesse de mariage n'est pas, à elle seule, génératrice de dommages-intérêts, lesquels ne peuvent être accueillis que s'il vient s'y ajouter une faute en raison des circonstances ». Or, en l’espèce, la cour d’appel a caractérisé une faute engageant la responsabilité de l’ex-fiancé, alors même qu’elle relevait que la rupture avait été envisagée par les deux fiancés, en raison d’une mésentente entre eux. La rupture ne pouvait donc pas être qualifiée de brutale. Il demeurait seulement que l’ex-fiancé n’avait pas averti sa compagne de sa volonté de rompre les fiançailles. Pour la Cour de cassation, cette absence de « dialogue préalable » n’est pas suffisante pour caractériser une faute et ouvrir droit à réparation. La cour d’appel a donc violé l’ancien article 1382 du code civil et voit sa décision cassée.
Classiquement, la Cour de cassation raisonne de manière binaire, afin de répondre aux deux questions posées par le litige. Elle rappelle d’abord que la responsabilité est engagée en cas de rupture fautive des fiançailles (I). Elle met ensuite l’accent sur le régime de cette responsabilité (II).
I – L'existence d'une responsabilité extracontractuelle pour rupture fautive des fiançailles
Si la Cour de cassation expose clairement qu’il est possible d’engager la responsabilité de l’auteur de la rupture fautive des fiançailles (B), elle ne le fait qu’au détour d’un rappel implicite : « la rupture d'une promesse de mariage n'est pas, à elle seule, génératrice de dommages-intérêts ». Elle rappelle la primauté de la liberté matrimoniale (A).
A - Le rappel implicite du principe de la liberté matrimoniale
La liberté matrimoniale est un principe essentiel du droit national et international (1). La liberté de rompre les fiançailles en est une de ses déclinaisons (2).
1 – Les fondements de la liberté matrimoniale
Le droit français reconnaît à toute personne la liberté de se marier. Cela signifie qu’il n’est pas possible d’obliger une personne à se marier. Inversement, avant 2013, des couples de personnes de même sexe avaient tenté de faire fléchir le juge interne sur l’exigence d’une différence sexuée pour se marier. Le Conseil constitutionnel n’a pas accédé à cette demande, considérant que « la liberté du mariage ne restreint pas la compétence que le législateur tient de l'article 34 de la Constitution pour fixer les conditions du mariage dès lors que, dans l'exercice de cette compétence, il ne prive pas de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel » (Cons. const., 28 janv. 2011, n° 2010-92 QPC, §7). Le droit interne permettait à ces couples de vivre en concubinage ou de conclure un pacte civil de solidarité (art. 515-1 et s. c. civ.).
Cette liberté du mariage a une valeur constitutionnelle, en tant que composante de la liberté individuelle (Cons. const., 13 août 1993, n° 93-325 DC) ou personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la DDHC de 1789 (Cons. const., 20 nov. 2003, n° 2003-484 DC).
Depuis quelques dizaines d’années, les conditions formelles et substantielles du mariage se sont libéralisées : allègement des empêchements à mariage (notamment sous les coups du contrôle de proportionnalité réalisé par la Cour de cassation : Civ. 1re, 4 déc. 2013, n° 12-26.066, Bull. civ. I, n° 234), légalisation des unions entre personnes de même sexe (loi n° 2013-404 du 17 mai 2013), etc.
C’est un droit au mariage qui est reconnu en droit européen et international. Au niveau international, l’article 16 de la Déclaration universelle des droits de l’homme indique que « à partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille », ce mariage ne pouvant être conclu « qu'avec le libre et plein consentement des futurs époux ». L’article 23 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques reprend une formulation similaire. Au niveau européen, le droit de se marier est reconnu par l’article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et l’article 12 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La Cour EDH se réserve le droit de vérifier si les législations internes respectent bien ce droit de se marier. Les limitations prévues par les droits des États-membres doivent ainsi être légitimes et proportionnées, et ne pas atteindre l’exercice de ce droit dans sa substance.
La liberté de se marier possède un spectre large. Elle garantit la liberté de choisir son futur époux, le moment et les conditions de l’union… Mais elle garantit aussi, corollairement, la liberté de ne pas se marier. C’est sur le fondement de cette liberté de ne pas se marier que la jurisprudence s’est positionnée en faveur d’une liberté de rupture des fiançailles.
2 - L’existence subséquente d’une liberté de rupture des fiançailles
Dans l’arrêt étudié, la Cour de cassation rappelle implicitement la liberté de rupture des fiançailles. Dans son attendu de principe, elle précise que « la rupture d'une promesse de mariage n'est pas, à elle seule, génératrice de dommages-intérêts ». En d’autres termes, le fiancé rompant la promesse de mariage n’engage pas sa responsabilité du seul fait de la rupture. C’est dire que tout fiancé est libre de s’engager ou se désengager de ses fiançailles. Les fiançailles ne sont donc pas juridiquement contraignantes.
La solution n’était pourtant pas évidente. Le droit romain et l’Ancien droit semblaient accorder une force obligatoire aux promesses de mariage. Le code civil de 1804 ne disant rien sur la nature et le régime des fiançailles, il était nécessaire que le juge civil intervienne.
La première réponse d’ampleur est intervenue par les deux arrêts de chambre civile des 30 mai et 11 juin 1838, Bouvier c. Coutreau. Le juge rappelle qu’il existe un principe de « liberté illimitée » dans les mariages. Cette liberté est d’ordre public et ne peut être restreinte par une promesse de mariage. Dès lors, toute promesse de mariage est nulle car intentant à la liberté matrimoniale.
Ainsi, la promesse de mariage n’est pas qualifiée d’acte juridique, sauf à être déclarée comme nulle car contraire à l’ordre public (anc. art. 1108 c. civ., nouv. art. 1128 et 1162 c. civ.). Les fiançailles sont donc un fait juridique. Comme les fiançailles ne sont pas un acte juridique, les fiancés ne sont pas contractuellement et juridiquement liés. Il n’existe aucune obligation de se marier pesant sur les promis, qui ne pourront pas être forcés à se présenter devant l’officier de l’état civil.
L’absence d’obligation de se marier rend possible la rupture des fiançailles, sans que cette rupture ne soit considérée comme une inexécution du contrat et donc comme une faute. Dans l’arrêt soumis à étude, la Cour de cassation ne fait en réalité que rappeler sa jurisprudence de 1838, en réaffirmant que la rupture n’est pas, en elle-même, fautive (v. déjà Civ. 2e, 28 avr. 1993, n° 91-18.855). La justification principale de cette solution tient à la préservation de la liberté de se marier : s’il existait une obligation de se marier, dont l’inexécution oblige à réparation, une contrainte pèserait sur la volonté des époux, si bien qu’il ne serait plus possible de parler de « liberté » du mariage.
Pour autant, il existe certaines limites à l’absence de valeur contraignante des fiançailles. Par exemple, une valeur juridique leur est accordée dans le cas où l’un des fiancés décède avant la célébration du mariage, par la technique du mariage posthume (art. 171 c. civ.). Également, si un tiers est responsable du décès d’un des fiancés avant la célébration du mariage, le fiancé survivant peut obtenir réparation de la perte de chance de se marier (v. Ch. mixte, 27 févr. 1970, Dangereux, n° 68-10.276). Dans le cas d’une rupture unilatérale des fiançailles, la jurisprudence admet que le fiancé éconduit puisse demander réparation à certaines conditions.
B - L'exception tenant à la rupture fautive
En précisant que « la rupture d'une promesse de mariage n'est pas, à elle seule, génératrice de dommages-intérêts », la Cour de cassation introduit la possibilité d’une exception au principe de libre-rupture des fiançailles. Il est donc nécessaire d’apporter la preuve d’une faute autonome (1). La Cour reste néanmoins silencieuse sur les autres conditions traditionnelles d’engagement de responsabilité délictuelle (2).
1 - La nécessité d’une faute autonome à la rupture
La Cour de cassation ne se contente pas de rappeler que « la rupture d'une promesse de mariage n'est pas, à elle seule, génératrice de dommages-intérêts ». Elle ajoute que ces dommages-intérêts « ne peuvent être accueillis que s'il vient s'y ajouter une faute en raison des circonstances ». En d’autres termes, elle pose le principe général de la liberté matrimoniale, pour ensuite lui accoler une exception.
Cette solution n’est pas nouvelle, là encore. Les arrêts précités de 1838 précisaient que l’inexécution d’une promesse de mariage peut, dans certaines circonstances, donner lieu à des dommages-intérêts « lorsque cette inexécution avait causé un préjudice réel, parce que, dans ce cas, l’action en dommages-intérêts ne prend pas sa source dans la validité de la promesse de mariage, mais dans le fait du préjudice causé et de l’obligation imposée par la loi, à celui qui en est l’auteur, de le réparer ».
Bien que la promesse de mariage soit un fait juridique, le droit ne s’en désintéresse pas pour autant car le fait juridique produit des effets juridiques. La différence tient à ce que la réparation du préjudice subi ne répond pas aux mêmes conditions.
En matière contractuelle, la simple inexécution d’une obligation entraîne faute et donc réparation de la part de l’auteur de la rupture. Ainsi, l’inexécution de l’obligation de se marier (ici la rupture des fiançailles) emporterait automatiquement faute, à charge pour le contractant fautif de la renverser par la preuve contraire de l’absence de faute.
En matière délictuelle, il n’est plus question d’inexécution car il n’existe pas de contrat. Cela signifie qu’en plus de la rupture des fiançailles, qui n’est pas fautive, il est nécessaire d’apporter la preuve d’une faute. Il faut donc une faute détachable de la rupture.
La solution revient à appliquer le droit commun de la responsabilité de l’ancien article 1382, nouvel article 1240 du code civil : « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». En cas de préjudice causé à un tiers, l’individu fautif doit de le réparer. En transposant cette règle à notre espèce, cela signifie que la rupture fautive, qui cause un préjudice à la victime éconduite, doit être sanctionnée.
La jurisprudence a ainsi pu retenir un certain nombre de ruptures considérées comme fautives. La faute peut d’abord naître du caractère brutal de la rupture (Civ. 1re, 3 janv. 1980, Bull. civ. I, n° 5, p. 4). Il peut aussi s’agir de sanctionner le caractère tardif de la rupture (Civ. 2e, 2 juill. 1970, D. 1970. 743 : rupture cinq jours avant la célébration du mariage ; Rouen, 15 juin 2005, n° 03/01005 : rupture sans explication du fiancé, qui ne se rend pas à la mairie où l’attendent les invités et sa fiancée).
La faute peut aussi naître de l’attitude déloyale de l’auteur de la rupture (Civ. 2e, 22 oct. 1970, Bull. civ. II, n° 285). Il peut s’agir de la dissimulation de la véritable situation matrimoniale du fiancé (Paris, 3 déc. 1976, D. 1978. J. 339). Il peut encore s’agir de la rupture consécutive à l’annonce de la grossesse de la fiancée (Civ. 1re, 3 nov. 1976, n° 74-14.289 ; Civ. 1re, 3 janv. 1980, n° 78-10.774). Il peut enfin s’agir de manœuvres déloyales (Riom, 26 mars 1941, S. 1941. 2. 45 : prolongement abusif des fiançailles pendant 7 ans, en plus de la signature d’une convention par laquelle le fiancé se réserve l’exclusivité de la vie sentimentale de sa promise, en limitant ses sorties et ses relations, et en exigeant la remise de deux certificats constatant l’aptitude au mariage et la virginité de la fiancée).
La solution de la Cour de cassation, dans cet arrêt de 1995, laisse cependant une interrogation en suspens : qu’en est-il des autres conditions d’engagement de la responsabilité délictuelle de l’auteur de la rupture ?
2 - Le silence quant aux autres conditions d’engagement de responsabilité
L’attendu de principe posé par la première chambre civile est silencieux sur les autres conditions habituellement requises pour engager la responsabilité de l’auteur d’une faute. De l’article 1382 anc., 1240 nouv. du code civil découle l’application d’un triptyque de conditions : l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre la première et le second.
Il serait surprenant que les conditions de préjudice et de causalité ne soient pas requises, alors que la Cour se fonde expressément sur l’ancien article 1382 du code civil. On peut envisager que le litige ne portait pas sur ces questions et que la Cour de cassation a considéré qu’un obiter dictum n’était pas nécessaire. Cette hypothèse conforte l’absence de publication de l’arrêt et le refus de la Cour de donner une portée générale à cette décision.
S’agissant du préjudice, nous verrons, durant l’étude des conséquences (infra, II, B, 1), qu’il peut être moral ou matériel. Il faut rappeler que la réparation d’une faute ne causant aucun trouble à la victime ne revêt aucun intérêt. Plus encore qu’une faute détachable de la rupture, il faut un préjudice réel subi par la victime. La relecture des deux arrêts de 1838 est ici éclairante : l’inexécution de la promesse doit avoir causé « un préjudice réel parce que, dans ce cas, l’action en dommages-intérêts [prend sa source] dans le fait du préjudice causé et de l’obligation imposée par la loi, à celui qui en est l’auteur, de le réparer ». En 1838, l’accent était mis sur le préjudice causé. Il ne s’agissait pas tant de rechercher une faute, mais de regarder si la victime avait subi un préjudice. La charge de la preuve demeure la même, car qu’il s’agisse de la faute ou du préjudice, ils doivent être prouvés par la victime. Dans l’arrêt étudié, la Cour de cassation est moins regardante quant à cette condition, car la première étape – celle de la faute – n’est pas remplie.
S’agissant du lien de causalité, il n’est pas, en l’espèce, mentionné car il n’y a pas de faute au départ de ce lien de cause à effet. Tout au plus peut-on ici préciser que les juges s’attachent à ne réparer que les dommages découlant directement de la rupture fautive.
Il demeure une dernière condition, spécifique à la responsabilité pour rupture fautive des fiançailles : la preuve des fiançailles elles-mêmes. La Cour n’en fait pas mention. Pour autant, cette question n’est pas sans intérêt.
En tant que fait juridique, les fiançailles peuvent être prouvées par tous moyens (art. 1358 c. civ.). Dès lors, tout élément est recevable pour prouver l’existence d’une promesse de mariage. Cela ne signifie pas que n’importe quelle preuve emportera la conviction du juge. Le juge du fond est exigeant. La célébration des fiançailles lors d’une cérémonie officieuse, symbolique peut suffire. Mais l’échange de lettres ou l’achat d’une bague ne suffisent pas. La vie en cohabitation ou la naissance d’un enfant au sein du couple ne sont pas, non plus, de nature à caractériser la preuve de fiançailles (Aix-en-Provence, 8 déc. 2009). Tout l’enjeu est aujourd’hui de convaincre le juge de l’existence non pas d’un concubinage, mais de fiançailles. D’ailleurs, nombre de concubins se fiancent et nombre de fiancés cohabitent d’abord ensemble avant de se marier. Une confusion peut donc naître entre les fiançailles et le concubinage. Mais pour l’une comme pour l’autre des situations, le droit commun permet la réparation du préjudice en cas de rupture abusive. Cela peut expliquer le transfert du contentieux relatif aux promesses de mariage vers celui de la rupture du concubinage.
Une fois posé le principe d’une liberté matrimoniale, assortie d’une exception – celle de la réparation de la rupture abusive des fiançailles – il fallait encore que la Cour contrôle la manière dont les juges d’appel ont mis en œuvre cette responsabilité.
II – Le régime de la responsabilité extracontractuelle pour rupture fautive des fiançailles
Une fois posée la possibilité d’une responsabilité délictuelle, la Cour devait encore en préciser le régime. C’est pourquoi elle vient guider la cour d’appel dans l’appréciation de la faute de l’auteur de la rupture (A). Bien que la question ne soit pas réglée, en raison de l’absence de faute, il faut envisager les conséquences d’une telle responsabilité (B).
A - L'appréciation de la faute de l'auteur de la rupture
La Cour de cassation corrige l’appréciation faite par les juges d’appel : il ne suffit pas d’une faute dans la rupture (1). Il faut encore que cette faute soit suffisante pour engager la responsabilité de l’auteur de la rupture (2).
1 - L’existence d’une faute dans la rupture
Pour que la responsabilité de l’auteur de la rupture puisse être engagée, la première chambre civile a rappelé la condition d’une faute détachable de la rupture elle-même (supra, I, B, 1). Cette règle posée, elle opère son contrôle de la décision soumise à examen, afin de déterminer si une faute était bien présente ici.
La Cour de cassation rappelle que les juges nancéiens se sont fondés sur la « brutalité de la rupture », pour engager la responsabilité du fiancé. La brutalité de la rupture a déjà été admise, dans des décisions antérieures, comme faute susceptible d’entraîner le versement de dommages-intérêts.
Or, pour les juges de cassation, une telle justification ne convainc pas. En effet, les juges d’appel avaient également relevé que la fiancée « avait elle-même envisagé de ne pas persister dans le projet de mariage ». Il est fait état d’une « mésentente apparue depuis plusieurs mois » entre les fiancés. En d’autres termes, la Cour de cassation semble reprocher à la cour d’appel sa contradiction : pourquoi qualifier cette rupture de « brutale » alors même que la rupture n’apparaissait pas imprévisible pour la fiancée ? Il est difficile de reprocher au fiancé la brutalité d’une rupture qui était envisagée par les deux futurs époux, d’autant plus que la situation aurait été la même si la fiancée avait mis fin aux fiançailles. Dès lors, la justification fondée sur la rupture brutale ne pouvait pas être reçue.
2 - L’existence d’une faute suffisante dans la rupture
Il fallait alors rechercher si une autre circonstance relevée par les juges d’appel permettait d’engager la responsabilité du fiancé auteur de la rupture. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la Cour lorsqu’elle constate que la cour d’appel n’a pas relevé d’autre circonstance que « l'absence de "dialogue préalable" ». Ce qui est alors reproché au fiancé, c’est d’avoir rompu les fiançailles sans en avoir averti sa promise. La question est alors déplacée : l’absence de « dialogue préalable » peut-elle constituer une faute suffisante pour engager la responsabilité de l’auteur de la rupture ?
Pour la Cour de cassation, une réponse négative s’impose : la seule circonstance de l’absence de dialogue préalable n’est pas « de nature à caractériser une telle faute ». La Cour de cassation se refuse à qualifier l’absence de dialogue entre les fiancés comme une faute autonome engageant la responsabilité de l’auteur de la rupture.
La solution doit être saluée à divers titres.
D’une part, on peut relever qu’ériger l’absence de dialogue préalable en faute revient à faire peser sur le fiancé le manque de dialogue dans le couple, alors même que la cour d’appel a relevé qu’il existait une mésentente depuis plusieurs mois. En d’autres termes, le fiancé devrait supporter seul la charge d’une situation qui a été créée par les deux fiancés. Surtout, on peinerait ici à trouver l’existence d’une faute, au sens du nouvel article 1240 du code civil. Certes, il y a un manque de tact dans la manière de rompre les fiançailles. Mais la rupture intervient dans un contexte déjà complexe. En l’absence d’autres circonstances aggravantes, la solution inverse aurait paru sévère à l’encontre du fiancé.
D’autre part, admettre que l’absence de dialogue préalable à la rupture constitue une faute suffisante pour engager la responsabilité de l’auteur, c’est en réalité exiger de l’auteur qu’il justifie, en amont, sa décision de rompre les fiançailles. Or, cela impliquerait un renversement de la charge de la preuve. Ce ne serait plus à la victime de prouver l’existence d’une faute dans la rupture, mais à l’auteur de la rupture d’exposer les motifs légitimant sa décision de rompre. En cas d’absence de justes motifs, il devrait donc être responsable. Mais en qualifiant les promesses de mariage de fait juridique, un tel raisonnement ne peut plus tenir. Obliger à un dialogue préalable revient à dénaturer la liberté matrimoniale : « S'il faut justifier de motifs légitimes pour se délier, c'est bien qu'on est lié ! » (A. Bénabent, « Rupture de la promesse de mariage : le dialogue préalable n'est pas nécessaire », D. 1995.251).
La solution ici rendue permet de maintenir un équilibre entre la protection de la liberté matrimoniale, et la sanction de l’abus de son droit de rompre les fiançailles.
La Cour de cassation conclut à l’absence de faute, et subséquemment à l’absence de responsabilité de l’auteur de la rupture. Mais le litige pourrait ne pas s’arrêter là. Il faut enfin envisager les conséquences de la potentielle responsabilité de l’auteur de la rupture.
B - Les conséquences de l'engagement de la responsabilité de l'auteur de la rupture
La Cour de cassation n’envisage pas la question des conséquences de l’engagement de la responsabilité de l’auteur de la rupture, car elle conclut à l’absence de faute dans la rupture des fiançailles. Il demeure que l’existence d’une faute entraîne de facto le versement de dommages-intérêts pour réparer le préjudice subi par la victime (1). Plus généralement, la rupture des fiançailles entraîne un jeu de restitutions entre les anciens promis (2).
1 - Le versement de dommages et intérêts à la victime
Le droit commun de la responsabilité délictuelle ne réalise aucune distinction entre les préjudices invocables : ils peuvent donc être moraux ou matériels. C’est aussi le cas lors d’une rupture fautive des fiançailles. Les seules conditions tiennent à la réalité du préjudice (il ne doit pas s’agir d’un simple manque à gagner) et au lien entre le préjudice et la rupture abusive.
En l’espèce, la fiancée éconduite invoquait un préjudice moral, sans plus de précision. Il est aisé d’imaginer qu’une rupture des fiançailles entraîne du chagrin pour la victime. À ce chagrin peuvent s’ajouter d’autres préjudices relatifs à l’intimité de la victime : le temps pour la préparation du mariage, l’existence de troubles psychologiques… Plus le préjudice moral résulte d’une démarche sociale, et non plus personnelle, et plus la victime pourra réclamer des dommages-intérêts importants. C’est le cas si les fiançailles étaient connues de l’entourage et que la rupture constitue une atteinte à la réputation. Enfin, la naissance à venir ou advenue d’un enfant commun peut constituer un facteur aggravant, car la fiancée éconduite éprouvera la perte à la fois d’un mari, mais également d’un père (sauf à réaliser les démarches pour établir la filiation de l’enfant, mais ces démarches seront plus complexes que la simple mise en œuvre de la présomption de paternité (art. 312 c. civ.) fondée sur le mariage). Le préjudice moral demeure une réparation symbolique, car il est difficile de chiffrer de tels troubles.
C’est davantage sur le terrain des préjudices matériels que le versement de dommages-intérêts pourra être financièrement intéressant. En effet, plus la rupture se rapproche du mariage, plus des frais auront été engagés pour organiser la cérémonie. Le fiancé éconduit pourra donc demander réparation pour les acomptes déjà versés pour la célébration du mariage, pour l’impression et l’envoi des faire-part, pour les frais de publication, mais encore les frais de vêtement (on pense à la robe de mariée, qui est un poste de dépense important) ou encore des frais de voyage… Au-delà de la cérémonie stricto sensu, les fiançailles ont pu préparer le terrain à une installation en commun. La victime pourra donc, suivant les situations, demander réparation des frais engagés dans l’installation dans le nouveau logement, dans le mobilier acheté, etc. Par ailleurs, certains mariages reconfigurent la sphère socio-professionnelle. Le fiancé éconduit, qui aurait délaissé son emploi ou ses études et déménagé pour rejoindre son futur conjoint, ou la fiancée en pleine grossesse ou qui aurait accouché pourraient demander réparation de leur préjudice. Enfin, en présence d’un contrat de mariage rédigé par acte notarié, le remboursement des frais pourrait être demandé.
Dans l’espèce rapportée, il n’est fait état d’aucune précision sur les circonstances de l’union projetée, si bien que même si la faute avait été constituée, la réparation aurait certainement été symbolique. Il ne faut pas oublier qu’avec l’égalisation des droits entre femmes et hommes, les conséquences de la rupture sont moins problématiques pour les fiancées, qui peuvent toujours se marier par la suite, travailler, avoir un patrimoine et une liberté financière.
2 - Les éventuelles restitutions consécutives à la rupture
Au-delà des conséquences particulières du fait de la rupture abusive des fiançailles, la simple rupture de la promesse entraîne également son lot de restitutions.
La première question concerne la restitution des cadeaux. En effet, des tiers ont pu leur offrir des cadeaux, mais également les fiancés entre eux. Dans cette hypothèse, l’article 1088 du code civil a vocation à s’appliquer : « Toute donation faite en faveur du mariage sera caduque, si le mariage ne s’ensuit pas ». Autrement dit, les cadeaux subordonnés à la conclusion du mariage projeté, mais non célébré, devront être restitués aux donateurs. L’absence de célébration du mariage fait disparaître la raison d’être de la donation, et donc met en œuvre la condition résolutoire tacite contenue dans la donation. Cette règle connaît une exception, lorsque le cadeau est de faible valeur (Douai, 15 déc. 2016, RG n° 16/02480).
La seconde question concerne un objet particulier : la bague de fiançailles. Deux qualifications sont possibles : soit il s’agit d’une donation car faite « en faveur du mariage », et alors il faut appliquer l’article 1088 ; soit il s’agit d’un présent d’usage et l’article 852 du code civil doit être appliqué. Un présent d’usage est un cadeau fait lors d’une occasion, et d’une faible valeur. La différence tient à ce que s’il s’agit d’une donation, la bague doit toujours être restituée. En revanche, en cas de présent d’usage, le principe est celui de la non-restitution de la bague. La jurisprudence a tranché en faveur de la qualification de présent d’usage (Civ. 1re, 19 déc. 1979, n° 78-13.346). Cela signifie que par principe, la fiancée peut garder la bague de fiançailles, la jurisprudence considérant qu’il s’agit d’un don de faible valeur offert lors d’une occasion particulière.
La restitution reste possible dans deux cas. D’une part, la fiancée devra toujours restituer le bijou s’il apparaît que son montant excède de manière disproportionnée les ressources du donateur au moment où le présent a été consenti (art. 852, al. 2 c. civ. Pour une application : Civ. 1re, 19 déc. 1979, précité). D’autre part, la restitution aura lieu si la bague constitue un bijou de famille, c’est-à-dire qu’elle est dans la famille du donateur depuis plusieurs générations et que la famille y attache une importance particulière. La bague aura alors toujours pour finalité de retrouver la famille du donateur (Civ. 1re, 30 oct. 2007, n° 05-14.258, dans un cas où le donateur avait donné la bague, bijou de famille, à sa maîtresse qui souhaitait la garder après le décès de son amant).
Certains juges du fond semblent exiger la réunion des deux conditions (v. Paris, 25 oct. 2001, RG n° 2000/06943 : même si la bague a un caractère familial, sa faible valeur empêche d’ordonner la restitution ; contra Paris, 13 nov. 2004, JurisData 2004-264379 : restitution de la bague qui n’est pas un bijou de famille mais dont la valeur excède les capacités financières du donateur). Cette question est laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond.
Dans les faits rapportés, il n’est pas fait mention d’une quelconque bague ou donation. Il faut cependant préciser que si la victime avait obtenu gain de cause, elle aurait pu prétendre à garder la bague de fiançailles. En effet, la jurisprudence du fond est encline à laisser la victime, qui n’a rien à se reprocher, conserver la bague offerte (Paris, 3 déc. 1976).
Pour finir, nous pouvons nous interroger sur l’absence de publication de cet arrêt au Bulletin. L’aspect formel de l’arrêt appelle pourtant à une publication, avec l’attendu de principe court et péremptoire et le syllogisme parfait réalisé. Au moins deux raisons peuvent expliquer l’absence de publication : d’une part, la Cour considère que la solution rappelée n’est pas nouvelle et est admise, d’autre part, la Cour n’accorde plus autant d’intérêt à la question des fiançailles, dans une période où l’on réfléchissait à la consécration du PACS.
Cass., Civ. 1re, 4 janvier 1995, n° 92-21.767
Sur le moyen unique :
Vu l'article 1382 du Code civil ;
Attendu que la rupture d'une promesse de mariage n'est pas, à elle seule, génératrice de dommages-intérêts, lesquels ne peuvent être accueillis que s'il vient s'y ajouter une faute en raison des circonstances ;
Attendu que pour condamner M. Y... à payer à Mme X... des dommages-intérêts pour préjudice moral, l'arrêt attaqué, après avoir relevé que la rupture par M. Y... de ses relations avec Mme X... n'était pas imprévisible pour celle-ci qui avait elle-même envisagé de ne pas persister dans le projet de mariage, en raison d'une mésentente apparue depuis plusieurs mois, retient comme fautif la "brutalité de la rupture" ;
Qu'en statuant ainsi, sans relever à la charge de M. Y... aucune circonstance autre que l'absence de "dialogue préalable", qui soit de nature à caractériser une telle faute, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 18 septembre 1992, entre les parties, par la cour d'appel de Colmar ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Nancy.
