Introduction
Depuis l’arrêt Nicolo (CE, ass., 20/10/1989) qui a donné sa pleine portée à la primauté des normes internationales sur les lois françaises (art. 55 de la Constitution du 4/10/1958), le Conseil d’Etat n’a eu de cesse que d’approfondir ses outils de contrôle du statut desdites normes, qu’il s’agisse, notamment, de leur ratification, du respect de la condition de réciprocité ou, encore, de leur interprétation. Le nouvel arrêt GISTI du 11/04/2012 vient poursuivre ce mouvement.
Dans cette affaire, le GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigrés) saisit le Conseil d’Etat afin qu’il annule le décret du 8/09/2008 pris pour l’application de la loi du 5/03/2007 relative au droit au logement opposable. Ce décret fixe, notamment, les conditions de la permanence de résidence, pour bénéficier du droit au logement opposable, pour les personnes qui ne sont ni de nationalité française, ni ressortissantes d'un Etat membre de l'Union européenne et de l'Espace économique européen ou de la Confédération suisse, ni détentrices d'une carte de résident ou d'un titre conférant des droits équivalents. Plus précisément, il exige de ces personnes une durée de résidence préalable de deux ans sur le territoire national et au moins deux renouvellements du titre de séjour détenu pour bénéficier dudit droit. Le Groupement estime que ces dispositions sont contraires à l’article 6 - 1 de la convention internationale du travail du 1°/07/1949. Par un arrêt d’assemblée du 11/04/2012, la Haute juridiction fait droit à cette demande et censure cette disposition pour méconnaissance de la convention et du principe d’égalité.
La sanction opérée du fait de l’incompatibilité entre le décret et la convention internationale du travail n’a été possible que par la reconnaissance de l’effet direct de cette dernière. Il s’agit, là, en effet, de l’une des conditions d’application des normes internationales en droit interne. Jusque-là, faute d’une théorisation suffisante de la part du juge administratif, il fallait s’en tenir aux solutions d’espèce pour déterminer les critères permettant d’apprécier si une convention était dotée de l’effet direct ou non. L’arrêt GISTI vient systématiser ces solutions en leurs conférant, de surcroît, une coloration plus libérale. Pour procéder à cette appréciation, le juge reprend, ainsi, les deux critères dominants pour en faire les seuls critères admis et relègue au rang de simples indices les critères secondaires. Il se montre, en revanche, beaucoup moins audacieux sur la suite du raisonnement, puisqu’il maintient l’orthodoxie jurisprudentielle en vertu de laquelle, pour être invocable, un traité doit être d’effet direct.
Il convient, donc, d’étudier, dans une première partie, le renouvellement de la notion d’effet direct (I) et d’analyser, dans une seconde partie, le maintien de la superposition entre effet direct et invocabilité (II).
I – La notion d'effet direct précisée et élargie par l'arrêt GISTI
Un traité est regardé comme d’effet direct s’il crée des droits ou des obligations au profit ou à la charge des particuliers. Plusieurs critères étaient, traditionnellement, utilisés par le juge administratif pour procéder à cette appréciation : deux critères principaux et des critères secondaires. Les premiers sont consacrés et assouplis (A). Les seconds sont relégués au rang de simples indices (B). Ces principes valent pour le droit international général, mais non pour le droit de l’Union européenne : le Conseil d’Etat réserve, en effet, l’hypothèse « où est en cause un traité pour lequel la Cour de justice de l'Union européenne dispose d'une compétence exclusive pour déterminer s'il est d'effet direct ».
A – Deux critères traditionnels consacrés et assouplis
Avec l’arrêt GISTI, le Conseil d’Etat fait des deux critères traditionnels les deux critères cumulatifs permettant de déterminer si une convention internationale est dotée d’effet direct. Son appréciation se veut, également, plus libérale.
Le premier impose, ainsi, que le traité n’ait pas « pour objet exclusif de régir les relations entre Etats ». Déjà existant, ce critère voit son appréhension par le juge administratif suprême être assouplie. Celui-ci emploi, en effet, le terme « exclusif », ce qui signifie que l’effet direct d’une convention internationale sera reconnue dès lors qu’elle crée des droits au profit des particuliers, même si, dans le même temps, elle régit, aussi, les relations entre Etats. Une solution qui n’était pas évidente jusqu’alors. La Haute juridiction précise, d’ailleurs, que l’absence d’effet direct « ne saurait être déduite de la seule circonstance que la stipulation désigne les Etats parties comme sujets de l’obligation qu’elle définit ».
Le second impose que le traité « ne requiert l'intervention d'aucun acte complémentaire pour produire des effets à l'égard des particuliers ». Déjà existant, ce critère commandait que l’application d’une convention ne nécessite aucune mesure interne d’exécution. Le Conseil d’Etat le reprend, mais dans un sens, là-aussi, libéral. Celui-ci emploie, en effet, le terme « requérir », ce qui signifie que c’est la réalité de la nécessité d’une mesure interne d’application qui sera appréciée. En d’autres termes, la seule circonstance que le traité prévoit une mesure interne d’application n’est pas suffisante pour lui dénier un effet direct ; encore faut-il que cet acte soit, dans les faits, nécessaire à son application, une nécessité à la libre appréciation du juge administratif.
Le Conseil d’Etat fait application de ces principes en l’espèce. Il considère, en effet, que « l'engagement d'appliquer aux travailleurs migrants un traitement qui ne soit pas moins favorable que celui appliqué aux ressortissants nationaux en matière de droit au logement et d'accès aux procédures juridictionnelles permettant de faire valoir ce droit ne saurait être interprété comme se bornant à régir les relations entre Etats et, ne requérant l'intervention d'aucun acte complémentaire pour produire des effets, se suffit à lui-même ; que, par suite, les stipulations précitées peuvent utilement être invoquées à l'encontre du décret attaqué ». Il considère, ensuite, que le décret attaqué « n'est pas compatible avec ces stipulations en tant, d'une part, qu'il subordonne le droit au logement opposable de certains travailleurs migrants au sens de cette convention à une condition de résidence préalable de deux ans sur le territoire national qui ne s'applique pas aux ressortissants nationaux, d'autre part, qu'il exclut de son champ d'application des titres de séjour susceptibles d'être attribués à des personnes pouvant avoir la qualité de travailleur migrant au sens de cette convention, tels que les travailleurs temporaires ou les salariés en mission ».
Cette position, qui traduit un libéralisme dans l’appréciation de l’effet direct d’une convention internationale, s’observe, également, vis-à-vis des autres critères habituellement retenus, lesquels sont, avec l’arrêt GISTI, ramenés au rang de simples indices.
B - Des critères secondaires ramenés au rang de simples indices
Le Conseil d’Etat, retenait, parfois, deux critères secondaires pour apprécier si une convention était dotée d’effet direct : le critère rédactionnel et le critère tiré de la densité normative. Le premier de ces deux critères le conduisait à denier tout effet direct à un traité commençant par « les Etats parties » ou « les Etats parties s’engagent ». Cette dernière formule était, d’ailleurs, interprétée, parfois de façon mécanique, comme signifiant la nécessité de mesures internes d’application. Le second critère secondaire concernait la densité normative du traité en cause, c’est-à-dire l’imprécision ou la trop grande généralité de ses dispositions. Un critère, on le comprend aisément, très aléatoire, de sorte que des dispositions d’un même traité se voyaient dénier un effet direct, alors que d’autres, pourtant guère plus précises, se voyaient reconnaître cette qualité.
D’un maniement relativement difficile, mais aux effets radicaux, ces critères sont donc relégués, par le juge administratif, au rang de simples indices. L’arrêt GISTI dispose, ainsi, que l’effet direct s’apprécie « eu égard à l’intention exprimée par les parties et à l’économie générale du traité invoqué, ainsi qu’à son contenu et à ses termes ». Les anciens critères tirés de l’aspect rédactionnel et de la densité normative du traité subsistent donc, mais ne sont plus que des indices permettant d’apprécier les deux critères dominants.
Un pas supplémentaire vers plus de libéralisme dans l’approche de la notion d’effet direct est donc, ici, franchi. Cet effort s’arrête, toutefois, là : le juge maintient, en effet, la traditionnelle superposition entre effet direct et invocabilité.
II – Le maintien de la superposition entre effet direct et invocabilité par l'arrêt GISTI
Traditionnellement, une convention internationale n’est invocable que si elle est dotée d’effet direct (A). Malgré les conclusions de son rapporteur public qui l’invitait à un remise en cause partielle de ce principe, le Conseil d’Etat opte pour le statut quo (B).
A – Une superposition traditionnelle entre effet direct et invocabilité
Le concept de superposition entre l’effet direct d’une convention internationale et son invocabilité signifie que cette convention ne peut être invoquée, dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir contre un acte administratif, que si elle dotée d’un effet direct. En d’autres termes, pour invoquer la contrariété entre un acte administratif et une convention, cette dernière doit avoir un effet direct. Telle est la jurisprudence traditionnelle du Conseil d’Etat en la matière (par exemple : CE, sect., 23/04/1997, GISTI).
Dans ses conclusions sous l’arrêt GISTI, le rapporteur public proposait, toutefois, de découpler effet direct et invocabilité selon qu’était en cause une disposition règlementaire / législative ou un acte administratif individuel. L’idée était d’admettre que toute convention était toujours invocable à l’encontre d’une disposition règlementaire ou législative, même s’elle n’est pas dotée de l’effet direct. Il s’opposait, en revanche, à ce découplage pour les actes administratifs individuels, de sorte qu’une convention ne devait, pour l’intéressé, être invocable que si elle remplit les deux critères cumulatifs vus précédemment, autrement dit uniquement si elle est dotée de l’effet direct. Le Conseil d’Etat refuse de s’engager dans cette voie.
B – Le statu quo jurisprudentiel de l'arrêt GISTI
Avec l’arrêt GISTI, le juge administratif suprême maintient sa jurisprudence traditionnelle en refusant de découpler effet direct et invocabilité des conventions internationales. Celui-ci précise, ainsi, « que les stipulations d'un traité ou d'un accord (…) peuvent utilement être invoquées à l'appui d'une demande tendant à ce que soit annulé un acte administratif ou écartée l'application d'une loi ou d'un acte administratif incompatibles avec la norme juridique qu'elles contiennent, dès lors qu'elles créent des droits dont les particuliers peuvent directement se prévaloir », c’est-à-dire lorsqu’elles sont dotées d’effet direct, sans distinction selon que les normes internes sont des règlements / lois ou des actes administratifs individuels.
La Haute juridiction ne suit, donc, pas l’invitation de son rapporteur public d’admettre l’invocabilité systématique des traités internationaux à l’encontre des dispositions règlementaires ou législatives, même en l’absence d’effet direct des premiers. La raison de cette position semble résider dans la crainte que ne se produise le même mouvement qui a affecté la jurisprudence en matière de directives communautaires. En effet, après avoir admis la non-invocabilité d’une directive à l’encontre d’un acte administratif individuel (CE, ass., 22/12/1978, Cohn Bendit), le juge a, progressivement, admis que pouvait être invoquée, à l’occasion de la contestation d’un acte administratif individuel, la contrariété avec les objectifs d’une directive des normes nationales (règlement, loi, jurisprudence) sur lesquelles se basent cet acte (voir notamment : CE, ass., 28/02/1992, SA Rothmans International France et SA Philip Morris France ; CE, ass., 6/02/1998, Tête). Un mouvement qui a, petit à petit, vidé de sa substance la jurisprudence Cohn-Bendit. La crainte du Conseil d’Etat semble donc résider dans le fait qu’admettre l’invocabilité systématique des traités à l’encontre des actes règlementaires ou législatifs pourrait conduire à un mouvement jurisprudentiel identique à celui qui a affecté les directives, à savoir permettre de remettre en cause un acte administratif individuel dès lors qu’il se base sur une norme nationale, règlementaire ou législative, contraire à un traité (même non doté d’effet direct).
Une timide avancée a, toutefois, été opéré par le Conseil d’Etat récemment. Celui-ci a, en effet, admis que les stipulations d’un traité international dépourvues d’effet direct comportent un effet et une invocabilité indirects, dans la mesure où elles doivent être prises en considération dans l’interprétation des dispositions de droit national qui s’y réfèrent et ont pour objet de les mettre en œuvre (CE, 19/11/2020, Commune de Grande-Synthe).
CE, ass., 11/04/2012, GISTI
https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000025678343/
