Les conflits de normes internationales devant le juge administratif (CE, ass., 23/12/2011, Kandyrine de Brito Paiva)

Introduction

Le droit international ne cesse, depuis l’arrêt Nicolo (CE, ass., 20/10/1989), de faire la Une des revues de droit administratif. Nombreuses sont, en effet, les décisions du Conseil d’Etat venues enrichir sa jurisprudence en la matière. Mais, il était une question que la Haute juridiction était parvenue à esquiver jusque-là : celle du conflit entre deux engagements internationaux. L’arrêt commenté est l’occasion pour le juge administratif suprême d’affronter avec un réel volontarisme cette question délicate.

Cette affaire concerne les fameux titres d’emprunts russes dont sont porteurs, depuis le début du XX° siècle, de nombreux français. A la suite des vicissitudes de l’histoire, beaucoup de porteurs de ces emprunts n’ont jamais obtenu le remboursement des sommes prêtées. C’est pour cela que le 27 mai 1997 un accord a été passé entre la France et la Russie afin de régler cette question. Cet accord a été a appliqué en France par la loi du 2 juillet 1998 et le décret du 3 juillet 1998. Ce dispositif ne concernait, toutefois, que les personnes de nationalité française. Aussi, le remboursement forfaitaire prévu par ledit accord a été refusé à M. Kandyrine de Brito Paiva, au motif qu’il était un ressortissant portugais, par une décision du 15 décembre 1998 du trésorier principal du 8° arrondissement de Paris, décision confirmée le 17 mai 1999 par le ministre de l’Economie. L’intéressé a donc contesté cette décision devant les juridictions administratives au motif qu’elle était contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. Mais, elle a été confirmée en premier ressort et en appel. L’intéressé s’est donc pourvu en cassation devant le Conseil d’Etat qui, le 23 décembre 2011, par un arrêt d’assemblée, a adopté une position de principe sur les conflits de normes internationales.

Jusqu’à présent, le Conseil d’Etat jugeait comme irrecevable le moyen tiré de l’incompatibilité entre deux engagements internationaux, que l’acte administratif contesté soit l’acte de publication de l’engagement ou l’un de ses actes d’application. L’arrêt Kandyrine de Brito Paiva reprend cette distinction, mais fait évoluer la jurisprudence en ce que le juge administratif suprême admet, désormais, la possibilité d’invoquer l’incompatibilité entre deux conventions internationales lorsqu’est en cause un acte d’application : ici, l’accord franco-russe de 1997 dont la décision contestée est l’une des mesures d’application au regard de la Convention européenne des droits de l’homme. A cela s’ajoute un ensemble de conditions de nature à parfaire l’encadrement du nouveau dispositif. Lorsque l’ensemble de ces critères sont satisfaits, le Conseil d’Etat considère qu’il incombe au juge administratif de tenter de concilier et d’interpréter les deux normes internationales de manière à lever tout conflit entre elles. Ce n’est que si ce travail s’avère inefficace que le juge administratif devra appliquer la norme internationale dans le champ de laquelle la décision administrative a entendu se placer et pour l’application de laquelle la décision a été prise.

Il convient, donc, d’étudier le contrôle du conflit de normes internationales en tant qu’il s’agit, d’une part, d’un moyen strictement encadré (I) et, d’autre part, d’un contrôle délicat à mettre en œuvre (II).

I – Le contrôle du conflit de normes internationales : un contrôle strictement encadré

Le nouveau contrôle que le Conseil d’Etat consacre, en l’espèce, est strictement encadré : il en va, ainsi, tant du point de vue de son champ d’application (A) que de ses conditions de mise en œuvre (B).

A – Un contrôle dont le champ d'application est délimité

Le Conseil d’Etat encadre, en l’espèce, le champ d’application des principes qu’il consacre. Il en va, ainsi, à deux points de vue.

Sur le premier point, la Haute juridiction juge le moyen, contestant la compatibilité d’un engagement international au regard d’un autre engagement, recevable uniquement à l’encontre de l’une de ses mesures d’application, mais non à l’encontre de son acte de publication, alors que, par le passé, le moyen était irrecevable dans les deux cas. Il en allait, ainsi, tant pour l’acte de publication (CE, 18/12/1998, SARL du parc d'activités de Blotzheim ; CE, 08/07/2002, Commune de Porta ; CE, 09/07/2010, Fédération nationale de la libre pensée et autres) que pour une mesure d’application (CE, 30/07/2003, Ass. Gurekin). Une seule décision avait admis la validité d’un tel contrôle à propos d’une mesure d’application (CE, 21/04/2000, Zaïdi).

Par l’arrêt Kandyrine de Brito Paiva, le juge administratif suprême confirme la première hypothèse en considérant que « lorsque le juge administratif est saisi d’un recours dirigé contre un acte portant publication d’un traité ou d’un accord international, il ne lui appartient pas de se prononcer sur la validité de ce traité ou de cet accord au regard d’autres engagements internationaux souscrits par la France ». Il juge, en revanche, qu’il peut être valablement saisi d’un recours contre une décision administrative qui fait application des stipulations d’une convention internationale fondé sur l’incompatibilité de ces dernières avec les stipulations d'une autre convention. En d’autres termes, l’articulation entre deux traités doit se faire au stade de leur application. Cette solution se justifie par le fait que, dans la première hypothèse, la validité d’un traité ne peut, par principe, dépendre de sa conformité à un autre traité, aucune hiérarchie ne pouvant être établie entre deux traités, alors que, dans la seconde, le juge n’établit pas de hiérarchie entre les deux normes internationales, mais joue, simplement, un rôle d’arbitre en déterminant la norme internationale applicable au litige en cause.

Sur le second point, le Conseil d’Etat exclue de cette nouvelle jurisprudence le « cas où serait en cause l’ordre juridique intégré que constitue l’Union européenne ». En effet, ici, c'est d'abord à la Cour de justice de l’Union européenne qu'il revient d'arbitrer un éventuel conflit entre le droit de l’Union européenne et une autre disposition de droit international. En revanche, lorsque le droit de l’Union est en cause, le juge administratif s’assure, avant de faire application d’un traité bilatéral conclu par le France, que celui-ci n’est pas incompatible avec le droit de l’Union (CE, ass.  19/07/2019, Ass. des Américains accidentels).

B – Un contrôle astreint au respect de conditions strictes

Le Conseil d’Etat considère que « peut être utilement invoqué, à l’appui de conclusions dirigées contre une décision administrative qui fait application des stipulations inconditionnelles d’un traité ou d’un accord international, un moyen tiré de l’incompatibilité des stipulations, dont il a été fait application par la décision en cause, avec celles d’un autre traité ou accord international ; qu’il incombe dans ce cas au juge administratif, après avoir vérifié que les stipulations de cet autre traité ou accord sont entrées en vigueur dans l’ordre juridique interne et sont invocables devant lui, de définir … ». Par ces mots, la Haute juridiction impose aux stipulations invoquées le respect trois grandes conditions pour que le contrôle initié par l’arrêt Kandyrine de Brito Paiva puisse être réalisé.

Ces stipulations doivent, d’abord, être entrées en vigueur, ce qui constitue une condition somme toute logique.

Elles doivent, ensuite, être « inconditionnelles », c’est-à-dire qu’elles ne doivent laisser à l’autorité compétente aucune marge d’appréciation quant au sens de la mesure à prendre. Ce n’est que lorsque l’Etat est lié par le traité que le nouveau contrôle pourra être exercé par le juge administratif.

Enfin, les stipulations de l’engagement doivent être invocables, c’est-à-dire qu’elles doivent créer des droits et des obligations au profit ou à la charge des particuliers de sorte que ceux-ci puissent les invoquer à l’appui d’un recours contre une décision administrative. Il s’agit, là, de l’une des conditions d’application des normes internationales que l’on nomme l’effet direct. Cette exigence est, encore une fois, logique. En effet, faute d’effet direct de la norme invoquée, celle-ci demeure à l'écart de l'ordre juridique interne et ne peut entrer en conflit avec une autre norme internationale dotée, elle, d’effet direct.

Finalement, ce n’est que si le recours satisfait à ces deux séries d’exigences que le juge administratif pourra tenter de concilier les deux normes internationales en cause. Se pose, alors, la question de la mise en œuvre de ce nouveau contrôle. 

II – Le contrôle du conflit de normes internationales : un contrôle délicat à mettre en œuvre

Pour résoudre un conflit entre deux normes internationales, le Conseil d’Etat impose de suivre deux grandes étapes : il revient, d’abord, au juge administratif d’opérer un travail de conciliation et d’interprétation des deux normes pour lever le conflit (A) ; en cas d’échec, le juge doit faire application de la norme internationale dans le champ de laquelle la décision administrative contestée a entendu se placer (B).

A – Un travail préalable de conciliation et d'interprétation

Le Conseil d’Etat considère qu’il incombe, d’abord, « au juge administratif … de définir, conformément aux principes du droit coutumier relatifs à la combinaison entre elles des conventions internationales, les modalités d’application respectives des normes internationales en débat conformément à leurs stipulations, de manière à assurer leur conciliation, en les interprétant, le cas échéant, au regard des règles et principes à valeur constitutionnelle et des principes d’ordre public ».

La première tâche est une tâche de conciliation des deux normes internationales en cause sur la base des principes du droit coutumier relatifs à la combinaison entre elles des conventions internationales. Ces principes sont, pour l'essentiel, au nombre de trois. Selon le premier, le juge doit s'astreindre à rechercher dans les conventions invoquées d'éventuelles clauses de compatibilité par lesquelles les parties contractantes auraient entendu elles-mêmes organiser la combinaison de leur accord avec d'autres traités conclus ou à conclure. Le deuxième, qui ne vaut qu'en cas d'identité de parties, est directement importé des techniques de résolution des conflits de lois : il s'agit de la règle selon laquelle, en cas de conflit irréductible, c'est la norme postérieure qui l'emporte. Le troisième, qui vise uniquement les traités portant sur la même matière, consiste à régler les conflits surgissant entre traités dont les parties ne sont pas les mêmes en prévoyant que, dans les relations entre un Etat partie aux deux traités et un Etat partie à l'un de ces traités seulement, le traité auquel les deux Etats sont parties régit leurs droits et obligations réciproques.

La seconde tâche est une tâche d’interprétation. Le Conseil d’Etat s’estime, en effet, compétent pour interpréter le droit international depuis 1990 (CE, 29/06/1990, GISTI). Ce travail devra s’opérer au regard de deux grandes catégories de règles. Les premières sont les « règles et principes à valeur constitutionnelle ». Par cette référence, le Conseil d’Etat reprend la solution consacrée dans l’arrêt Koné (CE, ass., 3/07/1996) où la Haute juridiction s’était reconnu le pouvoir d’examiner une disposition conventionnelle au regard du texte constitutionnel. Plus précisément, la validité de la norme internationale n’avait été admise que dès lors que son interprétation était conforme à la Constitution. En l’espèce, le Conseil d’Etat mobilise l'arsenal constitutionnel pour, entre plusieurs interprétations possibles, retenir, quand elle existe, celle qui permettra de réduire le conflit de normes dans un sens le plus conforme possible aux principes à valeur constitutionnelle. Les secondes règles à l’aune desquelles effectuer ce travail d’interprétation sont les « principes d'ordre public ». Cette notion d’origine civiliste conduit à opposer l’exception d’ordre public à l'application de la loi étrangère lorsque celle-ci se heurte aux exigences fondamentales du droit national. Cette référence apparaît, toutefois, plus surprenante tant ces principes sont caractérisés par leur incertitude et leur variabilité.

Si au terme de ce travail de conciliation et d’interprétation, le conflit demeure, le juge administratif devra appliquer la directive posée par le Conseil d’Etat. 

B – Une directive précise pour trancher les conflits irréductibles

Le Conseil d’Etat adresse aux juridictions subordonnées une directive précise dans le cas où les deux normes internationales ne peuvent pas être conciliées. Il juge ainsi « que dans l’hypothèse où, au terme de cet examen, il n’apparaît possible ni d’assurer la conciliation de ces stipulations entre elles, ni de déterminer lesquelles doivent dans le cas d’espèce être écartées, il appartient au juge administratif de faire application de la norme internationale dans le champ de laquelle la décision administrative contestée a entendu se placer et pour l’application de laquelle cette décision a été prise et d’écarter, en conséquence, le moyen tiré de son incompatibilité avec l’autre norme internationale invoquée, sans préjudice des conséquences qui pourraient en être tirées en matière d’engagement de la responsabilité de l’Etat tant dans l’ordre international que dans l’ordre interne ».

En d’autres termes, pour la Haute juridiction, si le conflit entre deux normes internationale ne peut être évité, il faut « faire application de la norme internationale dans le champ de laquelle la décision administrative contestée a entendu se placer et pour l’application de laquelle cette décision a été prise ». Ainsi, c’est le traité dont il est fait application par la décision administrative qui doit être retenu par le juge et le moyen tiré de son incompatibilité avec l’autre norme internationale doit être écarté. En revanche, subsiste de façon pleine et entière la possibilité d’engager la responsabilité de l’Etat, tant dans l’ordre international que dans l’ordre interne, du fait de la non-application de l’engagement international écarté. 

En l’espèce, le Conseil d’Etat règle l’affaire au fond et juge que, eu égard à l’objet de l’accord du 27 mai 1997 conclu entre la France et la Russie, à la contrepartie qu’il comporte, aux modalités pratiques de sa mise en œuvre et à l’impossibilité d’identifier les porteurs de titres à la date de la dépossession, la limitation de l’indemnisation aux seuls ressortissants français par ledit accord n’est pas incompatible avec les stipulations de la Convention européenne des droits de l’homme. Ainsi, la Haute juridiction parvient ici à concilier ces deux textes.

CE, ass., 23/12/2011, Kandyrine de Brito Paiva

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