Introduction

Les Communautés européennes ont été créées à l’origine pour favoriser les échanges, notamment commerciaux, entre leurs Etats membres. Au fur et à mesure qu’elles se développaient, de plus en plus de secteurs économiques ont été affectés. Des principes ont été affirmés, comme ceux de liberté du commerce ou de concurrence loyale. Il était alors inévitable que les services publics en France s’en trouvent impactés.

La France connaît une certaine tradition de services publics. Ils y sont particulièrement développés. Pour nombre d’entre eux, ils sont gérés par ou avec le concours des personnes publiques. Or, lorsque des services publics interviennent dans des secteurs marchands, cette participation des personnes publiques peut fausser les règles de la libre concurrence. En effet, la puissance publique, du fait de certaines de ses prérogatives, peut être tentée d’en user pour favoriser ses services au détriment de ses concurrents privés mais aussi des usagers. Il y a un risque que la concurrence soit faussée par les aides d’Etat et par des abus de position dominante.

A l’inverse, la « main invisible » peut présenter des défaillances. La puissance publique doit alors être présente pour y remédier. Elle offre un égal accès aux services publics à ses citoyens, y compris dans les cas où aucune personne privée n’interviendrait.

Le droit de l’Union européenne (UE), notamment sous impulsion française, a donc tenté de concilier ces deux éléments : bénéfices de la libre concurrence et garantie d’accès aux services publics.

Ainsi, le droit de l’UE prévoit différentes formes de services publics (I). Chacun bénéficie d’un certain régime que la Cour de Justice de l’Union européenne a précisé (II). Ce traitement impacte alors les services publics français (III).

I - Les différentes formes de services publics dans le droit de l'Union européenne

La notion même de service public telle qu’elle a été développée en droit français ne trouve pas d’équivalent exact en droit de l’Union. Celui-ci a développé d’autres notions comme celles de service universel (SU), de service d’intérêt général (SIG), de service d’intérêt économique général (SIEG), ou encore de service social d’intérêt général (SSIG).

Les traités européens ne définissent pas précisément le régime de ces services. Néanmoins, ils consacrent leur nécessité et acceptent que leur régime soit dérogatoire au principe de libre concurrence. Le traité de Maastricht a consacré le principe de cohésion économique et sociale comme objectif de l’UE. Le traité d’Amsterdam a reconnu la nécessité des SIEG. Le protocole n°26 annexé au traité de Lisbonne est consacré aux SIG.

La Commission européenne a forgé la notion de service universel à partir de 1994. Il s’agit d’un « service de base offert à tous dans l’ensemble de la Communauté à des conditions tarifaires abordables et avec un niveau de qualité standard » (communication de 1994 relative aux télécommunications). La Commission est venue par la suite renforcer cette conception pour lutter contre l’idée que l’UE et son libéralisme détruiraient les services publics. En 1996, la Commission reconnait la légitimité des services publics, les insuffisances du marché et la liberté des Etats membres pour définir les missions d’intérêt général (communication de 1996 sur les SIG). Depuis, elle publie régulièrement diverses communications sur le sujet. La Commission relève que le service universel ne se limite pas à un service minimal et intangible mais doit répondre aux objectifs d’égalité et de continuité, assurer l’égal accès, répondre aux besoins des usagers et s’adapter aux évolutions technologiques. Cette acception s’apparente aux exigences des lois de Rolland pour le service public français (égalité, continuité et mutabilité).

Selon le droit de l’UE, seuls les SIEG sont soumis aux règles du marché intérieur et de la concurrence (notamment en ce qui concerne l’abus de position dominante et les aides d’Etat). En effet, il s’agit de services qui remplissent un intérêt général mais interviennent dans les secteurs marchands.

Les SIG, quant à eux, ne sont pas de nature économique. Ils ne sont donc pas soumis aux règles de la concurrence. Ils peuvent concerner la police, la justice ou encore la sécurité sociale. La Commission européenne est venue préciser les contours des exceptions accordées aux SIG.

Enfin, le traité de Lisbonne a consacré la notion de service social d’intérêt général (SSIG). Ce sont des services à la personne répondant aux besoins vitaux de l’Homme et visant à garantir le respect de sa dignité. Ils offrent une protection contre les risques et portent assistance aux personnes les plus vulnérables. Ils fonctionnent sur la base du principe de la solidarité et ne poursuivent pas un but lucratif. Ils bénéficient donc d’un régime dérogatoire au droit de l’Union.

II - L'encadrement du régime dérogatoire au droit de l'Union par la CJUE

En cas de différend sur le régime applicable, il revient à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) de trancher. Elle n’était pas à l’origine hostile à la conception française du service public (CJCE, 30 avril 1974, Sacchi). Cependant, la jurisprudence de la Cour du Luxembourg a été de plus en plus extensive dans son interprétation de la notion d’entreprises, soumettant ainsi les services publics à leur régime. Nombre de services publics ont alors été considérés comme étant des SIEG, soumis aux mêmes règles que les entreprises privées. Les monopoles de certains services ont dû être démantelés (CJCE, 23 avril 1991, Höfner et Elser). Toutefois, cette jurisprudence admet des limites lorsqu’il s’agit d’un SIG. La CJUE n’applique pas les principes marchands à la sécurité sociale (CJCE, 17 février 1993, Poucet et Pistre) ni en matière de sécurité aérienne (CJCE, 19 janvier 1994, SAT Fluggesellschaft mbH et Europcontrol). Mais ce sont les régimes dérogatoires accordés aux SIEG qui posent le plus question à la CJUE.

Selon la jurisprudence, un SIEG se caractérise par la nature de son activité, le lien qu’il entretient avec une collectivité publique et les avantages dont il bénéficie doivent être justifiés par la nature de sa mission (CJCE, 10 décembre 1991, Porto di Genova). Il peut s’agir des services postaux, des communications, des transports ou de la distribution d’eau.

En principe, les aides publiques et pécuniaires sont interdites par le droit de l’Union en ce qu’elles procurent un avantage concurrentiel injustifié. Mais elles peuvent s’avérer nécessaires pour les SIEG afin de remplir les missions d’intérêt général non-rentables. Le juge du Luxembourg a admis qu’un SIEG reçoive, par dérogation au droit de l’Union, des compensations financières entre les secteurs d’activités rentables et ceux qui le sont moins afin d’assurer un service équivalent sur l’ensemble du territoire (CJCE, 19 mai 1993, Paul Corbeau). Il a également admis que pour remplir sa mission dans ces secteurs déficitaires, des droits exclusifs lui soient attribués. Les compensations financières, lorsqu’il y en a, peuvent être attribuées par la puissance publique (CJCE, 24 juillet 2003, Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg) ou par les autres opérateurs qui n’accomplissent pas ce type de service (CJCE, 17 mai 2001, TNT Traco Spa). Cette aide doit être limitée aux surcoûts induits par la mission d’intérêt général. Ces dispositions ont été à l’origine prévues pour les services postaux dans les territoires reculés mais les entreprises du secteur de l’énergie peuvent également en bénéficier (CJCE, 27 avril 1994, Commune d’Almelo). Dans ces cas, où il y a abus de position dominante car absence de concurrence, la personne publique ne peut obliger le gestionnaire à pratiquer des prix « particulièrement élevés » (CJCE, 4 mars 1988, Bodson).

La CJUE a affirmé que la gratuité ou quasi-gratuité de certains SIEG constitue une aide d’Etat pouvant fausser la libre concurrence (CJCE, 20 novembre 2003, Gemo). Elle a les mêmes considérations concernant le statut d’EPIC, en raison des avantages qu’il confère (CJUE, 3 avril 2014, France c. Commission).

En ce qui concerne les procédures à suivre pour verser des aides publiques aux SIEG, la CJCE a d’abord obligé les Etats membres à suivre le régime de droit commun, comprenant notamment une obligation de notification préalable à la Commission (CJCE, 22 juin 2000, France c. Commission). Puis, le juge du Luxembourg a admis qu’elles bénéficient d’un régime dérogatoire et sont donc dispensées des obligations de notification (CJCE, 22 novembre 2001, Ferring SA c. ACOSS). La Commission est venue préciser ces exceptions accordées avec les « paquets » Monti-Kroes et Almunia. Il s’agit pour l’essentiel d’obliger la notification pour contrôler l’attribution de subventions d’un niveau relativement élevé.

III - L'impact du droit de l'Union européenne sur les services publics français

Les Etats n’ont pas la même histoire ni la même conception quant à ce que devrait être un service public. Par exemple, les Etats qui ont subi l’influence du droit romain (Italie, Espagne, France) ont d’importantes activités de service public. La Loi fondamentale allemande énumère certains services publics comme les transports ou la poste. Le Royaume-Uni a renforcé ses public utilities dans les années 1990.

L’UE laisse donc une large marge d’appréciation aux Etats. Les autorités publiques nationales définissent quels sont les SIG et leur accordent des droits et des obligations particulières en conséquence. La Commission ne peut remettre en cause la définition d’un SIG par un Etat membre qu’en cas d’erreur manifeste (CJCE, 21 septembre 1999, Albany).

Néanmoins, la construction européenne a conduit à transformer certains grands services publics français (qui sont des SIEG d’un point de vue européen). Beaucoup de secteurs ont été ouverts à la concurrence. Des monopoles ont été démantelés. Il en a été ainsi pour Air France en matière de transports aériens civils. Les marchés du gaz et de l’électricité ont été libéralisés et GDF (renommé GDF-Suez, puis Engie) s’est trouvé séparé d’EDF. Certains services ont vu leur gestionnaire changer de statut. Cela a concerné par exemple France Télécom (devenu Orange) ou La Poste. A ce sujet, le législateur français a reconnu le service postal et celui des télécommunications comme étant un service universel.

Pour commencer, les activités d’exploitant et de gestionnaire de réseau ont été séparées. Il en a été ainsi pour la SNCF et RFF (Réseau ferré de France, remplacé par SNCF Réseau) ou encore entre EDF et ERDF (Electricité Réseau Distribution France, renommé Enedis).

Des autorités administratives indépendantes de régulation ont été mises en place. Elles contrôlent ces nouveaux marchés, indépendamment des autorités nationales gestionnaires ou actionnaires des entreprises. Il y a eu l’Autorité de régulation des télécommunications (ART, transformée en Autorité de régulation des communications électroniques et des postes - ARCEP), l’Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF, devenue Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières - ARAFER) ou encore la Commission de régulation de l’électricité (CRE, devenue Commission de régulation de l’énergie).